En Suisse, des femmes privées de passeport après leur divorce

Chaque année, l’administration suisse retire à près de 50 personnes, en majorité des femmes, leur nationalité à la suite de leur divorce, nationalité qu'elles avaient acquise par mariage. Des procédures intrusives, selon les défenseur-e-s des droits humains, qui mettent en danger ces femmes dont certaines risquent d'être expulsées du pays.
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Depuis la réforme de la loi sur les étrangers adoptée en Suisse, l’épouse ou l’époux d’origine étrangère peut, en plus de son passeport, perdre aussi son titre de séjour. Et le divorce conduire à une expulsion.
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Kadidiatou Kamate est divorcée. Rien de plus banal, alors que près de la moitié des couples se séparent. Mais dans son cas, la fin de son histoire d’amour a aussi eu un impact inattendu sur sa nationalité. Car en quittant son mari, Kadidiatou, originaire de Côte d’Ivoire, a perdu son passeport suisse. Aujourd’hui, à presque 50 ans, elle risque aussi l’expulsion d’Yvoire, en France voisine, dans un cercle vicieux bureaucratique qui la laisse tremblante, l’angoisse chevillée au corps.
 
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Kadidiatou Kamate, originaire de Côte d’Ivoire, a perdu son passeport suisse à la suite de son divorce. 
© Eddy Mottaz / Le Temps

L’annulation de sa naturalisation suisse a eu lieu en 2017, soit six ans après qu’elle eut obtenu le passeport à croix blanche et quatorze ans après son mariage. Ce que Berne lui reproche? D’avoir menti sur sa volonté de vie commune lors de sa demande de naturalisation en 2010. En 2012, Kadidiatou quittait en effet le domicile conjugal «avec ses enfants et a déposé plainte contre son époux en raison des graves violences dont elle avait été victime». Pour les autorités, aucun doute: en étant battue par son mari, Kadidiatou ne pouvait pas être honnête lorsqu’elle disait vouloir faire sa vie avec lui. Et donc ne s’est mariée que pour avoir la nationalité suisse. «Faux, répond-elle. Avec mon mari, je voulais que l’on règle nos problèmes et que l’on avance ensemble.»

Presque 50 annulations par an

Cette mère de trois enfants n’a pas joué de malchance: ce qu’elle a subi n’est pas rare. En moyenne, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) annule chaque année 49 naturalisations à la suite d’un divorce. La procédure n’est pas automatique: c’est au cas par cas que le service ouvre une enquête, possiblement donc suite à une dénonciation. Il s’agit, comme le mentionne l’article 36 de la loi sur la naturalisation entrée en vigueur en 2014, de prouver que la naturalisation a été «obtenue par des déclarations mensongères ou par la dissimulation de faits essentiels», «au plus tard huit ans après l’octroi de la nationalité suisse».

Le Tribunal administratif fédéral, puis le Tribunal fédéral, confirment tous deux la décision de Berne: «La communauté conjugale des époux n’était ni stable, ni tournée vers l’avenir au moment de la signature de la déclaration de vie commune puis au moment de l’octroi de la nationalité, et le couple était en proie à̀ d’importantes difficultés de longue date», écrivent les juges de Mon-Repos. Et pour cause, justifient-ils: Kadidiatou, victime de violences physiques et psychiques depuis 2005, avec des coups et des blessures constatées en 2009, un traitement pour son anxiété et de multiples scènes d’insultes racistes devant témoins, n’aurait pas pu, selon eux, être sincère quand elle a demandé la naturalisation facilitée en 2010.

Les autorités ne prennent aucunement en compte la réalité des violences conjugales.
Roxane Sheybani, avocate

Face à ces arguments, son avocate Roxane Sheybani n’en revient toujours pas. «C’est d’une violence inouïe. Parmi tous les aspects choquants de cet arrêt, je note que les autorités ne prennent aucunement en compte la réalité des violences conjugales, explique-t-elle. Considérer que les violences conjugales excluent la volonté matrimoniale, c’est ignorer l’état psychologique dans lequel la victime est plongée et maintenue, et la punir – une seconde fois – pour être tombée amoureuse d’un bourreau.» Elle a porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme et croise les doigts.

A-t-elle des chances de gagner? Nicolas Hervieu, juriste à Paris et spécialiste du droit européen, le pense. «Si la Cour laisse une grande marge d’appréciation aux Etats en matière de nationalité – souveraineté oblige –, elle est aussi particulièrement vigilante dans la lutte contre les violences domestiques.» La décision du Tribunal fédéral le surprend, car en droit français, souligne-t-il, la rupture de communauté de vie à la suite de violences conjugales peut justifier le refus de nationalité du conjoint violent. Mais l’inverse est peu probable, notamment car la loi française prévoit une disposition inverse.

Le droit a une vision extrêmement conservatrice de la famille, comme une entité stable et immuable. C’est rétrograde!
Pedro Da Silva Neves, avocat

Une autre affaire, jugée en février dernier au Tribunal administratif fédéral, révèle aussi à quel point les enquêteurs se faufilent dans l’intimité d’un couple pour en deviner les failles. Dans ce cas, une Brésilienne voit sa naturalisation annulée suite à son divorce, prononcé en 2014. Pour justifier leur décision, les autorités estiment que la «communauté conjugale était instable et péjorée» depuis plusieurs années, du fait de l’infidélité du mari et de sa dépendance à l’alcool. La femme a eu beau répéter qu’à l’époque elle voulait sauver son couple, malgré les hauts et les bas, rien n’y a fait: elle a perdu son passeport suisse.

«Cela ressemble beaucoup à une accusation pénale, mais sans les garanties d’une procédure pénale, car ici on renverse le fardeau de la preuve, s’offusque son avocat, Pedro Da Silva Neves. Ma cliente est accusée d’un comportement frauduleux, et c’est à elle de prouver son innocence. Au-delà des aspects techniques, cela pose des questions philosophiques que tous les couples connaissent! Qu’est-ce qu’un mariage stable? Sincèrement, tous les couples du monde vivent des crises. Mais avec la naturalisation facilitée, c’est comme si ces crises étaient interdites, prohibées. Le droit suisse actuellement en vigueur a une vision extrêmement conservatrice de la famille, comme une entité stable et immuable. C’est rétrograde!»

Double peine

La perte de la nationalité suisse n’est pas la seule conséquence d’une telle procédure. Car depuis la réforme de la loi sur les étrangers, l’épouse ou l’époux d’origine étrangère peut, en plus de son passeport, perdre aussi son titre de séjour. Et le divorce conduire à une expulsion. Pour Pedro Da Silva Neves, ce système fait que l’époux étranger devient otage de son ou sa partenaire.

A Yvoire, Kadidiatou Kamate est soutenue par tous ses amis. Grâce à son travail et son implication dans la communauté locale, elle a refait un dossier pour obtenir un permis de résidence en France. Sa fille aînée, issue d’un premier mariage, a vu également sa naturalisation annulée. Elles espèrent toutes deux que la Cour européenne des droits de l’homme reconnaîtra leur honnêteté. Les fins de mois sont dures: son ex-mari ne lui verse pas la pension alimentaire qu’il lui doit, et ses aides sociales ont été suspendues quelques mois. «Aujourd’hui je me bats pour mes enfants, répète-t-elle. Tout ce que je demande, c’est de vivre en paix.»