Fil d'Ariane
La communication entre entendants et sourds n’est pas toujours évidente. Cette difficulté est flagrante et ne peut être dépassée que par un apprentissage, celui de la langue des signes, aussi bien par les sourds eux-mêmes, mais aussi par les entendants. Amira Yaakoubi, médecin tunisienne, en a fait l’expérience : « La surdité est un handicap assez spécial, car il est en quelque sorte partagé. Nous, entendants, n’arrivons pas à communiquer avec les personnes sourdes. Ça nous touche car ça touche notre perception de nous mêmes, et de l’autre. On se sent diminué, menacé et ça crée un blocage. », décrit-elle.
Cette communication est visuelle, pas auditive, et c’est à nous de nous adapterAmira Yaakoubi, médecin
Pendant ses études de médecine en Tunisie, Amira Yaakoubi rencontre AVST (l’association des voix sourdes de Tunisie). Curieuse, la jeune étudiante s’intéressait déjà à la langue des signes. Ensemble, en 2008, ils mettent en place des ateliers où les étudiants en médecine peuvent apprendre les bases de la LST (langue des signes tunisienne). « Comme ça, ils pourront se débrouiller plus tard, si au cours de leurs carrières, ils rencontrent des patients sourds. », commente-t-elle.
Lors de ces cours, une évidence apparaît : l’accès aux soins n’est pas garanti pour cette population. « Il y avait un manque d’informations flagrant. Par exemple, certaines femmes sourdes ne connaissaient rien au cancer du sein. » s’indigne Amira Yaakoubi. Avec l’AVST, des ateliers de sensibilisation à la santé sont mis en place, une fois par mois : «C’était gagnant-gagnant. J’apprenais la langue des signes en essayant de faire de la sensibilisation, et eux pouvaient toucher plus de personnes concernées. Ils offraient en plus des cours de LDS gratuits, chaque samedi, ouverts au public. »
Il y avait un manque d’informations flagrant. Par exemple, certaines femmes sourdes ne connaissaient rien au cancer du seinAmira Yaakoubi
La campagne de sensibilisation conduit à des demandes de consultations, de plus en plus fréquentes. Amira s’en charge tout d’abord à titre personnel. Rapidement, la jeune femme veut aller plus loin : « Pourquoi est-on limité ? Pourquoi ces consultations en langue des signes ne deviennent pas un service qui serait offert aux personnes sourdes ? ».
L’accès aux soins en langue des signes devient alors une priorité pour Amira Yaakoubi, et l’association ASVT. Suite à l’organisation de conférences avec l’association internationale SOURCE, elle rencontre le professeur Jean Dagron, de l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris, qui a été l'un des premiers médecins à mettre en place une consultation en langue des signes française, il y a une vingtaine d’années. Cette association milite pour une médecine en LDS partout dans le monde, et a d'ailleurs mis en ligne une pétition.
C’est le déclic. Amira Yaakoubi veut mettre en place ce genre de consultation à Tunis.
On a surtout voulu créer un contact au premier abord, démontrer qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur.Amira Yaakoubi, médecin tunisienne
Par l’intermédiaire de son professeur en faculté, elle rencontre en 2013, le Dr Ahlem Gzara, directrice régionale de la santé à Tunis de l’époque, à qui elle expose son idée. La responsable est emballée par cette idée assez nouvelle, impossible à mettre en oeuvre sans cette volonté de femmes. Ensembles, elles éclaircissent le projet, définissent les besoins et cherchent les financements possibles. « On a passé beaucoup de temps à travailler sur la faisabilité du projet. Un jour, elle me dit "si on attend, on ne le fera jamais. On commence." Et le projet a été lancé », rapporte Amira Yaakoubi. En 2016, sans financement, le Dr Gzara choisit un centre de soin qui sera le centre pilote pour leur projet. Il s’agit du centre de santé de base (CSB) de Djebel Lahmar à Tunis.
Avant de commencer les consultations, il a fallu former le personnel. Une fois par semaine, les employés acceptaient de rester après le travail, gratuitement précise Amira Yaakoubi, pour apprendre les bases de la langue des signes tunisienne : « On a surtout voulu créer un contact au premier abord, démontrer qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur, et que c’est faisable, avec des petits moyens. » raconte-t-elle.
La première année, celle du lancement, a surtout consisté à chercher des fonds, et organiser ce que seront les consultations dans un futur proche. « On avait choisi des personnes sourdes pour coordonner et transmettre les informations aux personnes sourdes afin qu’elles se déplacent dans ce centre. » se souvient la jeune médecin. Au bout d’un an, l’institut Français de Tunis (IFT) accepte de financer ces consultations. Une interprète en langue des signes tunisienne (LST) est recrutée en 2017. Avant d’assister les patients pour les consultations, elle est formée aux bases de la médecine, à la déontologie, mais aussi à la législation tunisienne, pour traduire au mieux toutes les informations nécessaires aux patients sourds.
