En Pologne, le droit à l'avortement définitivement rayé de la législation ?

Malgré une mobilisation de tous les instants pendant des mois, le droit à l'avortement déjà réduit au strict minimum, réservé aux urgences thérapeutiques, pourrait être encore rayé des droits des femmes en Pologne, sous l'influence de la très puissante église catholique. Les parlementaires étaient en effet invités à se prononcer ce jeudi 22 septembre 2016.
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Droit à l'avortement manifestations en Pologne
Une jeune Polonaise brandit un cintre, symbole des avortements clandestins, lors de la marche de protestation à Varsovie, lors des manifestations du 3 avril 2016, contre les demandes supplémentaires de restriction à un droit déjà quasi inexistant en Pologne
AP Photo/Alik Keplicz
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Mise à jour le 23 septembre 2016
La proposition d'initiative citoyenne déposée par le comité "Stop Avortement", un regroupement ultra-conservateur, bannissant complètement l'avortement, à une exception extrême près - lorsque la vie de la femme enceinte est en danger immédiat - a été envoyée à la Commission de la Justice et des Droits de l'Homme, par le vote d'une forte majorité des députés, afin d'en obtenir l'approbation définitive.  Le texte libéral "Sauvons les femmes" autorisant l'IVG sans conditions jusqu'à la 12e semaine de la grossesse a lui été définitivement rejeté en première lecture.

Ce jeudi 22 septembre fut bien le début d’un sombre automne en Pologne, voire d’un hiver, pour les militantes du droit à l’avortement non seulement dans ce pays de l’Union européenne, mais d’ailleurs. Le Parlement polonais, était invité à se prononcer sur une proposition de loi très controversée interdisant de facto l’avortement, pourtant pratiquement déjà complètement interdit depuis 1993, après la transition politique et la fin de la gouvernance communiste. A l’initiative du texte, le comité «Stop Avortement» qui regroupe des organisations pro-vie, désormais, enceinte à l’âge de 11 ans, une jeune fille violée par son propre père n’aurait plus d’autre choix que de mener sa grossesse à terme. De même, une femme qui risque fortement de mourir en couches ou d’accoucher d’un bébé mort-né, ne pourra pas demander d’IVG.

Un autre projet, « Sauvons les femmes » et allant dans le sens inverse, celui d’une libéralisation de l’Interruption volontaire de grossesse, figurait à la même session. Mais ses chances d’être adopté étaient nulles: le parti ultra-conservateur Droit et Justice (PiS), proche de l’église et au pouvoir depuis octobre 2015, détient à lui seul la majorité absolue au Parlement.

Parallèlement, un autre projet de loi, visant à limiter de manière radicale la fécondation in vitro, déjà non remboursée, devait être adopté. La congélation d’embryons étant qualifiée par les initiateurs de ce texte d’«avortements raffinés». Il a lui aussi été adopté et envoyé en Commission...
 

Mobilisation forte, mais combat à bas bruit

Les Polonaises se sont pourtant mobilisées pendant des semaines, mais dans  un combat à bas bruit, et trop peu relayé, mené au coeur de l'Europe, sur ce Vieux continent dressé en permanence contre les atteintes aux droits humains. En Pologne, l'un des pays les plus restrictifs à l'interruption volontaire dr grossesse, l’épiscopat aimerait que ses amis ultraconservateurs du PIS, "Prawo i Sprawiedliwość" c'est à dire "Droit et Justice", au pouvoir depuis 2015, interdisent totalement l’IVG, comme les très catholiques Etats d'Amérique latine, malheureusement en pointe en la matière. Dans ce pays d'Europe de l'Est, qui a rejoint l'Union européenne en mai 2004, avorter est limité depuis plus de 20 ans à trois cas : quand il existe un risque pour la vie ou la santé de la mère, lors d’une grave pathologie de l’embryon ou quand la grossesse est le résultat d’un viol ou d’un inceste. Comme en Irlande (qui a tout de même desserré les boulons depuis 2015), à Malte ou à Chypre, les consciences, aux dépens des femmes, semblent verrouillées pour l'éternité.

