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Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le niveau des violences explose dans la société russe. Des ex-détenus graciés revenus du front commettent des crimes sordides, des soldats traumatisés s’en prennent à leurs proches. Les femmes sont les premières victimes de ces violences. Or, le statut de “héros" de cette guerre protège les agresseurs.
Un panneau d'affichage montre le portrait d'un officier russe honoré pour son action en Ukraine, accompagné du slogan "Gloire aux héros de la Russie", ici dans une rue de Saint-Pétersbourg. Le statut de héros protège ceux qui commettraient des violences domestiques en Russie.
Un chiffre qui fait froid dans le dos : 32 000 combattants du Groupe russe de mercenaires Wagner, des ex-détenus graciés, seraient “rentrés à la maison" du front ukrainien après la fin de leur contrat. C’est ce qu’annonçait dans un message diffusé sur le réseau social Telegram, au mois de juin 2023, le service de presse d’Evgueni Prigojine, le patron de la milice.
Evgueni Prigojine envoyait les anciens prisonniers combattre en Ukraine pour une durée de six mois en échange d’une remise en liberté. Par la suite, c’est le Ministère de la Défense russe qui a récupéré la prérogative d’enrôler des mercenaires directement en prison. Et même si à présent, les ex-détenus doivent rester au front jusqu’à la fin de la guerre, des milliers de criminels, y compris les plus dangereux, ont eu le temps de revenir à la vie civile.
Irek Magasoumov, qui avait reçu le titre de "Héro" de la part de Vladimir Poutine, a été condamné à 11 ans de prison pour avoir tué une femme à son retour du front. Au lieu de purger sa peine, il a été envoyé combattre en Ukraine au mois d’août.
Une bombe à retardement, dont les effets ne se sont pas fait attendre : de retour du front, les anciens prisonniers récidivent, et leurs crimes sont souvent d’une violence inouïe. Parmi de nombreux cas glaçants : une femme assassinée de 47 coups de couteau par un homme jaloux, le viol d’une petite fille de neuf ans, une retraitée de 85 ans violée et assassinée, une femme dépecée ...
Selon le média indépendant russe Verstka, qui en avril a recensé les données disponibles sur les crimes commis par les anciens combattants revenus de l’Ukraine, au moins 107 personnes sont mortes et 100 ont survécu à des blessures graves. Parmi les hommes qui ont perpétré ces actes figurent 91 ex-détenus graciés et 84 autres combattants. Il est probable que le nombre réel de leurs crimes soit bien plus élevé : souvent, l’État et les médias passent sous silence le passé militaire des criminels.
Sergueï Khadjikourbanov, un ex-prisonnier gracié envoyé combattre en Ukraine, était impliqué dans l’organisation de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa.
“Yuri Gritsenko, surnommé le ‘Tchikatilo de Zelenograd’ [du nom d'un tueur en série soviétique, ndlr], a été envoyé dans la zone de l’opération militaire spéciale [la guerre eUkraine, ndlr] !", s’insurge la journaliste Irina Babloyan, du média d’opposition Zhivoy Gvozd, face à Nina Ostanina, députée de la Douma, invitée de l’émission diffusée sur YouTube. La journaliste, qui a vécu à Zelenograd, rappelle que Yuri Gritsenko traquait les femmes et les assassinait à coups de marteau sur la tête.
Les mères ont peur pour leurs enfants, les maris ont peur pour leurs femmes ! Nina Ostanina, députée de la Douma (sur Zhivoy Gvozd)
Ce que pense la députée du retour, inévitable, des criminels dans la vie civile ? “Les mères ont peur pour leurs enfants, les maris ont peur pour leurs femmes !", reconnaît avec véhémence Nina Ostanina, avant d’ajouter que les ex-prisonniers revenus de la guerre sont un “danger public".
Qu’un membre du parlement ose critiquer de façon aussi directe les hommes qui participent à l’invasion de l’Ukraine, même si ce sont des ex-détenus, est un événement hors du commun. “Dans la Douma, nous ne pouvions pas discuter des questions qui ont à voir avec le Ministère de la Défense, c’est devenu tabou", confie la députée.
Nina Ostanina, députée de la Douma et présidente du Conseil de la famille, des femmes et de l'enfance.
D’après les décisions de justice recensées par Verstka, au cours des deux premières années de guerre en Ukraine le nombre d’affaires pour violences domestiques commises par des ex- combattants a presque doublé par rapport à 2020-2021 (Verstka cite 168 cas). La grande majorité des victimes sont des femmes. Et même si les agresseurs revenus du front ukrainien ne peuvent pas toujours être différenciés des vétérans des guerres précédentes, il n’en demeure pas moins vrai que, sur une période de quatre ans et demi, la montée des violences s’est produite lorsque la Russie a envahi l’Ukraine.
Dans la plupart des cas de violences domestiques qui ont entraîné une sanction administrative – ce qui se produit le plus souvent en Russie – l’ex-combattant a dû payer une amende de 5 000 roubles (environ 50 euros), sanction minimale prévue par la législation, et qui, de surcroît, est encaissée par l’État, et non par la victime.
