En Turquie, les femmes meurent dans l’indifférence

D’après les statistiques des huit premiers mois de 2011, en Turquie, une femme sur quatre est battue dans ce pays de l’islam modéré ; une femme enceinte sur dix perd son enfant à la suite de violence conjugale, seize femmes sur cent sont violées et chaque jour emmène, en moyenne, son lot de quatre femmes victimes de meurtres.
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En Turquie, les femmes meurent dans l’indifférence
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En Turquie, les femmes meurent dans l’indifférence
Manifestation de Turques contre les violences conjugales à Ankara, en avril 2011.
AFP/Adem Altan
Âgée de trente ans, Dilek ne supporte plus son mari, Adem Tuncer, en situation de chômage récurrente. Voulant intenter une procédure de divorce, elle décide de quitter le foyer conjugal en compagnie de ses deux enfants. Originaire de Bursa, sa famille les accueille en attendant. De son côté, son mari, Adem, veut se réconcilier avec elle, mais en vain. Un jour, prétextant de voir ses enfants, il sonne à la porte de la famille de Dilek. Armé d’un long couteau, il la poignarde à plusieurs reprises et, pour finir, tranche la tête de la jeune femme. Certains meurtriers ne sont pas des bouchers aguerris Chaque jour, en Turquie, deux femmes sont assassinées pour les mêmes raisons, sous les mêmes prétextes et à l’arme blanche. Dans ce beau pays, on dirait qu’il existe un rituel de déchiquetage : certaines victimes sont frappées 11 fois, d’autres reçoivent jusqu’à 30 coups de poignard, dont le record en la matière se chiffre à 43 lacérations ! Plus le nombre de coups monte, moins de force il reste à l’assassin pour trancher la gorge de sa victime, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais, pour un peuple qui perpétue les rites d’Aid El Kebir, ces hommes savent comment s’y prendre... Cela n’empêche que certains meurtriers ne sont pas des bouchers aguerris et, de ce fait, ils s’y prennent autrement. Ainsi, deux autres femmes sont assassinées quotidiennement par divers procédés. Certaines sont victimes des “crimes d’honneur” : pendues, ensevelies vives ou étouffées par les membres de la famille. D’autres meurent de violence conjugale, soit battues, soit abattues par balles.   Une complaisance “masculine” de la part des administrations Souvent citée en exemple pour son Etat laïc, la Turquie a permis des avancées notables pour les femmes comme le droit de vote en 1934,  bien avant la France (1946) et la Suisse (1971). Les Turques jouissent, non seulement, de l’égalité citoyenne sur tous les plans, mais elles sont protégées et favorisées par une juridiction qui leur donne des avantages. Or, ces mesures ne servent à rien. A chaque meurtre de femme, la presse rapporte un laxisme sinon une complaisance “masculine” de la part des policiers, des procureurs ou des juges qui n’ont pas tenu compte des plaintes déposées par ces femmes persécutées, et, ainsi, les ont presque livrées à leurs assassins.  Sans contradiction possible, les statistiques démontrent que les violences faites aux femmes suivent la même courbe que celle de l’islamisation de la Turquie. Pendant les sept premières années du pouvoir AKP, des assassins, tous du genre masculin, ont tué quatre mille cent quatre-vingt-dix femmes dans le pays. Le nombre de victimes de féminicide se situe, pour l’année 2009, à mille cent vingt-six tuées, tandis qu’il était seulement de soixante-six, il y a neuf ans... Et la courbe n’est pas prête de décliner.
En Turquie, les femmes meurent dans l’indifférence
Affiche de la campagne officielle de l'Association Human Rights Watch en Turquie.