Pour pouvoir accueillir ces pays liberticides vis-à-vis des droits des femmes, les rédacteurs de la "Constitution européenne" adoptée en 2005 par les Etats membres, en ont banni discrètement le droit à l'avortement, tout comme la Charte européenne des droits fondamentaux, en préambule, avait été expurgée... de ce droit fondamental.
 
église polonaise
Un prêtre polonais bénit les oeufs, le pain, le sel et le poivre, apportés traditionnellement le jour de Pâques, à Lomma, près de Varsovie. L'Eglise catholique est toujours toute puissante en Pologne.
AP Photo/Czarek Sokolowski

Une église polonaise toute puissante


Mais les prélats trouvent, comme la Première ministre Beata Szydlo et le président Andrzej Duda (tous deux membres du PIS), que la législation était encore bien trop laxiste. Les dignitaires catholiques avaient soigneusement choisi leur date pour promouvoir leur idée : à la veille du lundi 4 avril 2016, « journée de la sainteté de la vie », ils ont lancé un appel au gouvernement, l’incitant à légiférer pour l’interdiction totale de l'avortement. Une initiative aussitôt approuvée par la cheffe du gouvernement "à titre personnel".

« En ce qui concerne la vie des non nés, on ne peut pas en rester au compromis actuel exprimé dans la loi du 7 janvier 1993, qui autorise l’avortement dans trois cas », écrit l’épiscopat, rejoint par de nombreuses associations de militants "pro-vie" (par opposition aux "pro-choix" favorables à la libre disposition de leur corps par les femmes), irréductibles sur ce sujet.

Face à ce mélange de vox populi et de croisade d'un autre âge, des Polonaises courageuses sont décidées à réagir par tous les moyens. Sur la page Facebook de Terriennes, nous avions reçu ce message en forme de SOS de l'une de ces combattantes : "Au nom des femmes polonaises je vous supplie de nous adresser ,un signe de solidarité." Un appel auquel nous ne pouvions rester insensibles.

Au nom des femmes polonaises je vous supplie de nous adresser un signe de solidarité
Alexandra, 24 ans

Nous avons donc parlé avec Alexandra, étudiante de 24 ans à Varsovie. De la génération des réseaux sociaux, elle nous explique que jusque là elle se tenait plutôt à l'écart de la politique et que c'est la première fois qu'elle s'engage ainsi. "Si on n'agit pas, ce sera de pire en pire. L'Eglise en Pologne est si puissante. Nous voudrions que de plus en plus de femmes n'aient pas peur de nous rejoindre, mais en dehors des villes, c'est très difficile de se manifester pour elles. Alors nous faisons campagne à travers les réseaux sociaux."
Leur groupe sur Facebook, constitué dès l'offensive de l'Eglise, a réuni 90 000 personnes en quatre jours. Et leur manifestation dimanche 3 avril 2016 a rassemblé, devant le siège du parlement polonais, plusieurs milliers de personnes munies de cintres, cet outil utilisé pour pratiquer des avortements clandestins - 80 000 à 100 000 femmes mettraient un terme à leur grossesse chaque année, dans le secret en Pologne même, ou en se rendant dans d'autres pays européens selon l'association Federa, favorable à l'extension du droit à l'avortement.
 


Alexandra et ses compagnes (et compagnons) de lutte ont été rejointes par des croyants, catholiques, et même par des partisans du PIS, parce que "assez c'est assez".  "Nous sommes face à un défi, poursuit-elle. Nous voulons organiser une nouvelle énorme manifestation d'ici quelques semaines. Nous voulons aussi agir à tous les niveaux, par exemple sur l'éducation sexuelle afin d'en finir avec les mythologies qui entourent l'avortement. Les Polonais ne savent rien de sérieux sur ce sujet. On leur met n'importe quoi dans la tête. Nous voulons donner la force aux femmes de sortir dans la rue". La saisie de la Cour européenne des droits de l'Homme est aussi envisagée. Un enchaînement qui fait écho au mouvement espagnol puis européen voilà deux ans contre la tentative, menée la aussi sous l'influence de l'Eglise, de restreindre l'IVG, tentative qui avait... avorté.  

