#EnaZeda, le #MeToo tunisien : un député accusé de harcèlement sexuel

A l'origine, quelques images postées sur Twitter. On y voit un député, pris en flagrant délit d'onanisme dans sa voiture, garée devant une école. Sur les réseaux sociaux, les témoignages déferlent sous le mot-dièse #EnaZeda, le #Metoo tunisien, bousculant les tabous et révélant l'ampleur des non-dit de la société. Entretien avec Nadia Ayadi, l'initiatrice du mouvement. 
 
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Fraîchement élu sous l'étiquette du parti Qalb Tounes de Nabil Karoui, battu à la présidentielle par l'universitaire Kais Saied, un député de la région de Nabeul, Zouheir Makhlouf, ancien journaliste, a été filmé en train de se masturber devant un lycée. Sur les images largement relayées sur les réseaux sociaux, il est assis à l'avant d'une voiture, tee-shirt au logo de son parti, pantalon baissé, les yeux tournés vers la jeune fille de 19 ans qui le filme. 

Zouheir Makhlouf, lui, dément tout acte de masturbation, assurant qu'il est diabétique et qu'il était en train d'uriner dans une bouteille. Une explication peu crédible étant donné le contexte. Car la jeune femme qui a pris la photo ne faisait que rapporter un comportement récurrent, raconte Nadia Ayadi, l'une des initiatrices du mouvement : "Elle et ses amies avaient remarqué qu'un grand nombre d’hommes rôdaient autour de leur lycée. Elle ne faisait que documenter un comportement suffisamment répandu pour qu’elle repère l'homme et ait le réflexe de sortir son téléphone pour prendre une vidéo en passant devant la voiture," explique cette ingénieure tunisienne qui travaille en France depuis quelques années tout en restant très active auprès des réseaux de femmes en Tunisie. 

Dans un premier temps, la lycéenne, qui n’avait même pas reconnu l’élu, a uniquement posté ses images au sein d'un groupe fermé où plusieurs filles échangeaient sur ce sujet. Jusqu’au moment où quelqu’un l’a reconnu et a relayé la vidéo. Sans cette conjonction d’événements, qui a révélé l'affaire, le débat autour du harcèlement et des agressions sexuelles n’aurait jamais été lancé.

#EnaZeda

Sur les réseaux sociaux, la diffusion des images de l'élu pris en flagrant délit d'onanisme a soudain déclenché une vague de témoignages indignés sous le mot-dièse #EnaZeda, "moi aussi" en dialecte tunisien, en référence au mouvement #Metoo qui avait libéré la parole de femmes victimes de harcèlement ou d'agressions sexuelles dans le sillage de l'affaire Harvey Weinstein en octobre 2017. Ce 11 octobre 2019, #EnaZeda part de l'une des premières réactions sur Twitter, lorsque, au fil des échanges, Nadia Ayadi tweete ce qu'elle a sur le coeur : "le plus triste dans l'histoire, c'est que beaucoup de femmes pourraient faire une déclaration similaire."
 


Une réponse arrive, assortie du mot dièse #EnaZeda aussitôt repris par toutes les femmes qui répondent à Nadia Ayadi. Avec près de 30 000 abonnés, la militante tunisienne fait office de caisse de résonance en relayant "beaucoup de témoignages de femmes qui ne sont pas beaucoup suivies sur Twitter."

S'ensuit une cascade de témoignages qui, bientôt, déborde de la twittosphère. La ministre de l'Emploi Saida Ounissi, membre du parti d'inspiration islamiste Ennahdha, elle aussi, témoigne :
 

Le harcèlement enfin au coeur du débat public ?

Le scandale de l'élu exhibionniste semble avoir ouvert une boîte de Pandore des agressions envers les femmes, comme l'exprime une internaute :
Alors que les réseaux sociaux donnent enfin aux femmes un canal d'expression, note une autre :

La sexualité, le grand tabou  

Sur Twitter, nombreuses sont les réactions d’hommes qui se disent étonnés par le nombre d’histoires publiées. "Ils ne se rendaient pas compte à quel point c’était fréquent, que ça touchait tout le monde, à commencer par les femmes de leur entourage. Bien sûr, ils savent que des hommes en sont capables, mais ils ne réalisaient pas que chacune des femmes qu’ils connaissent pouvaient avoir une histoire à raconter sans l’avoir jamais dit, parce que c’est presque banal. Je serais étonnée de trouver une femme qui ne l’a jamais vécu," raconte Nadia Ayadi.

Les femmes n’en parlent pas aux hommes de leur entourage, mais elles en parlent sur Facebook et sur Twitter. D’où vient la difficulté de signaler les agressions sexuelles ? La sidération, la peur du scandale, le doute sur ce qu’elle vient de vivre et sur la manière dont elle va être reçue, la crainte que l’accusation se retourne contre elle, parce qu’elle a attiré l’attention ou s'est trouvée dans un endroit où elle ne devrait pas être… Tout cela retient la victime de parler. "Un processus que l’on analyse qu’après-coup, explique Nadia Ayadi. Je l’ai vécu moi-même. Pour ma part, je n'ai pas envie de m’attarder sur ces histoires quand je suis avec des amis." Certaines victimes rapportent même qu’on leur a dit de se taire. D’autres qu’elles ont crié, appelé à l’aide et que personne n’a bougé.