L’équipe se rend compte que la LST manque de signes pour exprimer certaines réalités médicales. Les séances de sensibilisation à la santé continuaient en parallèle : « Les sourds comprenaient ces problèmes et ont commencé à les nommer à leur manière. C’était passionnant, un vrai processus de création. Par exemple, ils découvraient le principe de la circulation sanguine à l’aide des vaisseaux, et quand ils comprenaient un mécanisme, ils nommaient les choses. Ils ont donc participé à l’enrichissement de leur langue. », explique Amira Yaakoubi.
Aujourd’hui ce projet continue de fonctionner grâce au financement de l’IST. Une convention a été signée avec le Ministère de la Santé. Le gouvernement tunisien s’est engagé à soutenir le projet, mais pas à le financer. « Ils sont ravis de voir une telle initiative menée par la société civile. C’était une démonstration de faisabilité. », commente Amira Yaakoubi. En 2014, l’organisation tunisienne de défense des droits des personnes handicapées (OTDDPH), soutenue par Handicap International, a publié « le pacte de Tunis », pour que tous les partis politiques du pays inscrivent dans leurs programmes électoraux la « garantie d’une société inclusive, et le respect des droits et libertés des personnes handicapées ». Pourtant, aucune mesure n’est prise : « Nous n’avons pas eu de blocage pour notre projet, mais il ne s’est rien passé pour nous aider. Le pays passe par une période de crise, et dans ces moment-là, le domaine de la santé n’est pas une priorité. L’accès aux soins en langue des signes pour les personnes sourdes, encore moins. » déplore la professionnelle. Avant de reprendre : « N’oublions pas que notre équipe est composée de personnes payées malgré tout par le Ministère de la Santé, ce n’est pas rien. C’est une équipe pilote qui pourra dupliquer l’expérience et former d’autres personnes en temps voulu. »
C’est important pour nous d’avoir des personnes sourdes en blouse blanches, qui soient formées. C’est aussi pour se réapproprier le service.Amira Yaakoubi
Le problème majeur aujourd’hui pour ce centre, c’est la communication autour de ce projet : « C’est déjà le problème initial auprès des personnes sourdes. En collaborant avec des associations internationales, on veut leur faciliter l’accès aux soins et à la santé en langue des signes ».
La volonté de l’équipe, désormais, est de disposer de plus d’interprètes et de personnes sourdes dans le personnel : « C’est important pour nous d’avoir des personnes sourdes en blouse blanches, qui soient formées. C’est aussi pour se réapproprier le service. Cette phase demande beaucoup de financement. Et c’est le cœur de notre projet. »
Mais Amira Yaakoubi veut faire plus, surtout pour les femmes. Elle qui vit et travaille aujourd’hui à Paris souhaiterait que les femmes handicapées aient plus accès aux soins, en particulier gynécologiques : « En consultation, nous recevions plus d’hommes sourds que de femmes. L’information n’arrive pas encore comme il faut auprès des femmes, handicapées en tout cas. On forme plus de femmes pour stimuler, encourager et accompagner des femmes sourdes. Il faut aussi développer un accès à la santé sexuelle et reproductive dans le futur, en se basant aussi sur un bon système d’éducation. Certains sourds ne savent pas lire. Et c’est pire quand il s’agit des femmes. C’est un cumul des vulnérabilités. Ce qui fait qu’elles sont encore plus invisibles et inexistantes dans la société. »
Elle garde espoir en la force de ses compatriotes pour cela : « Actuellement ce qui arrive en Tunisie, c’est que les femmes agissent. On est dans une revendication de droits, mais aussi de pensée. Les femmes en Tunisie ont vraiment fait leur révolution. On ne nous a rien donné. On s’est révoltées et on veut améliorer les choses, et ce, dans tous les domaines. Les femmes sont leaders de changements en Tunisie. » Preuve en est, à l’origine de ce projet, on compte une grande majorité de femmes.
Sorti en mars 2018, le documentaire Signer de la réalisatrice Israélienne Nurith Aviv est une vraie plongée dans la complexité des langues des signes. À travers plusieurs témoignages de familles, de chercheuses, d’interprètes, le film rend visible et audible une population souvent mise au ban de la société.
La réalisatrice met en avant l’importance de la transmission via la langue maternelle, qu’elle soit orale ou des signes. L’utilisation et l’acceptation d’une langue des signes ne s’est pas faite si naturellement que cela. On rentre dans l’intimité de différentes familles, où plusieurs générations de sourds et d’entendants racontent leur rapport à la langue, aux langues. Autrefois interdite en classe, même dans les écoles pour sourds, la langue des signes israëlienne est aujourd’hui la norme pour la population sourde locale. Néanmoins, dans toute cette galerie de portraits, la réalisatrice met aussi en valeur les langues des signes locales, utilisées depuis une centaine d’années dans certains villages arabes, comme celui de Kafr Qasem par exemple. Il n'y a pas qu'une langue des signes, contrairement à ce que l’on pourrait penser.
Lors des témoignages en langue des signes la réalisatrice a choisi délibérément de sous-titrer et de ne pas traduire oralement ces scènes. Le silence est encore plus éloquent.