Quant aux délits pénaux, un seul homme a été incarcéré (le plus souvent les sanctions prononcées par les juges étaient des aménagements de peine et des travaux d'intérêt général).
La participation aux combats constitue une circonstance atténuante dans la majorité des cas, rapporte Vestka. Ainsi, à l'été 2023, Alexander Vlasov, rentré de la guerre en Ukraine après une blessure, a brûlé avec une cigarette la main de sa belle-fille, âgée de trois ans. Ce sont les médecins de l’hôpital où a été amenée l’enfant qui ont contacté la police. L’homme a été condamné à 7 000 roubles (70 euros) : la justice a estimé que sa médaille “Pour le courage" est une circonstance atténuante... ainsi que le fait qu’il ait acheté une pommade pour les brûlures.
“La patrie commence dans la famille". Photo d’une affiche à Moscou publiée sur compte Instagram d’Alexander Gronskii. ≈
Dans l’interview à Zhivoy Gvozd, la députée Nina Ostanina confiait avoir été interpellée par des femmes de soldats, à qui on aurait proposé une formation de psychologie d’une durée de trois semaines. L'objectif de celle-ci ? Rendre la “guérison" de leurs maris revenus du front possible “à l’intérieur de la famille", souligne la députée, indignée. Ce type de “coaching express" se trouve facilement sur Internet.
Elles (les femmes de soldats) sont dans une position vulnérable ! Dmitri Kutovoï, psychiatre
Interrogé à ce sujet par Terriennes, Dmitri Kutovoï, de l’Association Russe des Psychiatres, exprime son étonnement ; il souligne qu'en aucun cas, les femmes ne peuvent assurer la prise en charge psychologique de leurs maris revenus de la guerre. Il rappelle : “Elles sont dans une position vulnérable !", avant d’ajouter qu’à l’inverse, ce sont elles qui devraient être aidées.
Près d’un ex-combattant sur trois présente un trouble de stress post-traumatique, explique notre interlocuteur. Trouble qui se caractérise dans certains cas par des “flashbacks sévères, avec une perte de contrôle". En revivant un événement traumatique de la guerre, la personne “peut être désorientée au point que cela risque de se traduire par une agression physique envers autrui", affirme le psychiatre.
En outre, d’après lui, la plupart des hommes qui ont pris part aux combats présentent des troubles anxieux ou des états dépressifs. Ces derniers peuvent également entraîner de la violence, couplés à la consommation de l’alcool ou de la drogue, auxquels les ex- combattants ont souvent recours pour faire face à leur mal-être.
Rassemblement en mai 2018 à Moscou de militantes du groupe féministe ONA (ELLE) contre les violences infra-familiales.
Olga (son prénom a été changé), pédiatre qui travaille dans un hôpital à Saint-Pétersbourg, confie à Terriennes qu’elle a eu affaire à une dizaine de pères qui, revenus de la guerre en Ukraine, assistent avec leurs compagnes aux visites médicales des enfants. Elle raconte : “Quand ils viennent à l’hôpital, c’est un stress pour moi. Peut-être que c’est moi qui suis tombée sur des cas comme ça, mais je n’arrive pas à communiquer avec eux, et pas parce que je ne suis pas d’accord avec eux sur le plan idéologique, mais parce que leur comportement est horrible : irrespectueux, intolérant, et par moments, agressif". “Et je suppose qu’à la maison [leur attitude] est la même", ajoute-t-elle, l’air préoccupé.
Ils entrent dans mon cabinet avec une allure hautaine et royale, comme si je devais me prosterner à leurs pieds. Olga, pédiatre
“Ils entrent dans mon cabinet avec une allure hautaine et royale, comme si je devais me prosterner à leurs pieds", poursuit la pédiatre, en notant que ces hommes portent de multiples décorations militaires. “ ‘Je reviens de l’opération militaire spéciale’, me disent-ils, et je me demande : ‘Mon Dieu ! Que suis-je censée leur dire ? Je vous félicite d’être rentré ?’... ", raconte notre interlocutrice.
En effet, le Kremlin érige en héros les hommes qui combattent en Ukraine et leur accorde le statut d’“élite", terme employé par Vladimir Poutine. En février, il a déclaré devant le Conseil de la fédération : “Je regarde ces hommes courageux, souvent très jeunes, et je dois dire que mon cœur se remplit de fierté [...]."
Ekaterina Kolotovkina, auteure du projet “Femmes de héros", soutenu par le parti de Vladimir Poutine “Russie Unie". Les femmes et les veuves des combattants sont photographiées avec les vestes militaires de leurs maris.
Un statut de héros qui n’aide pas les femmes à se décider à porter plainte contre les hommes qui, revenus du front, les violentent. D’autant plus qu’une loi signée au début de la guerre, interdisant de “discréditer" l’armée russe, renforce ce statut.
