Fil d'Ariane
«Les gynécologues qui ne sont pas favorables à l’avortement retardent l’intervention sous prétexte de laisser réfléchir les patientes pour ensuite leur dire que c’est trop tard, que le délai est dépassé», témoigne une professionnelle qui souhaite rester anonyme en raison des immenses pressions qu’elle dit peser sur ce sujet.
Un autre témoin décrit une équipe de médecins dans un hôpital public – tenus de pratiquer des interruptions de grossesse depuis la légalisation de l’avortement en 2002 – qui poussent pour des interventions médicamenteuses, afin d’éviter les curetages, les interventions chirurgicales qu’ils ne veulent pas faire.
J’ai pris rendez-vous avec mon gynécologue qui m’a presque mise hors de son cabinet quand j’ai évoqué la possibilité d’une IVG.
Une témoin suisse
Une femme relate: «Quand j’ai su que j’étais enceinte – je n’avais que 23 ans, aux études et ma famille était à l’étranger –, j’ai pris rendez-vous avec mon gynécologue qui m’a presque mise hors de son cabinet quand j’ai évoqué la possibilité d’une IVG.» Une autre témoigne: «J’ai eu affaire à un médecin "Pro Life" en France qui m’a fait poireauter à la limite du délai légal de sorte que je n’aie plus que l’intervention chirurgicale comme choix, tout cela au cas où je réaliserais qu’en fait ce bébé est un cadeau et des choses dans le genre, ce qui m’a franchement traumatisée pendant des années.»
La Suisse se félicite de ses taux d’avortement extrêmement bas en comparaison européenne. Tous les professionnels de la branche attribuent cette «réussite» à d’excellents programmes d’éducation sexuelle dans les écoles et dans les plannings familiaux. Mais la Suisse affiche aussi une immense diversité de taux d’avortement d’un canton à l’autre, une diversité qui n’a jamais vraiment trouvé d’explication. Les recherches du Temps montrent que cela pourrait bien être lié à l’esprit conservateur, et à la qualité d’accès aux soins qui varient énormément d’un canton à l’autre.
«J’ai dû interrompre une grossesse il y a deux ans. Cet acte m’a posé de gros dilemmes éthiques. Ma gynécologue m’a renvoyée à l’hôpital universitaire de mon canton (Fribourg). J’ai été surprise par les remarques et les comportements de certains soignants auxquels j’ai eu affaire», raconte une internaute.
Une autre femme affirme que certains gynécologues suisses romands refusent de pratiquer l’intervention, sans orienter la patiente vers un autre service. D’autres femmes encore témoignent de chicaneries administratives, de surfacturation. «Mon gynécologue ne m’a présenté que l’option du curetage alors que j’étais dans les délais pour faire une interruption médicamenteuse, relate une femme. Il voulait également m’opérer en clinique alors que j’ai une assurance normale. Ne voulant pas me donner les médicaments, il m’a orientée vers un collègue à qui j’ai dû donner 300 francs cash.»
«J’ai connu une femme à l’aide sociale, déjà mère d’un enfant, qui vivait seule et souhaitait avorter», raconte Françoise Piron, experte des questions d’égalité à la tête d’un service de consultation pour femmes à Lausanne. «Elle a été reçue trois fois en entretien au CHUV sans que personne ne pratique une échographie pour savoir à quel stade de grossesse elle était. Finalement, nous l’avons orientée en urgence chez un privé, service auquel elle n’avait pas droit avec sa couverture d’assurance de base, pour pratiquer l’intervention 48h avant la fin du délai légal. Cela ne serait jamais arrivé à une femme avec un meilleur statut économique qui aurait pu choisir un gynécologue privé, plus rapide et plus ouvert à l’IVG», estime-t-elle.
La diversité des réalités cantonales est reconnue par l’Office fédéral de la statistique (OFS). «Le taux 2011-2014 est par exemple inférieur d’environ 25% par rapport à celui de 2007-2010 pour les femmes domiciliées dans le Jura, alors qu’il a augmenté de 21% à Schaffhouse, 18% en Valais et à Nidwald et 17% à Neuchâtel», note-t-il dans un rapport sur le sujet paru il y a trois semaines. Mais l’OFS ne fournit aucune explication à ce phénomène.