Signer est un véritable voyage qui appelle au dépassement des frontières entre les sourds et les entendants.
Qu’en est-il en France ? L’enseignement de la langue des signes française est loin d’être démocratisée et reste encore confidentielle. Interdite en classe en 1880 par le Congrès de Milan, pour favoriser l’oralité, la langue des signes est reconnue comme une langue à part entière, dans une loi de 2005. Un décret d'application de cette loi affirme que son enseignement est garanti pour tout élève concerné.
Dans les faits, les familles d’enfants sourds ont beaucoup de mal à trouver des établissements ou des classes bilingues. Pour exemple, la seule classe bilingue de Seine St Denis, à Bobigny, va fermer ses portes en juin 2018. Cette classe multi-niveaux accueille pour le moment 4 élèves, dont trois entreront au collège en septembre 2018. Selon la mère de l’un des élèves, Catherine Vella, l’Inspection Académique n’a jamais promu l’existence de cette classe qui aurait pu accueillir plus d’élèves : « Cette classe n’a jamais été valorisée. Pour moi, c’est une volonté de se débarrasser des enfants sourds. Ceux qui ne le sont pas complètement pourront aller dans des écoles classiques, sans langue des signes.. Les autres, dont mon fils, devront aller au collège à Noisiel, en Seine et Marne. »
De nombreuses initiatives se mettent en place cependant pour favoriser l’accès à l’information. Parmi elles, la création d’un média en ligne : Média'Pi!, uniquement en langue des signes.
Ouvert depuis mi-avril 2018, ce média se veut le plus inclusif possible pour les sourds.
Après les attentats de 2015, Noémie Churlet, elle-même sourde, fonde l’association Média'Pi! dans le but d’en faire une plateforme pour lutter contre l’exclusion sociale que représente selon elle la difficulté d’accéder à une information de masse. Directrice de publication, elle tient à préciser que l’équipe est composée de « journalistes ayant la connaissance de la langue des signes et de la spécificité sourde ». Le contenu, disponible sur abonnement offre aussi bien des informations liées à la communauté sourde en France que sur les questions d’actualité générale.
Pour Noémie Churlet, l’état des lieux est assez terrible : « Tout est difficile. Pour les médias, par exemple, la qualité des sous-titres à la télévision est déplorable. Le CSA veille à ce que les programmes de toutes les chaînes soient sous-titrées mais la qualité n'est pas respectée. »
La directrice de Média'Pi! revient aussi sur le manque de solutions dans le secteur de l'éducation : « Au niveau de la scolarité, il n'y a, à ma connaissance, que trois écoles bilingues en France. On pousse les enfants sourds à faire de la rééducation orale / auditive, alors qu'il faudrait mieux faire d’abord l'apprentissage de la vie avec la langue des signes et ensuite apprendre le français. »
Ce que j'aimerais c'est que l'Etat finance maintenant l'apprentissage de la langue des signes pour les parents qui ont des enfants sourds et que cela soit obligatoire même s'ils souhaitent par la suite faire une éducation oraliste.Noémie Churlet, directrice de publication de Média'Pi!
Les professionnels de la santé et de l’éducation insistent sur l’oralité, voire l’appareillage ou les implants : « Ces enfants se retrouvent souvent en échec scolaire, avec du retard dans l’apprentissage. Cela perdure et constitue autant d’obstacles. Les sourds sont confrontés à un plafond de verre. Il faut avoir énormément de chances et de c*******, ou des ovaires, pour arriver à ce que la société ait la même considération envers les sourds. »
Là aussi, l’équipe est majoritairement composée de femmes. Un hasard pour Noémie Churlet : « J'ai eu la surprise de constater que pour l'équipe Média'Pi! il y a beaucoup de femmes, mais ce n'était pas voulu. Cela dit, c’est vrai que je vois beaucoup plus de figures féminines qui s'insurgent sur Facebook. Est-ce dû aux préoccupations qu'elles ont par rapport à leurs enfants ? » Peut-être cela tient-il tant à ce fameux "care" (prendre soin) bien plus développé chez les femmes que les hommes, selon certaines féministes américaines...
À travers ce média, Noémie Churlet ne milite pas pour autant pour une démocratisation de la langue des signes auprès des entendants, en tout cas, pas dans un premier temps. Le plus important reste l’apprentissage de la LDS en tant que parents d’enfants sourds : « Les entendants ont plus facilement accès à la langue des signes que les sourds. Les formations de la LSF sont financées soient par les employeurs ou certains organismes. Ce que j'aimerais c'est que l'Etat finance maintenant l'apprentissage de la langue des signes pour les parents qui ont des enfants sourds et que cela soit obligatoire même s'ils souhaitent par la suite faire une éducation oraliste. »
Ultime exemple de l’inégalité entre entendants et sourds pour elle ? « Il est très déconseillé et découragé de parler en langue des signes aux bébés sourds, alors que l’apprentissage de la langue des signes auprès de parents et bébés entendants est très tendance. Il y a multiplication d’ateliers de bébés signeurs. Bizarre non ? »