Enriqueta Faber, insoumise et première femme médecin à Cuba

Elle fait partie de ces figures féminines que l’histoire a ignorées. Enriqueta Faber, née Henriette Faber à Lausanne en 1791, est la première femme à avoir exercé le métier de médecin à Cuba, sous les traits d’un homme. Insoumises remet à la place qu'elle mérite cette femme pionnière, magistralement incarnée à l'écran par Sylvie Testud. Rencontre au FIFDH de Genève avec la coréalisatrice Laura Cazador.
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Sylvie Testud, méconnaissable dans le rôle d'Enriqueta Faber, dans Insoumises, le film coréalisé par Laura Cazador et Fernando Perez qui retrace le parcours de cette Suissesse partie à Cuba au début du XIXe siècle pour y exercer le métier de médecin sous les traits d’un homme.
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Inconnue en Suisse, Enriqueta Faber est devenue l’icône de la communauté lesbienne, transgenre ou encore des militants anti-esclavagistes sur son île d’adoption, Cuba.
Le film Insoumises, projeté dans le cadre du FIFDH (Festival du film et forum international sur les droits humains), lui rend hommage sous les traits de Sylvie Testud. Méconnaissable, l’actrice française incarne à la perfection ce personnage flamboyant dont l’éthique ne fléchit devant aucun obstacle.

C’est lors d’un séjour à Cuba, il y a dix ans, qu’André Martin, producteur du film, entend parler pour la première fois d’Enriqueta Faber. "On me l’a d’abord présentée comme une Allemande, raconte-t-il, chacun réécrivait son histoire à sa manière ; il existait de multiples versions parfois contradictoires." De retour en Suisse, André Martin fait des recherches et découvre que cette femme au parcours extraordinaire est Suisse.
 

Contre les préjugés

Que sait-on d’elle? Mariée très jeune à un soldat enrôlé dans les troupes napoléoniennes, Enriqueta se retrouve veuve à 18 ans. Déguisée en homme, elle part à Paris pour étudier la médecine à la Sorbonne, puis s’embarque pour Cuba en 1819. Dans la ville de Baracoa, dans l’est du pays, elle devient Enrique Faber, ce chirurgien à la peau claire qui soigne les nécessiteux et intrigue la bonne société locale. Lorsque la vérité éclate sur son mariage avec une femme, en 1823, elle se retrouve au cœur d’un des procès les plus scandaleux de l’histoire coloniale de Cuba.
 

L’atmosphère capiteuse de Baracoa, saturée de valeurs religieuses, transparaît à merveille dans Insoumises. Dans la moiteur tropicale de l’île rompue au commerce d’esclaves, où les inégalités sociales crèvent les yeux, Enriqueta Faber refuse la domination blanche. Au milieu des effluves de cigares et de rhum, de la végétation luxuriante qui enserre la cité coloniale, elle se dresse face aux préjugés, repoussant les faveurs d’une société clientéliste qui voit en elle une alliée.

Puis vient la rencontre avec Juana de Leon, ténébreuse sauvageonne que la société rejette pour avoir perdu sa virginité avant le mariage – elle a en réalité été violée par un influent marchand d’esclaves. Enriqueta la sauve d’une fièvre tenace et, très vite, une idylle naît. Le mariage est célébré à l’église, un tremplin qui affranchit Juana des commérages. Dans le même temps, les manières peu viriles du médecin sont de plus en plus questionnées. Lorsque son travestissement apparaît au grand jour, les flammes et bientôt les foudres de la justice coloniale se déchaînent contre elle. Juana, manipulée par la famille bourgeoise qui l'a accueillie, viendra même témoigner contre son "mari". Enriqueta sera condamnée par la justice cubaine à l'exil et c'est sous l'habit de nonne dans un couvent à La Nouvelle-Orléans, qu'elle continuera à soigner les plus deshérités, jusqu'à ses derniers jours.

"Pour incarner Enriqueta Faber, personnage haut en couleur, sombre et complexe, Sylvie Testud s’est investie sans compter, souligne André Martin. Non seulement dans le jeu, mais aussi dans l’apprentissage de la langue." L’actrice a en effet dû apprendre l’espagnol pour les besoins du film. Une corde de plus à son arc, elle qui a déjà tourné en allemand et en japonais. 

Une «pionnière» parmi d’autres

A l’été 2017, le tournage démarre dans des conditions parfois rocambolesques. "Nous étions sans cesse tributaires des pénuries, du bruit incessant, de la météo capricieuse", raconte André Martin. Ce qui a transformé le tournage en défi logistique. "Il est arrivé qu’on doive s’arrêter parce qu’il manquait des clous ou de la peinture pour finaliser les décors d’époque", souligne-t-il. Le premier et le dernier plan du film s’ouvrent sur une falaise battue par des vagues immenses. "C’était juste quelques heures avant l’arrivée de l’ouragan Irma."

