En Russie, de jeunes activistes des réseaux sociaux résistent à la tyrannie de la beauté

Activistes bodypositives sur le web, elles luttent pour que tous les physiques féminins soient acceptés par la société russe. Ce n’est pas gagné : en Russie on croit encore que la beauté normée d’une femme détermine sa « valeur ». La bonne nouvelle : avec des milliers de fans sur les réseaux sociaux, les jeunes « body-posi-activistes » connaissent un vrai succès.
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Tyrannie beauté en Russie 1
Moira redoute beaucoup les discriminations liées à la grossophobie dans le monde du travail. Pour elle, sa future activité, dans l’informatique, est très importante. Un jour, lors d’un entretien pour un poste de secrétaire, le recruteur lui a dit : « Je ne pensais pas que vous ressembleriez à ça. » 
(c) Alexandra Domenech
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Moira, 21 ans, est étudiante en informatique et dessinatrice. C’est quelqu’un de calme et de posé, et aussi de très volontaire. De la volonté, il en faut, pour résister à la grossophobie qu’elle a subie dès son plus jeune âge. « J’ai un souvenir d’enfance : on marchait dans la rue avec maman et j’ai entendu une femme dans la rue dire de nous à sa fille 'si tu manges beaucoup de sucreries, tu deviendras comme elles'... Je ne comprends pas pourquoi les gens disent ce genre de chose à voix haute », raconte-t-elle avec un sourire amer. 
 
Tyrannie beauté en Russie 4 Moïra
Moïra, activiste du corps libre
Instagram
C’est l’un de ses premiers souvenirs de harcèlement en raison de son physique. Des remarques malveillantes dans la rue, elle en entend encore aujourd’hui. 

Un vécu douloureux qui l’a amenée à se lancer dans l’activisme bodypositif. Ce mouvement, qui promeut l’acceptation de tous les corps, est né aux États-Unis et gagne timidement du terrain dans un certain nombre de pays occidentaux.  « L’industrie de la beauté passe son temps à inventer ce qu’elle pourrait désigner comme « un défaut », et le produit à nous vendre pour le cacher, le déguiser, le « réduire visuellement », écrit Moira sur Instagram.  

Se mêler de la vie des autres, un héritage bien ancré en Russie

Moira s’est lancée il y a six mois seulement, au printemps 2018, mais sa page Instagram approche déjà les 5 000 abonné.e.s. Le mode d’action de la militante et de ses consœurs, ce sont des photos publiées sur les réseaux sociaux. Elles s’y affichent librement telles qu’elles sont, avec des formes généreuses et une peau « imparfaite ». Les images sont accompagnées de textes percutants qui dénoncent la réalité, déplorable, de la dictature de la beauté en Russie. 

Sur le ton de confidence, la psychologue m’a dit qu’elle avait une fille qui avait été grosse aussi, mais qui s’était reprise en main
Moira, plus de 5000 abonnées

Sur Instagram, Moira raconte le jour où la psychologue du lycée a demandé à la voir. « Elle m’a dit que c’est super que je sois excellente, la fierté du lycée, bref la meilleure… Mais que je devais bien le savoir moi-même : on ne sort pas avec des filles comme moi. Les garçons, c’est très important. Mais tout n’est pas perdu pour moi ! Et là, sur un ton de confidence, elle m’a dit qu’elle avait une fille qui avait été grosse aussi, mais qui s’était reprise en main. Et ce qu’elle avait maigri ! » …

Se mêler de la vie des autres est une tradition bien ancrée en Russie depuis l’ère soviétique, quand les individus n’étaient pas censés avoir de « vie privée ». Les femmes subissent au quotidien des remarques soi-disant bienveillantes de la part de leur entourage, au sujet de leur physique et de leur poids en particulier.

