La conseillère nationale – équivalent suisse de députée – Ada Marra est l’une des rares personnalités de la Confédération à porter sur la place publique le thème des inégalités et à s’engager en faveur des étrangers et des Suisses en situation difficile, ou encore des femmes violentées. Malgré les attaques reçues, elle continue à être de tous les combats. Rencontre entre Lausanne et Berne.
Dans le train qui mène de Zurich, ville-monde et centre économique du pays, à Lausanne, capitale olympique au bord du Léman, le spectacle est majestueux. Les rails serpentent dans les vignes du pays de Vaud. En arrière-plan, les Alpes découpent délicatement le drap bleu formé par le ciel et l’eau immaculée du lac. Un panorama qui pourrait tendre à faire penser que la Suisse est l’un des derniers paradis sur terre. Après tout, le pays est en tête ou dans le trio de tête de pléthore de classements concernant la qualité de vie, le PIB par habitant, entre autres. Mais ce n’est pas un paradis pour tout le monde.
Le "care", le soin, un engagement auprès des exclus
Au 18 de la rue Saint-Martin, soit à deux kilomètres à peine du superbe lac, environ deux-cents personnes font la queue en ce vendredi soir devant le local de la Soupe Populaire de Lausanne. «
Il y a 900000 pauvres en Suisse, précise Ada Marra
, soit plus de 10% de la population ». La conseillère nationale, socialiste, est présidente de la fondation Mère Sofia depuis 2011, fondation qui gère entre autres activités la Soupe Populaire. Cette association fait du « bas seuil » selon l’expression consacrée en Suisse. C’est-à-dire qu’elle offre ses services à des personnes en difficulté sans leur poser de questions. Ni sur leur situation sociale ou économique, ni sur leur nationalité, ni sur leur âge. «
On était la première association à le faire en Suisse, et on est toujours une des seules », continue Ada Marra.
Si vous êtes pauvres, vous n’avez pas le droit d’être Suisse
Ada Marra, conseillère nationale
Le soir de notre visite, des migrants, des réfugiés se restaurent grâce aux plats concoctés par Michel, l’un des bénévoles, mais aussi des travailleurs suisses précaires, des retraités pauvres et des étudiants suisses. Aucun des bénéficiaires n’acceptera d’être pris en photo. «
En Suisse, quand vous recevez une aide sociale, vous n’avez par exemple plus le droit de demander à être naturalisé, explique la conseillère nationale.
En gros, si vous êtes pauvres, vous n’avez pas le droit d’être Suisse ». Le premier rapport officiel sur la pauvreté dans le pays n’a été publié qu’en 2010.
Née à Paudex, un village à côté de Lausanne, de parents italiens immigrés, c’est tout d’abord dans ses origines sociales qu’Ada Marra puise cette énergie pour défendre les gens en difficulté. «
On était cinq dans un deux pièces alors que mes copains d’école vivaient dans des villas avec piscine, raconte l’élue.
On était loin d’être malheureux ou misérable mais ça m’a permis de voir dès l’enfance que tout le monde ne grandit pas avec les mêmes conditions socio-économiques à l’intérieur d’un même pays, d’un même village ».
La période de la fin des années 60 – début des années 70 où nait Ada Marra (1973 exactement) est en Suisse celle des initiatives Schwarzenbach, du nom du politique d’extrême droite qui en fut l’instigateur. Mises en place afin de « limiter la surpopulation étrangère » et visant directement les Italiens, qui formaient la grosse majorité des immigrés, les trois initiatives furent à chaque fois rejetées par le peuple suisse. A cette époque cependant, certains bistrots et magasins n’hésitaient pas à afficher sur leurs vitrines des pancartes «
interdit aux chiens et aux Italiens ».
A l’Eglise on m’interpelle parce que je ne suis pas anti-avortement, et au sein de mon parti, on m’interpelle parce que je vais à l’Eglise.
