Viticultrices

En Turquie, des femmes pour relancer la production de vin

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Zeynep Arca Şallıel, femme viticultrice turque

Zeynep Arca Şallıel devant des fûts de chêne, du domaine Arcadia, qu'elle dirige en Turquie.

©RADIO-CANADA / MARIE-FRANCE ABASTADO
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Le vin turc ne représente que 0,05 % de la production mondiale, alors que le pays est parmi les plus grands producteurs de raisins du monde. Des femmes ont décidé de prendre les commandes pour remettre au gout du jour d'anciens cépages et mettre en valeur ce patrimoine vinicole turc, trop peu exploité.

La Turquie, plus précisément sa partie sud-est, est le berceau du vin. On aurait commencé à y planter des vignes il y a 8000 ans. Ce savoir-faire, des personnes passionnées tentent de le faire revivre. Et dans un pays très majoritairement musulman, ce sont surtout des femmes qui sont aux commandes de cette industrie viticole en pleine renaissance.

Un clos durable

Zeynep Arca Şallıel nous fait visiter le vignoble Arcadia qu’elle a cofondé avec son père et qu’elle dirige depuis plus de 15 ans. Dans ce domaine verdoyant de la province turque de Kirklareli, vignoble, cave et maisons forment un petit village.

En fait, Arcadia, comme domaine, on l’a imaginé dès le début comme un clos durable, qui n’est pas uniquement un producteur de grands vins, mais aussi une oasis de gastronomie dans la nature, décrit-elle.

On peut en effet séjourner à l’hôtel du domaine pour une expérience gastronomique et pour la dégustation de vins produits sur place. De plus, Arcadia offre ses infrastructures à de plus petits producteurs qui aimeraient développer leurs propres vins.

Mais plus encore, on tient ici à favoriser la biodiversité en plantant des arbres et en créant de petites forêts aux abords des vignobles. Sur les 200 hectares du domaine, il n’y en a que 35 qui sont consacrés à la viticulture.

Dans l’esprit du clos durable, Arcadia produit aussi sa propre électricité à l’aide de panneaux solaires. On produit deux fois plus que ce que l’on consomme et le reste [de l’électricité] est redonné à l’État, explique Zeynep Arca Şallıel.

Les femmes aux champs

En ce printemps frisquet et venteux, même si l’herbe est verte, les vignes, elles, ne sont pas encore recouvertes de feuilles. Le mois d’avril est en fait le temps idéal pour la taille à laquelle se consacrent une dizaine de femmes, la tête couverte de foulards colorés, sécateurs à la main.

On cultive dix cépages à Arcadia. Parmi ceux-ci, les sauvignons blanc et gris. Nous sommes les seuls producteurs de sauvignon gris en Turquie, et c’est la même chose pour le pinot gris, précise Zeynep Arca Şallıel. Nous avons échangé des plants avec des amis producteurs, donc il y en aura plus à l'avenir, je crois.

La viticultrice cultive aussi le narince, un cépage autochtone. Dans les rouges, on compte le cabernet rouge, le cabernet franc, le merlot, un peu de sangiovese ainsi que le papaskaresi, un cépage très ancien typique de la région de la Thrace où se trouve le vignoble Arcadia, tout près de la frontière bulgare.

Femmes dans les vignes turques

Les femmes taillent les vignes, reproduisant des gestes observés dans la région depuis des millénaires

©RADIO-CANADA / MARIE-FRANCE ABASTADO

Une tradition millénaire

Les femmes qui taillent vaillamment la vigne ne le savent peut-être pas, mais elles reproduisent des gestes observés dans la région depuis des millénaires. La Turquie n’est pas vue à l’étranger comme un grand producteur de vin. Pourtant, le pays a une longue tradition viticole, rappelle Zeynep Arca Şallıel.

Ici, depuis probablement 8000 ans, il y a de la viticulture et du vin. Donc, nous sommes les descendants d’un héritage très riche et très profond.

Zeynep Arca Şallıel, viticultrice dans la région de Kirklareli, en Turquie

La viticultrice rappelle que la région de Kirklareli était très connue depuis l’Antiquité pour ses grands vins. Mais la production a cessé à cause de la guerre des Balkans, puis de la Première Guerre mondiale. Donc, tout cet héritage a été perdu, dit-elle.

La relance de la production de vin

En 1923, Mustafa Kemal Atatürk fonde la Turquie, une république qui se veut laïque et moderne. C’est lui qui, quelques décennies plus tard, décide de relancer la production de vin dans le pays. Mais cet élan vinicole n'atteint pas Kirklareli, jusqu’à ce qu’arrivent Zeynep Arca Şallıel et son père.

Ceux-ci ne connaissaient rien de l’histoire vinicole de la ville de Kirklareli. C’est par hasard qu’ils sont devenus les premiers producteurs de vin de la région, après une pause de 100 ans dans ce terroir très ancien et très riche.

Zeynep Arca Şallıel nous entraîne dans le chai, là où mûrit le vin. Plusieurs fûts en chêne français sont alignés contre le mur. Il y a aussi des cuves en acier inoxydable. Régulièrement, on en fait couler le liquide pour vérifier le processus de vinification.

C’est un beau cadeau pour moi, se réjouit-elle, parce qu’aujourd’hui, on est huit producteurs à Kirklareli, alors qu’en 2006, quand on plantait, on était les seuls.