L'usage abusif de la conscience


Alexandra raconte comment, déjà, nombre de médecins polonais invoquent toutes sortes de raisons pour ne pas pratiquer des avortements thérapeutiques. Ils disposent d'une clause de conscience qui leur permet de ne pas s'exécuter même quand la vie de jeunes femmes ou de leurs bébés à venir sont en danger. En Pologne, l’avortement n’est permis qu’en cas de viol, d’inceste, de danger pour la vie de la mère ou de malformation irréversible du foetus, jusqu’à douze semaines. Mais les médecins peuvent se soustraire à ces cas en mettant en avant leur foi - leur idéologie et leurs croyances devrait-on dire.
La jeune femme nous rappelle qu'en 2014, un directeur d'hôpital à Varsovie avait refusé une IVG justifiée par une malformation du foetus, pourtant légale. Le directeur avait invoqué ses convictions religieuses pour justifier sa décision. L'enfant était mort né. Et l'administrateur, face à l'émoi provoqué, licencié. Ce ne serait sans doute plus le cas aujourd'hui. L’archevêque de Varsovie Mgr Stanislaw Nycz s’était déclaré «profondément préoccupé» par le licenciement du médecin, estimant que cette mesure était une violation du droit constitutionnel de la liberté de conscience.

L'affaire avait choqué Alexandra. L'offensive cléricale conduite deux ans plus tard l'a amenée à franchir le pas de la mobilisation. Pour l'heure celle-ci se mène avant tout sur les réseaux sociaux. Et par les moyens qu'offrent les nouvelles technologies. Ainsi les opposantes à la proposition de loi "trollent" la page facebook officielle de la cheffe du gouvernement Beata Szydło, en postant à jet continu des commentaires qui contiennent la description détaillée de leurs règles, "en remerciement de l’intérêt que notre gouvernement porte à la vie sexuelle de Polonais", accompagnés d'un hashtag en forme de jeu de mot : #trudnyokres, ce qui signifie "dure période"... pour le gouvernement.
 

Make love not PIS


Voici quelques uns de ces commentaires bien envoyés :

"Madame le Premier ministre, aujourd'hui j’ai senti un picotement dans mon ovaire gauche. Je pense que je suis en pleine ovulation."

« Vous êtes tellement concernés par les utérus des Polonaises, que vous voulez les équiper d’un policier et d’un procureur… Je vais vous éviter ce genre d'embarras… et vous informer que mes périodes arrivent. Je vais les avoir mardi. Pour l’heure, mes seins me font mal, mes jambes et le bas-ventre sont gonflés, et j’ai déjà mangé mes oeufs en chocolat de Pâques, autant que mon mari. »

« Madame le Premier ministre Beata, je voudrais vous informer que mon cycle va bien. J'ai eu ma période à temps (mon cycle est de 31 jours), le premier jour ça fait mal (je suis à quatre pattes dans la maison, avec une bouillotte), mais c’est fini maintenant :-) Mes jours fertiles vont arriver d’ici 5-6 jours, mais je quitte le pays pendant une semaine et je ne verrai pas mon mari pendant la durée de mon ovulation. »

Les Polonais font preuve d'humour et d'imagination joyeuse dans cette mobilisation : "make love not Pis" proposent-ils, PIS, le sigle du parti ultra conservateur se prononçant comme le "peace" (paix) anglais des années hippies.

Une autre action a rencontré un succès inattendu, dans ce pays où les messes font toujours le plein : dimanche 3 avril 2016, de nombreux fidèles ont quitté les églises en plein sermon, en signe de protestation contre leurs évêques.
 

Enfin des avocats veulent organiser une "initiative citoyenne" pour tenter de faire légalement obstacle à la proposition de loi. Ils  devaient recueillir au moins 100 000 signatures... Les espoirs étaient alors encore permis :  d’après un sondage pour le quotidien Dziennik, paru le 4 avril 2016, seuls 23 % des Polonais soutiennent un durcissement de la législation actuelle, alors que 51 % d'entre eux penchent pour une plus grande libéralisation.

Mais les tenants d'un autre âge semblent bien en voie de l'emporter...