Fil d'Ariane
Une vague #Metoo balaye le monde littéraire de Turquie. Des allégations d'agressions et de harcèlement sexuels visent des écrivains connus, dénoncés par leurs victimes présumées sur les réseaux sociaux. Le mouvement s'étend à d'autres pans de la société turque et l'un des auteurs mis en cause s'est suicidé.
Comme souvent, tout a commencé par un tweet. Le 7 décembre, sous le pseudonyme "Leyla Salinger", une internaute partage une vidéo du romancier Hasan Ali Toptaş, surnommé "le Kafka turc" dans les cercles littéraires, accompagnée du commentaire "Combien sommes-nous à attendre que cet homme soit dénoncé ?" Dans cette video, l'écrivain explique qu'avant de lire un livre, il regarde l'âge du traducteur ou de la traductrice - mais il ajoute que c'est parce qu'il craint un texte "fade" si celui-ci ou celle-ci est trop jeune, puisque, selon lui, le turc d'aujourd'hui s'est considérablement appauvri :
Hasan Ali Toptaş, “Çeviri bir kitap okurken önce çevirmenin doğum tarihine bakıyorum.” pic.twitter.com/grmsjGz2Mj
— Edebiyat Cephesi (@edebiyatcephesi) December 7, 2020
Lancée par des messages anonymes sur les réseaux sociaux, le mouvement a rapidement pris de l'ampleur, ralliant des personnalités connues et enhardissant des femmes à rompre le silence pour dénoncer des écrivains se croyant protégés par leur célébrité. A la suite de ce message, une vingtaine de femmes ont accusé Hasan Ali Toptaş de harcèlement, provoquant une vague de témoignages visant d'autres écrivains.
Pourquoi as-tu mis cette robe, alors ?
Hasan Ali Toptaş à l'écrivaine Pelin Buzluk
L'écrivaine Pelin Buzluk a raconté sa propre histoire de harcèlement par Hasan Ali Toptaş au journal turc Hürriyet : "J'ai un souvenir terrible à son sujet", confie-t-elle, rappelant qu'elle avait dû s'enfermer à clé dans la salle de bain de l'appartement de l'écrivain qui avait essayé de l'agresser sexuellement en 2011. "Pourquoi as-tu mis cette robe, alors ?", lui aurait-il demandé lorsqu'elle repoussait ses avances, insinuant qu'elle méritait ce qui lui arrivait.
A lieu d'apaiser le débat, Hasan Ali Toptaş a aggravé son cas avec un communiqué dans lequel il présente ses excuses à toutes les personnes qu'il aurait heurtées par "ses comportements inconscients", qu'il impute à une mentalité "patriarcale", refusant d'en endosser la responsabilité.
Pour Pelin Buzluk : "Ce ne sont pas des excuses provenant de quelqu'un qui regrette ses actes". Ce à quoi Hasan Ali Toptaş a répondu en niant la version de l'écrivaine : "Rien de tel n'est arrivé", déclarait-il au quotidien Milliyet. Or le jour-même, le journal publiait les témoignages de cinq autres femmes l'accusant, elles aussi, de harcèlement sexuel.
Face à cette cascade de révélations, la maison d'édition Everest a mis fin à sa collaboration avec Hasan Ali Toptaş, le cinéaste Müge Büyüktalaş a annulé le film Birds in Yasına, une adaptation d'un roman de Toptaş, et la Chambre de commerce et d'industrie de la ville de Mersin lui a retiré le prix littéraire qu'elle venait de lui décerner.
Depuis, les hashtag #tacizesusma ("Ne reste pas silencieux face au harcèlement") et #SusmaBitsin ("fin au silence) ou encore #uykularınkacsın, qui peut se traduire par "Comment pourras-tu dormir", sachant que la suite du slogan est "quand j'aurai parlé", comptent parmi les plus populaires en Turquie. Dans le cadre du 39e festival du film d'Istanbul, les femmes de cinéma aussi font entendre leurs voix, largement applaudies :
Sesimizi çıkarıyoruz. #tacizesusma pic.twitter.com/a3jO802I5Z
— Armutun Sapı (@muhtesmtuleyman) December 17, 2020
Une autre écrivaine, Asli Tohumcu, affirmant "prendre courage de Pelin Buzluk" accuse publiquement un homme de lettres, Bora Abdo, de l'avoir harcelée. A la suite de ses paroles, la maison d'édition Iletişim a rompu ses liens avec l'auteur qui, lui, nie les allégations.