Pour me faire maigrir on m’envoyait sans arrêt dans des sections sportives …
Ekaterinaxiii, 21000 abonnées

Ces commentaires intrusifs sont souvent dispensés sous prétexte de « se soucier » de la santé de la personne. Or, ce sont justement les pressions pour maigrir qui ont un effet néfaste sur la santé, physique et mentale. Cela a été le cas pour une autre militante numérique, "Ekaterinaxiii", qui raconte sur sa page Instagram qu’elle a souffert de boulimie et de dépression…  

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Ekaterinaxiii s’appuie sur son vécu pour dénoncer la grossophobie systémique : « Imaginez une petite fille de six ans, qui pense qu’elle est mauvaise parce qu’elle n’est pas aussi menue que les autres filles. Pour me faire maigrir on m’envoyait sans arrêt dans des sections sportives … »
Capture d'écran du compte Instagram d’Ekaterinaxiii

Une culture "bodynégative"

En Russie, le conditionnement des femmes commence au berceau. C’est ce que nous explique l’activiste Macha, auteure d’un « blog » bodypositif, « Le corps formidable » (« Отличное тело »), sur l’application Telegram. Vive et pleine d’ironie, elle raconte : « Cela commence dès l’enfance, quand on dit à des toutes petites filles : que tu es jolie !. Ainsi, ce petit être humain comprend que sa fonction sur terre est de réjouir le regard d’autrui. On lui apprend à porter sur soi un regard extérieur, à se trouver des défauts et à les corriger. Alors que les garçons ne vont jamais se demander à quoi ressemble leur nombril ! ». 

Certaines réalités, économiques et sociales en Russie, ne font qu’accroître cette pression pour être « belle ». « C’est une question de survie : on pourrait dire que le physique d’une femme est l’un de ses rares capitaux sociaux. Surtout dans les petites villes où il est difficile d’avoir accès à une éducation de qualité. Il y a aussi le plafond de verre, et les 456 professions aujourd’hui interdites aux femmes en Russie » - poursuit Macha (en 1974, encore du temps de l'Union soviétique, et alors que la récolution d'octobre avait été pionnière en matière d'égalité femmes/hommes, le gouvernement dressa une liste de 456 emplois industriels qui devaient être épargnés aux femmes pour cause de dangerosité, dans le transport, le BTP, l’agroalimentaire, la métallurgie, les mines, les énergies (pétrole, gaz, électricité) ou encore l'industrie chimique. Ainsi, une femme ne peut pas conduire un bus doté de plus de 14 sièges… Ou encore faire de la plongée sous-marine. - une mesure qui était cependant accompagnée d'exceptions si les conditions de sécurité étaient réunies et qui prit force de loi sous le règne de Vladimir Poutine, ndlr.) 
Sans oublier le déséquilibre démographique : on compte environ onze millions de femmes de plus que d’hommes, ce qui induit une concurrence entre elles pour trouver un partenaire…

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Dans ses textes, Macha souligne la visée sociale et politique de la « body positivity ». Il ne s’agit pas (seulement) d’aimer son corps à soi : « Quelqu’un de bodypositif n’a pas de préjugés concernant le physique, l’âge, l’origine, l’orientation sexuelle, et en général les choix de vie des autres personnes. »
(c) Alexandra Domenech
Comme si la pression n’était pas suffisante, les hommes politiques s’en mêlent. A commencer par Vladimir Poutine, qui entretient le mythe de la « beauté » des femmes russes (toujours désignées comme le « beau sexe »), à l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Dans un autre registre, le fonctionnaire Pavel Astakhov, le Haut-Commissaire à la jeunesse, a dit, en 2015, qu’« il y a des endroits en Russie où les femmes sont déjà flétries à l’âge de 27 ans » …

Pendant ce temps, la chirurgie esthétique continue à emporter des vies de femmes, avec encore plusieurs victimes à Moscou en 2018, comme au mois de mai dans une clinique de Moscou où trois clientes/patientes sont mortes après une intervention de chirurgie plastique, tandis qu'une Britannique avait succombé en avril en pleine opération du même genre. Bien sûr, cette culture « toxique et bodynégative », pour reprendre les termes des militantes, est en grande partie véhiculée par les médias. En Russie, de nombreuses émissions de télé-réalité stigmatisent ouvertement les corps « non conformes », ceux des femmes en particulier. Un exemple, « Je maigris », où les participantes doivent perdre du poids, « afin de gagner l’espoir de trouver l’amour un jour ».  
 