Ada Marra, conseillère nationale
Les deux autres piliers de la formation de la députée sont le christianisme et le socialisme. Catholique pratiquante depuis l’enfance, elle a épousé les thèses politiques de gauche à l’Université, «
surtout grâce aux cours sur Bourdieu ». Alors «
évidemment, dit Ada Marra,
à l’Eglise on m’interpelle parce que je ne suis pas anti-avortement, et au sein de mon parti, on m’interpelle parce que je vais à l’Eglise. Je suis en paix avec ça. Je retrouve au sein du parti socialiste les valeurs chrétiennes de solidarité et de fraternité. Ma foi est mon moteur, le carburant de mon action politique. Je suis pour la séparation de l’Etat et de l’Eglise mais afficher ma foi publiquement ne me pose pas de problème, je crois en la liberté de chacun, je ne fais pas de prosélytisme ».
Dès la fin de son cursus universitaire en sciences politiques, elle entre au Parti Socialiste Suisse, en 1997. Elle sera secrétaire générale pendant sept ans, puis fera un mandat au Grand Conseil du canton de Vaud, sorte de Parlement cantonal. Avant d’être élue au Parlement national depuis 2007.
En parallèle, son premier engagement associatif au sein de « Lire et écrire » vise à la prévention et à la lutte contre l’illettrisme «
qui touche 800000 personnes en Suisse, dont la moitié sont de nationalité suisse » précise la députée. Avec une population d’à peine plus de 8 millions d’habitants, le pourcentage de personnes touchées en Suisse est facile à calculer.
Lutter contre les violences faites aux femmes
Elle s’implique aussi dans l’association « Violence que faire », qui vient en aide aux femmes victimes de violences domestiques, puis dans « Macadam », organisation unique en son genre en Suisse. L’association permet à des personnes en rupture sociale de proposer leurs services pour des missions ponctuelles de déménagement, de ménages, etc. «
C’est unique en Suisse, précise Ada Marra, c
ar c’est une association qui s’adresse à des personnes qui se droguent, ou qui boivent, et on les accepte même s’ils ne sont pas en période de sevrage ».
La veille de notre visite à la Soupe Populaire de Lausanne, c’est à Berne, la capitale fédérale suisse, qu’on avait rencontré Ada Marra pour la première fois. La députée présidait dans une salle du Parlement une réunion de la plateforme nationale pour l’accès aux soins des sans-papiers. En allemand, en français, en italien, des bénévoles venus de tout le pays tentent d’esquisser des solutions pour aider les 100000 à 300000 sans-papiers qui vivraient en Suisse actuellement. Pas facile, à en croire Ada Marra. «
En Suisse, on assiste actuellement à un retour en arrière au niveau des aides sociales, juge-t-elle,
on essaye de limiter au maximum le nombre de personnes pouvant y avoir accès. La droite dit par exemple qu’au parti socialiste on n’aide que les étrangers. C’est très petit de monter les misères les unes contre les autres. En Suisse, il y a l’argent pour que tout le monde vive bien ».
Une force pour résister aux insultes et à la maladie
Pour ses prises de position, Ada Marra est souvent raillée, critiquée, insultée. Comme le 1er août 2017, jour de la fête nationale suisse. Après avoir publié sur Facebook un texte intitulé «
LA Suisse n’existe pas » où elle évoque son amour pour la démocratie suisse et donne sa vision d’une Suisse aux facettes multiples, elle est la cible des sites nationalistes. «
J’ai reçu 2600 textes d’insultes », précise la députée de 44 ans.
Le dernier grand combat collectif qu’elle a gagné, c’était en février, quand les Suisses ont massivement dit « oui » au référendum portant sur la facilitation de la naturalisation des petits-enfants d’immigrés. Un débat dont elle était l’instigatrice. Ada Marra n’est elle-même devenue Suisse qu’à l’âge de vingt-cinq ans, trois ans après en avoir fait la demande.
Malgré une sclérose en plaque qu’on lui a diagnostiquée il y a dix ans, elle reste engagée sur tous les fronts, se ressourçant par des promenades au bord du lac Léman dès qu’elle peut.
Quand ses parents sont arrivés de Botrugno, un village des Pouilles situé dans le talon de la botte italienne face à l’Albanie, on les faisait dormir dans des étables avec les animaux. «
Aujourd’hui, dit la conseillère nationale,
on est plusieurs enfants d’immigrés à faire émerger les thèmes de société qui nous tiennent à cœur au Parlement ou au Sénat, ça veut dire que nos combats ne sont quand même pas complètement vains ».