L’analyse mise en avant depuis plusieurs années par la statistique et par la recherche repose sur les taux d’avortement particulièrement élevés chez les étrangères. Ainsi, dans les cantons comme Vaud ou Genève où l’immigration est particulièrement importante (entre 40 et 50% de la population), cela peut expliquer le dépassement de la moyenne suisse. L’OFS souligne que les données sur la nationalité ne sont accessibles que dans certains cantons et que rien ne garantit que les ratios soient comparables d’une région à l’autre.
Pourtant, le détail des rares chiffres accessibles montre que l’argument migratoire n’est pas si pertinent à l’échelle cantonale. Les taux d’avortement par canton pour la population suisse – calculés par Le Temps sur la base du nombre de femmes âgées de 15 à 49 ans et des taux de population étrangère – sont de 1,8 pour 1000 en Valais, de 2,44 pour les Fribourgeoises, de 6,7 pour les Vaudoises et de 4,7 pour les Neuchâteloises. Chez les étrangères, les taux varient aussi d’un canton à l’autre. Il est de 7,93 en Valais, de 7,2 à Fribourg, de 6,9 dans le canton de Vaud et de 9,6 à Neuchâtel.
Il y a donc bien des différences régionales entre Suissesses – et entre étrangères – en fonction du canton de domicile. En l’absence de données complètes et plus anciennes que l’année 2015 sur les ratios entre étrangères et Suissesses, il apparaît cependant impossible d’analyser davantage l’évolution du comportement des femmes suisses.
Analyser le facteur historique et culturel, c’est plus politique et plus tabou – surtout dans les cantons conservateurs – que de montrer la migration du doigt. A Fribourg, le planning familial estime ainsi qu’il n’est pas possible de parler du climat cantonal autour de l’avortement parce que c’est une thématique trop subjective.
Jusqu’en 2002, l’avortement n’était pas légal au niveau fédéral mais il était pratiqué dans certains cantons, avec différents degrés de libéralisme. Selon l’ouvrage Maternité et Parcours de vie, L’enfant a-t-il toujours une place dans les projets des femmes en Suisse écrit par Jean-Marie Le Goff, Claudine Sauvain-Dugerdil, Clémentine Rossier et Josette Coenen-Huther, les cantons considérés comme libéraux dès 1966 sont urbains et protestants: Zurich, Bâle, Genève, Vaud, Berne, Neuchâtel. A l’exception de Berne, ce sont aussi les cantons qui affichent les taux d’avortement les plus hauts de Suisse en 2015.
Les variations de taux d’un canton à l’autre en lien avec les modalités d’accueil et l’accessibilité des services d’interruption de grossesse seraient un sujet d’étude très intéressant en Suisse, mais cela n’a jamais été fait.
Clémentine Rossier, spécialiste de l'avortement.
Du côté des cantons les plus restrictifs en 1966, on trouve Lucerne, Fribourg, le Valais, Zoug, Obwald, Nidwald, Uri, Schwyz et Appenzell Rhodes-Intérieures. Le Valais, Fribourg, Uri, Obwald, Appenzell Rhodes-Intérieures sont aussi les cantons qui voient leur taux d’avortement augmenter depuis 2007. Faut-il y voir un effet d’ouverture après la légalisation de l’avortement en 2002? «Les variations de taux d’un canton à l’autre en lien avec les modalités d’accueil et l’accessibilité des services d’interruption de grossesse seraient un sujet d’étude très intéressant en Suisse, mais cela n’a jamais été fait», dit Clémentine Rossier, spécialiste de l’avortement à l’Université de Genève.
Selon l’article intitulé «Modeling the process leading to abortion», paru en septembre 2007 dans Studies of family planning (vol. 38/no 3), l’accès aux services d’avortement et les normes culturelles du groupe social peuvent influencer le processus conduisant à une interruption de grossesse. Cette analyse est plus nuancée que la plupart des études qui estiment simplement que les femmes se déplacent, si nécessaire, pour recourir à l’avortement. «On peut imaginer que la norme sociale, dans les cantons plus conservateurs, incite davantage les femmes à accepter une grossesse non prévue», précise Clémentine Rossier, coauteure de l’article.