 
Pour Nadia Ayadi, il est prématuré de parler d'un "mouvement #EnaZeda" tant que les échanges restent limités à Twitter, qui n’est pas le réseau le plus utilisé en Tunisie.  Mais entre-temps, la page Facebook #EnaZeda a rassemblé de nombeux témoignages en longueur et la discussion commence à s'ancrer. "Maintenant que l'affaire est commentée sur les sites d’information et que se multiplient les comptes Facebook, on peut espérer qu'un débat public s'engage et que les autorités soient alertées, pense Nadia Ayadi. Il existe déjà un cadre légal pour protéger du harcèlement, mais il reste un énorme travail à faire sur le terrain pour que les femmes connaissent leur droits, qu’elles sachent porter plainte ou puissent s’adresser à des associations qui peuvent les aider." Entre la loi et l’application de la loi, le chemin est encore long. Car en Tunisie, il reste très difficile de parler de tout ce qui a trait à la sexualité.
 

La pédophilie, ce non-dit destructeur

Au fil des jours, les témoignages partagés avec le mot-dièse #EnaZeda révèlent un phénomène profondément enfoui dans les méandres des non-dit de la société tunisienne : de plus en plus de récits font état d'agressions plus graves comme des cas de pédophilie.


Où trouver un espace pour en parler ? Sur la page Facebook #EnaZeda, les victimes de pédophilie peuvent témoigner de façon anonyme. Elles disent enfin clairement pourquoi elles ont eu si peur ; elles expliquent qu'elles étaient tellement dans l’incompréhension de ce qui leur arrivait qu’elles n’ont rien dit. "Et celles qui ont parlé se sont entendu dire de se taire. Le sujet est tellement tabou que la règle d’or a toujours été le silence," explique Nadia Ayadi.

Elle poursuit : "Comme le harcèlement et les agressions sexuelles, la pédophilie est un comportement criminel lié à l’absence de liberté sexuelle. Puis la loi du silence permet à ces situations de se perpétuerA chaque scandale, comme ceux qui ont fait beaucoup de bruit ces dernières années, le public accuse le choc, comme s'il découvrait le problème. Or à ce stade, on a déjà trop de témoignages pour penser que ce comportement est exceptionnel". Partant du principe que ces témoignages ne sont que la partie immergée de l’iceberg, on peut entrevoir l’étendue de la réalité.
 

Il faut aussi atteindre les enfants et les adolescents pour leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas accepter certaines choses.
Nadia Ayadi

Prévenir et guérir

Même si beaucoup de victimes se dissimulent derrière des pseudonymes ou l’anonymat de peur de la réaction de leur entourage, parler est déjà faire un pas vers la guérison. Leurs témoignages peuvent aussi atteindre d'autres victimes, silencieuses, pour les aider à réaliser que ce genre de comportement n'est pas normal, qu’il est possible de s’en protéger, de porter plainte, de dénoncer, comme l'explique Nadia Ayadi. "Il faut aussi atteindre les enfants et les adolescents pour leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas accepter certaines choses, mais si on ne parle pas de sexe, ni à la maison, ni ailleurs, c’est difficile. Alors ces histoires qui, finalement, sont très similaires, leur montrent que ce n’est pas de leur faute, que c’est normal s'ils se sentent mal après avoir vécu cela."

Nouveau gouvernement, nouveau progrès ?

En matière de harcèlement, la loi cadre adoptée par le Parlement en 2017 représentait déjà une énorme avancée en Tunisie, donnant à la justice les outils nécessaires pour saisir et condamner : il existe désormais des définitions claires du harcèlement et des agressions sexuelles, avec des peines associées. "Le problème, c’est l’application, explique Nadia Ayadi. Il faut pouvoir atteindre les femmes partout, pas seulement sur Twitter. Y compris celles de milieu plus conservateurs, plus fermés, qui ont moins accès à la parole, qui ne savent pas à qui s’adresser. Quels sont leurs droits ? Comment la loi les protège ? C'est cela qu'il faut inculquer à toutes ces femmes qui ont tendance à prendre sur elles, à minimiser les agressions."

Il faut que les femmes continuent à s’exprimer jusqu’à ce que le sujet soit incontournable sur la place publique.
Nadia Ayadi

Dans ce contexte, si la vague #EnaZeda continue à déferler, si la société civile interpelle les nouveaux responsables pour qu'ils engagent un travail de sensibilisation des femmes sur le terrain, alors on pourra dire que le mouvement a fait bouger les choses. Car le nouveau président Kais Said, légaliste et attaché à la Constitution, ne devrait pas faire régresser les droits des femmes en Tunisie , mais il ne les fera pas progresser non plus, selon Nadia Ayadi, "Il ne va pas se battre, ni dans un sens, ni dans l’autre pour changer la loi existante. Il faut que les femmes continuent à s’exprimer jusqu’à ce que le sujet devienne incontournable sur la place publique"

La justice montrera déjà où elle se situe lorsqu'elle tranchera sur le cas du député  Zouheir Makhlouf, entendu par le juge d'instruction au tribunal de Nabeul pour "harcèlement sexuel et outrage à la pudeur". Le parti Qalb Tounes, de son côté, a ouvert une enquête interne.