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Militante et « photographe bodypositive », Miliyollie fait des portraits « sans objectivisation ». « Je prends en photos des personnes qui n’ont pas l’habitude de poser, je ne fais pas de retouches cosmétiques. Il n’y a pas de type de physique privilégié, je prends tout le monde en photo. »
Capture d’écran : https://www.instagram.com/p/Bdfc00OHOXG/?taken-by=miliyollie

L’urgence de montrer des corps réels

Selon les « body-posi-activistes » russes, le problème, c’est bien la représentation, négative et insuffisante, des personnes dont le physique ne correspond pas aux canons. Tous les jours, elles s’appliquent à publier sur les réseaux sociaux des images alternatives, de leurs corps non standardisés et non « embellis ». En 2017, l’activiste Miliyollie (16000 "suiveuses") a lancé le mot dièse #TonVisageEstToujoursNormal (#твоелицовсегданорма) sur Instagram.

Plus de 4 000 « selfies » sans artifice (mais avec autodérision) y ont été postés, pour contrer le culte de l’image parfaite.   

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L’activiste Ochen.Panda n’a que 17 ans et 65 000 abonné.e.s sur Instagram. Cette photo fait partie de la campagne virale #TonVisageEstToujoursNormal (#твоелицовсегданорма)
Capture d’écran : https://www.instagram.com/p/BdIzkLWB2pC/?taken-by=ochen.panda

Les comptes des jeunes militantes attirent de plus en plus d’abonné.e.s : celui de l’une d’entre elles, Olya.cass, a atteint plus de 70 000 personnes. De nombreuses marques leur proposent des partenariats. Bien que, comme le souligne une autre activiste Ochen.panda (65000 abonnées), souvent les fabricants de vêtements qui voudraient travailler avec elles (et donc être associées à la « body positivity ») ne proposent pas leur taille !  

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Avec ses vidéos et ses photos pétillantes, décomplexées et hautes en couleurs, l’activiste Olya.cass donne envie de vivre son corps comme elle, avec joie et légèreté.
Capture d'écran du compte Instagram d’Olya.cass

Nous ne nous abaisserons jamais au niveau de ces bêtises américaines
Alexeï Bieliakov, rédacteur en chef d'Allure russe

Face au courant bodypositif surgissent des réactions péjoratives. En 2015, Alexeï Bieliakov, le rédacteur en chef de l’Allure russe se moquait sur le site Afisha Daily de la « body positivity » : « Je ne comprends vraiment pas : "vous êtes grosse et c'est génial ?" C'est cela ? Alors c'est désespérant parce que toute grosse femme veut perdre du poids quoiqu'elle nous dise au sujet des peintures de Rubens (peintre flamand 17ème siècle, ndlr) ou de Koustodiev (peintre russe du tournant du 19ème au 20ème siècle, ndlr). Je ne sais pas ce qu'est la "body-positivity". Mais nous ne nous abaisserons jamais au niveau de ces bêtises américaines »…

Quasiment tous les jours, les militantes doivent effacer des insultes (telles que « grosse truie ») de leurs comptes. Un « Youtubeur » populaire russe L’Aimable Eldar, loin d'être svelte lui-même, a même réalisé une caricature grossophobe, 3 minutes de vulgarité, des adeptes de la « body positivity », qui a été vue plus d'1 million de fois…  
Quand on voit tant de haine, on se dit que le mouvement naissant doit être décidément une vraie menace pour l’ordre patriarcal établi !

Grâces
Femme de marchand prenant le thé (1918), de Boris Koustodiev (à gauche) et Les Trois Grâces, vers 1635, de Pierre-Paul Rubens (à droite)
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