Aujourd’hui encore, les pratiques médicales concernant l’avortement sont très différentes d’un canton à l’autre. Au lendemain de la votation, l’association USPDA, qui a milité pour la légalisation de l’avortement, listait les applications de la loi dans chaque canton. Alors que Genève permet à tous les hôpitaux disposant d’un département de gynécologie et aux cabinets qui en font la demande de pratiquer des IVG, en Appenzell seul l’hôpital cantonal peut pratiquer cette intervention.
En Suisse, les gynécologues ont le droit de refuser une telle opération.
A Saint-Gall, la loi prévoit explicitement que les médecins peuvent refuser de pratiquer l’avortement, même au sein de l’hôpital public. «L’une des explications des variations de taux d’avortement d’un canton à l’autre repose sans doute sur le fait qu’en Suisse, les gynécologues ont le droit de refuser une telle opération. Il peut être compliqué de trouver des praticiens disposés à le faire dans certains cantons conservateurs», souligne une source dans une administration.
Le Valais en est un bon exemple puisque, jusqu’en 2005, aucun gynécologue ne pratiquait l’avortement dans le Haut-Valais. Depuis onze ans, l’Hôpital de Brigue le pratique, mais refuse l’accès de ses locaux au personnel du planning familial, contrairement à celui d’Aigle où le personnel de Sexualité Information Prévention Education a pu mener un travail de réflexion éthique avec le personnel.
Le Valais est d’ailleurs l’un des cantons que les femmes quittent le plus à l’heure de pratiquer un avortement avec Schwyz, Fribourg et Appenzell Rhodes-Intérieures. Faut-il en déduire que c’est dans ces cantons que les gynécologues refusent le plus de pratiquer des interruptions de grossesse? Contrairement à l’Italie qui enregistre ses praticiens objecteurs de conscience (70% des gynécologues italiens refusent l’avortement), la Suisse ne dispose d’aucune donnée statistique à ce sujet. «Ce n’est pas dans le mandat que nous ont confié les politiques», répond au Temps la section santé de l’OFS. Dans tous les plannings familiaux romands, on dit n’avoir aucune connaissance de praticiens refusant l’avortement.
Dans les coffrets cadeaux «Felicitas Promotions» distribués aux jeunes mères par leur médecin, par les magasins et parfois par les maternités, se glissent occasionnellement des flyers de l’association Pro Life proposant aux jeunes mères de signer une renonciation à l’avortement, prestation pourtant comprise dans l’assurance maladie de base. En échange, Pro Life négocie des contrats d’assurance auprès de la CSS et de l’assurance Helsana à des conditions préférentielles.
«Chaque assurée doit être consciente de la suppression de prestations que cet acte entraîne en cas d’avortement», explique Pro Life sur son site internet. «Nos principaux partenaires nous ont assuré de continuer à respecter notre éthique au sein de toutes leurs marques […]», poursuit l’association.
Lukas Wey, directeur de Felicitas, ne voit aucun problème à cette publicité. «Pro Life est un client comme un autre et ce qu’ils proposent n’est pas illégal», affirme-t-il. Pourtant, il ne sait pas si ce contrat implique une réelle renonciation à l’avortement de la part des femmes.
«La CSS entretient avec Pro Life un contrat-cadre ordinaire pour la branche qui accorde des rabais sur les assurances complémentaires», répond l’assurance au Temps. «La CSS n’a pas d’influence sur les accords qui sont conclus entre le partenaire du contrat-cadre et ses membres», précise-t-elle, rejetant la responsabilité de la renonciation à l’avortement sur Pro Life uniquement. «Les contrats entre Pro Life et la CSS ne contiennent pas d’exclusion de prestations relatives à l’avortement, exclusion qui n’est pas autorisée dans le domaine de l’assurance obligatoire des soins», précise encore l’assurance. La réponse est similaire chez Helsana.
>> Cet article est paru sur le site de notre partenaire Le Temps, le 14 juillet 2016.