Zeynep Arca Şallıel

Zeynep Arca Şallıel devant les vignes du domaine Arcadia où elle cultive notamment le narince, un cépage autochtone.

©RADIO-CANADA / MARIE-FRANCE ABASTADO

La Turquie parmi les premiers producteurs de raisins du monde

Malgré sa longue tradition viticole, à peine 3 % des raisins cultivés en Turquie sont vinifiés. On pourrait penser qu'une part importante de la population turque, à plus de 80 % musulmane, ne boit pas d’alcool pour des raisons religieuses, mais cela n’explique pas tout. En témoignent les nombreuses tavernes, ou meyhanes, où les gens s’abreuvent de bière ou de raki, l’alcool national.

Le consultant en vins Levon Bağış, lui, a son propre bar à vins à Istanbul, dans le chic quartier de Nisantasi. Il n’y vend que des cépages locaux. Il aimerait bien que le vin en Turquie retrouve ses lettres de noblesse.

"Vous savez, la Turquie, la Géorgie et l’Arménie sont probablement le lieu de naissance du vin, parce que les premiers raisins ont été cultivés dans ces pays, rappelle Levon Bağış. À mon restaurant, nous ne vendons que des cépages locaux. Il en existe probablement un millier. Il faut faire quelque chose avec ça, parce que si on ne l’utilise pas dans l’industrie du vin, ce sera perdu".

Levon Bağış

Levon Bağış, consultant en vins et propriétaire du bar à vins Foxy à Istanbul

©RADIO-CANADA / MARIE-FRANCE ABASTADO

Son restaurant tente donc, en les vendant, de rendre ces cépages plus populaires. Tout le monde utilise le cabernet sauvignon, le sauvignon blanc ou le chardonnay. On n’a pas besoin de plus de chardonnay, parce qu’il y a de ce genre de vin partout. Les vins turcs ont un goût et un style distincts, dit-il avec conviction, et je crois que tout le monde veut quelque chose de différent. Nous avons des cépages différents.

Le consultant en vins déplore aussi que le vin turc ne soit pas plus connu et apprécié à l’étranger.

À peine 10 % de notre production est vendue à l’étranger. Ce n’est pas un gros marché, parce qu’en Europe, on ne trouve le vin turc que dans les marchés ethniques. Ce n’est que la diaspora qui boit du vin turc.

Levon Bağış, consultant en vins à Istanbul

Les femmes aux commandes

Pendant qu’un employé place des bouteilles à la cave du vignoble Arcadia sous l'œil attentif de sa patronne, Zeynep Arca Şallıel souligne le rôle prépondérant des femmes, qui occupent 65 % des emplois dans la viticulture turque. Pas seulement dans les champs, mais également en tant que propriétaires de vignobles, responsables des ventes ou encore sommelières.

"Je pense que c’est une chance pour la Turquie, parce que dans cette dynamique de nouvelle vague de vins turcs qu’on est en train de vivre depuis les années 2000, je pense que la présence des femmes a rendu le secteur plus fort, affirme-t-elle. Les femmes saisiraient en général plus de nuances en dégustation – même s’il y a des dégustateurs mâles de très haut niveau."

De plus, ajoute Zeynep Arca Şallıel, les femmes éduquées de la Turquie ont une grande volonté de montrer leur potentiel élevé.

Être dirigeante d’entreprise en Turquie

Être femme et dirigeante d’entreprise n’a pas toujours été facile pour autant.

Zeynep Arca Şallıel est née et a été élevée en ville. Elle est d’Istanbul, mais a vécu aussi à Paris et à Londres avant d'arriver à Kirklareli à l’âge de 30 ans. Elle ne connaissait pas la campagne.

À cette époque, quand des hommes arrivaient au vignoble pour discuter de quelque chose d’important, ils demandaient invariablement le patron. Je veux parler à quelqu’un de responsable! disaient-ils. Ils avaient du mal à comprendre que c’était moi qui dirigeais les opérations, raconte-t-elle.

Peu à peu, l’entrepreneure s’est imposée. Elle considère aujourd’hui que le fait d’être femme l’a grandement aidée parce que ce sont très majoritairement les femmes qui travaillent dans les vignobles et dans les champs. C’était plus facile. Elles m’acceptaient parmi elles, mais elles étaient un peu intriguées de ma manière d’être très différente des femmes qu’elles connaissaient. Je pense que j’ai appris beaucoup d’elles et peut-être qu’elles ont été inspirées par la manière dont je me comportais.

La dégustation

Tandis que nous goûtons l’un des vins produits au domaine Arcadia, un cabernet franc, Zeynep Arca Şallıel nous explique que même si elle trouve important de relancer les cépages locaux, elle ne croit pas qu’il faille pour autant rejeter les cépages internationaux.

"Les cépages autochtones sont très importants. Ils ne sont pas étudiés suffisamment, il y a beaucoup à découvrir et c’est très excitant, dit la viticultrice tout en soulignant que les cépages internationaux sont cultivés en Turquie depuis des siècles. Ce qui est important pour moi, c’est de pouvoir exprimer les qualités spécifiques de ce terroir".

"Dans notre verre, un vin au goût de fruits rouges bien mûrs, quelques notes de café et un peu d’épices. Şerefe! Santé !"

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