Inefficacité de la lutte de l’Etat contre ces violences Pourtant, le parti majoritaire au pouvoir, AKP, ne donne pas les signes d’un parti misogyne et, de son côté, le pouvoir exécutif tente tout pour empêcher aussi bien la violence que les crimes contre les femmes. Il renforce les lois, augmente les peines encourues, monte des cellules de vigilance, mais rien n’y fait. Ni le gouvernement ni les chercheurs qui essaient de comprendre le phénomène et d’éradiquer le problème n’osent faire le rapprochement entre l’islamisation de la société et la violence contre les femmes. Or, même un simple constat des faits rend inévitable d’aborder les effets de ce parallèle et met en cause le modèle de la société musulmane qu’incarne le pouvoir islamiste/démocrate d’AKP. En 1993, une femme atteint la haute fonction de Premier ministre, Tansu Çiller. De cette manière, la Turquie entre dans le cercle reteint des pays ayant eu une Première ministre. Or, depuis 2002 et malgré les nombreuses députées dont il se vante,  AKP a nommé une seule ministre femme... et seulement responsable du “Ministère de la Femme et de la Famille”. Pis, dans le dernier gouvernement, le poste fut modifié dans son intitulé, exit le titre de “la Femme” pour un ministère devenu, tout court, “Ministère de la Famille”. D’ailleurs, l’unique femme du pouvoir exécutif, Madame la ministre Fatma Sahin, déclara récemment qu’elle ne s’intéressait pas aux statistiques de la violence conjugale, mais aux statistiques des divorces en hausse ! L’ambiguïté du gouvernement islamique   Le gouvernement déploie beaucoup d’effort pour que les filles accèdent à l’enseignement, alors qu’il les exclut, par son discours islamique, d’une indépendance vis-à-vis de l’autorité mâle et les place sous la tutelle du père ou du mari. Certes, les ministres d’AKP n’exercent aucune violence sur leurs femmes. Mais, suivant le conseil au niveau national du Premier ministre, elles sont toutes voilées, femmes au foyer et mères d’au moins trois enfants. La plupart d’entre elles a fait des études supérieures et, pourtant, refuse aussi bien la rivalité professionnelle que l’égalité sociale avec l’homme. Parce qu’au départ elles acceptent d’être différentes, et cette différence commence peut-être bien par porter le voile, quand bien même leurs hommes s’habilleraient en costard cravate, comme en Turquie. Ce modèle réussit assez bien au sommet de l’Etat et aux couches aisées qui sont proches du pouvoir, où l’on divorce peu et où l’on possède les moyens d’étouffer quelques frivolités. Un pays où les femmes « s’achètent » Mais le modèle est aussi suivi par les couches les moins aisées, moins instruites où un conservatisme s’est installé et se radicalise de plus en plus. Et là, une femme soumise qui se révolte et demande soudain l’égalité devant la loi déstabilise le mari. D’autant plus si, au départ, le mari l’a “acheté au père” en échange de tout ce qu’il possédait, et ce quand elle était encore un enfant. Car l’autre plaie de la Turquie reste le mariage forcé des femmes/enfants que l’on vend, simplement. Alors, dans ce cas, le divorce devient un déshonneur et l’adultère mérite le châtiment capital.    Cette dépréciation de la femme s’amplifie au même rythme que l’islamisation de la société turque. En aucun pays du Maghreb et du Moyen Orient, la démocratie sans la laïcité ne peut prendre racine, tant que la culture islamique s’opposera à l’égalité de la femme vis-à-vis de l’homme.  
En Turquie, les femmes meurent dans l’indifférence
A propos de Mine G. Kirikkanat Mine G. Kirikkanat, née à Ankara, vit à Istanbul où elle travaille pour le quotidien Cumhuriyet. Sociologue de formation, aujourd'hui auteure de renom et spécialiste du polar politique, l'écrivaine a publié plusieurs romans, nouvelles et essais dans son pays. Au total, elle a écrit huit œuvres dont trois ont été traduits en français.  Bibliographie publiée en France : Le Sang des Rêves, ed. Metailié 2010, France La Malédiction de Constantin, ed. Metailié 2006, France L’Autre Nom de La Rose, ed. e-dite, 2000 France Le Palais aux mouches, L’Harmattan, 1995 (sous le nom de Miné Saulnier)