Aslı Tohumcu: Devletten sadece kadınlar için değil, hiçbir şey için bir şey beklemiyoruzhttps://t.co/rAYmUv2PCM pic.twitter.com/v5TDR5kk8r
— Artı Gerçek (@artigercek) December 19, 2020
Dans ce contexte est venu s'ajouter au mot-dièse #uykularınkacsın l'adresse uykularinkacsin@gmail.com, créée à l'initiative de militantes pour encourager les femmes victimes de harcèlement à partager leurs histoires.
"Uykuların kaçsın ben ne zaman ifşa edileceğim diye!"#UykularınızKaçsın #UykularınKaçsın #SusmaBitsin pic.twitter.com/D2KBURWsdm
— Marie (@mari_v_z) December 17, 2020
En 2018, déjà, l'écrivaine Nazli Karabiyikoglu avait tenté de susciter des révélations similaires dans le monde littéraire turc en publiant un article sur les agressions sexuelles dans cet univers cosmopolite. Elle s'en expliquait au micro de la Medyascope :
A l'époque, les alertes de Nazli Karabiyikoglu n'avaient pas réussi à mobiliser la société turque. Entretemps, le #Metoo turc est passé par-à et, ces derniers jours, son article été largement partagé sur les réseaux sociaux. Au-delà des cercles artistiques, les ondes de choc du mouvement commencent à se répercuter dans toute la société turque.
L'avocate et députée du Parti républicain du peuple (CHP), social-démocrate et laïc, Sera Kadigil, connue pour ses positions contre les dérives autocratiques du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, dénonce la banalisation du viol :
CHP'li Sera Kadıgil'e göre tecavüz normal bir olay.#TacizeSusma
— AkAbe (@idemGNEN81) December 15, 2020
pic.twitter.com/p2iImUET2Q
Les milieux politiques ne sont pas épargnés, puisque les représentations du CHP d'Istanbul et de Konya, dans l'est du pays, sont elles aussi secouées par des révélations d'agressions sexuelles. "Cela fait 21 jours que les administrateurs du CHP se taisent et jouent aux 3 singes sur le viol et le harcèlement révélés dans les organisations CHP d'Istanbul et de Konya", dénoncent des tweets :
CHP İstanbul ve Konya teşkilatlarında yaşanan tecavüz ve taciz olayları hakkında CHP’li yöneticilerin susup 3 maymunu oynaması tam 21 gün oldu.
— Kaç Saat Oldu? (@KacSaatOlduTR) December 14, 2020
Konuşanı CHP’den atıyorlarmış...#TacizeSusma pic.twitter.com/YA6z7zDDdg
Face au couvre-feu total le weekend et partiel en semaine imposé à la population turque, la mobilisation prend corps sur Internet : samedi 26 décembre, par exemple, le Syndicat turc de la presse et de l'édition appelle à une réunion zoom contre les violences faites aux femmes et aux personnes LGBTQI dans ce secteur :
DİSK Basın İş’li kadınlar olarak medya ve yayıncılık sektöründeki erkek şiddetine karşı sektör çalışanı tüm kadınları değişimi birlikte örmeye çağırıyoruz.
— DİSK Basın-İş (@Disk_Basin_is) December 16, 2020
Katılım formu: https://t.co/OMw4iy98qg pic.twitter.com/Xy3BLSRqRp
La campagne de dénonciation d'agression sexuelle a pris une tournure dramatique et suscité un intérêt croissant des médias depuis le suicide, le 10 décembre, d'un écrivain après la divulgation de messages obscènes qu'il aurait envoyés à des femmes plus jeunes. L'un des auteurs mis en cause, Ibrahim Colak, s'est suicidé à Ankara à l'âgé de 51 ans après avoir publié sur Twitter un texte dans lequel il a exprimé ses regrets et demandé pardon à sa famille : "Je ne m'étais pas préparé à une fin pareille. J'ai voulu être un homme bien, mais j'ai échoué", écrit Colak, ajoutant qu'il ne pourrait plus "regarder sa femme, ses enfants et ses amis dans les yeux".
Writer #ibrahimcolak ended his life after being revealed in a series of sexual abuse & harassment claims by women in #metoo revelations. pic.twitter.com/iQ38QMQKjV
— dokuz8NEWS (@dokuz8news) December 11, 2020
Selon les médias locaux, Ibrahim Colak aurait envoyé des messages obscènes à Leyla, l'internaute qui a lancé le mouvement. Depuis, le compte Twitter @LeylaSalinger a disparu.
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