Les femmes ne veulent pas parler de tels incidents, ou alors elles ont peur. Nous ne savons pas exactement. Ekaterina Prokhorova, ONG Nasiliyu.net
Ainsi, selon Ekaterina Prokhorova de Nasiliyu.net, ONG qui aide les victimes des violences intra familiales, il n’y a pas d’augmentation du nombre des signalements de violences par les femmes (ou les proches) d’hommes revenus d’Ukraine. Elle explique : “Les femmes ne veulent pas parler de tels incidents, ou alors elles ont peur. Nous ne savons pas exactement." Elle souligne tout de même qu’une “montée des violences est bien là ces dernières années en Russie". “Nous le voyons au niveau de la charge du travail de nos centres", affirme-t-elle.
L’état de la société russe est explosif. D’après le Ministère de l’Intérieur, en 2024 la hausse de crimes “particulièrement graves" pourrait être un record depuis au moins 15 ans pour dépasser le seuil des 152 000 cas. En dépit de tout cela, les violences domestiques sont toujours sanctionnées par une simple amende (tant qu'elles n'ont pas causé de séquelles graves ni eu de précédent) depuis 2017, l’année de la dépénalisation des violences intra familiales.
Quant au projet de loi pour prévenir les violences au sein d’une même famille, qui a été en discussion pendant plusieurs années, Ekaterina Prokhorova pense qu'il ne pourra pas être adopté tant que durera l’invasion de l’Ukraine. “Toute guerre est une époque de la manifestation au plus haut degré de la violence et de sa légalisation", nous dit-elle avec pessimisme.
Cette loi ne serait pas assez “traditionaliste" pour ses opposants, selon elle. Les forces conservatrices estiment qu’elle interférerait avec l’ordre patriarcal de la famille. Par exemple, pour Nina Ostanina, la même qui s’alarme de la montée de la violence due au retour des combattants, signer cette loi, ce serait “donner un coup décisif à l’institution familiale". Selon la députée, ce texte “ne devrait surtout pas être adopté lors de l’Année de la Famille [2024 a été déclarée Année de la Famille en Russie, ndlr]".
Mais la force la plus puissante qui depuis des années résiste à l’adoption de cette loi est l’Église orthodoxe russe. Selon Verstka, la décision de rejeter ce texte a été prise à la suite d’une demande “à titre personnel" du patriarche Cyrill à Vladimir Poutine.
Rassemblement contre la loi décriminalisant les violences domestiques en février 2017 à Moscou.
Ekaterina Dountsova, l’ex-candidate à la présidentielle russe, désignée agent de l’étranger par le Kremlin, rappelle qu’en outre la Russie n’a pas adhéré à la Convention d’Istanbul, qui donnerait un cadre juridique pour la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes. “Dans notre pays, la supériorité du droit international n’est plus reconnue", appuie- t-elle avec émotion. L’Ukraine, elle, a ratifié ce texte au cours de la première année de l’invasion russe.
D’après Ekaterina Dountsova, il n’est pas évident pour les victimes de trouver rapidement des adresses et des numéros de téléphone, “rien que pour parler simplement à quelqu’un". Elle a prévu de créer un réseau de refuges sur la base des QG de son parti, “Rassvet" (“L’Aube"). Dans un premier temps, seront mis en place des chats Telegram pour avoir accès à des psychologues de garde.
Un projet qui s’annonce semé d’embûches, compte tenu des pressions exercées sur les ONG, telle que Nasiliyu.net, considérée comme “agent de l’étranger", elle aussi. Pour l'une de ses membres, Ekaterina Prokhorova, “les gens ont peur" de faire des dons à l’association qui a été "blacklistée" par le Kremlin et se désabonnent de ses réseaux sociaux. Et même quand Nasiliyu.net organise de simples séances d'art-thérapie pour les victimes de violences, selon la législation sur les “agents de l’étranger", les données personnelles des psychologues doivent être envoyées au Ministère de la Jurisprudence...
Affiche d’un centre d’aide étatique aux victimes de violences à Moscou : “S’il te bat - c’est qu’il ne t’aime pas" (qui reprend le triste proverbe “S’il te bat - c’est qu’il t’aime"). D’après Ekaterina Prokhorova, “en règle générale, les centres d’aide de l’État ne sont pas mauvais à Moscou, mais c’est loin d’être le cas en province".
Il y a un lien entre violences conjugales et guerre, entre violences domestiques et agression d'un autre pays. Ce qui se passe à la maison s'exporte ailleurs. Daria Serenko, activiste russe
Dans un entretien à l’AFP en 2023, l’activiste russe Daria Serenko disait : “Il y a un lien entre violences conjugales et guerre, entre violences domestiques et agression d'un autre pays. Ce qui se passe à la maison s'exporte ailleurs."
On pourrait ajouter que ces violences finissent par revenir à la maison, et qu'elles y reviennent démultipliées. Leur montée actuelle en Russie n’est qu'un début : à l’issue de la guerre, des centaines de milliers de combattants seront rentrés chez eux, parmi lesquels beaucoup seront traumatisés. Et leur prise en charge risque d’être sommaire, vu que le Kremlin s’obstine à ne pas reconnaître que l’invasion de l’Ukraine est une véritable guerre (et non une simple “opération militaire spéciale"), avec des effets dévastateurs pour sa propre population.
Daria Serenko (à droite) à Moscou en 2016.
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