Aujourd’hui réhabilitée, Enriqueta Faber n’est pas la seule à avoir été oubliée. Son histoire s’intègre dans une collection baptisée Les Pionnières dont le premier volet est consacré à Elisabeth Eidenbenz, une infirmière suisse qui a fui l’Espagne franquiste en 1939 pour ouvrir la maternité d’Elne dans le sud de la France. Le personnage est incarné par Noémie Schmidt dans La lumière de l’espoir. Un troisième film, Sur les traces d’Ella Maillart, est en développement. "Ces femmes donnent une autre image de la Suisse, une image d’ouverture et de solidarité, bien loin des campagnes militaires de généraux poussiéreux que l’historiographie met généralement en avant", souligne André Martin.
 

Rencontre avec Laura Cazador, co-réalisatrice avec Fernando Perez Valdes du film Insoumises
 
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Laura Cazador, cinéaste, scénariste et autrice née à Genève en 1983, vit entre sa ville natale et La Havane depuis 2003. Elle coproduit, écrit et/ou réalise plusieurs projets/films et rédige aussi, comme journaliste, sous le nom de Laura Hunter.
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Terriennes : comment avez-vous eu connaissance de l'existence d'Enriqueta Faber ?
Laura Cazador : ça remonte à 2004, à Cuba. Je faisais des études de cinéma et je travaillais comme assistante de réalisation sur un film cubain pour me faire la main. Sur ce tournage, le réalisateur cubain, qui s'appellait Enrique, d'ailleurs, me dit : "Tiens, toi qui est suisse, tu connais sans doute l'histoire de cette Suissesse, Enriqueta Faber". Car lui, cela l'avait beaucoup marqué. Tout de suite je me suis dit qu'il y avait quelque chose à faire, et c'est resté dans un coin de ma tête. Et puis un jour, j'ai le producteur André Martin au téléphone et je lui dis que je pense à un film sur un personnage de femme suisse, et lui me répond : "Non, ne me dis pas que tu penses à Enriqueta Faber !" En fait, nous avions eu tous les deux la même idée et la même envie !

Enriqueta Faber est devenue une icône pour la communauté LGBT cubaine, pourquoi ?
C'est étonnant, cette femme a représenté plusieurs causes, la première est celle des LGBT, car on considère que c'est le premier mariage gay qui ait eu lieu dans l'île. Imaginez un mariage entre deux femmes en 1819, cela a provoqué un énorme scandale, surtout au moment du procès qui a eu lieu par la suite. Après, elle a aussi eu d'autres casquettes, puisqu'il apparaît qu'elle a entrepris tout un travail de charité et de solidarité avec les populations d'esclaves, les plus pauvres du Cuba colonial. Elle délivrait une médecine gratuite pour les plus démunis, et en cela, elle était aussi une pionnière. Et puis elle incarnait le statut d'une femme qui travaille, et qui avait choisi ce qu'elle voulait faire, en tant que première femme médecin, même s'il y avait bien sûr à Cuba de nombreuses guérisseuses chez les Indiennes et les autochtones. Elle était la première étrangère à pratiquer la médecine après avoir obtenu un diplôme à la Sorbonne à Paris.

Il y a une scène assez croustillante dans le film, lorsqu'elle explique à un homme, un propriétaire cubain, comment donner du plaisir à son épouse. C'est vous qui avez imaginé cette scène ?
Oui, j'avoue, c'est moi ! Je l'ai imaginée pendant l'écriture, pour profiter de ce quiproquo assez savoureux, finalement. C'est une femme grimée en homme qui s'adresse à un mari. Elle lui donne presque une ordonnance, comme sous forme de prescription médicale, des détails précis pour satisfaire sa femme, un peu perturbée depuis son accouchement. Le bourgeois ne sait pas à ce moment-là que c'est une femme qui s'adresse à lui. Elle connaît bien le sujet, justement en tant que femme. J'ai trouvé cela assez rigolo, j'aime beaucoup ce moment !
 


Le fait d'écrire le film à deux, avec un homme, a-t-il été utile, surtout pour raconter l'histoire d'une femme obligée de se travestir en homme ?
Au départ, cela ne s'est pas fait pour cette raison, mais au final, on s'est rendu compte qu'en effet, cela avait été très utile. Nos idées étaient complémentaires, et cela s'est justifié surtout concernant le personnage de Juana, la femme d'Enriqueta. On voulait montrer qu'il s'agissait d'une femme marquée par la vie, avec des hommes autour d'elle, machistes et dominants. Il y a cette scène où Juana ne sait pas encore qu'Enrique est une femme, mais elle sent qu'il y a quelque chose de différent. Je me souviens que nous l'avons vraiment écrite à deux. On voulait montrer comment elle avait pu ressentir avant de le savoir qu'Enrique n'était pas vraiment un homme... 

Cette histoire d'amour en était-elle vraiment une, ou ne s'agissait-il pas plutôt d'une relation de colon à colonisée ?
Dans la réalité, c'est vrai que cette histoire d'amour est difficile à appréhender. C'est pour ça qu'on insiste sur le fait que l'on a fait une fiction, basée sur des faits réels. Et on a pris beaucoup de libertés avec la vraie histoire. Notamment pour ces aspects-là, des aspects plus intimes, plus difficiles à montrer. Il y a des archives qui existent, mais les déclarations qui y sont consignées sont contradictoires entre le début du procès et la suite. On s'est posé aussi cette question, est-ce qu'il n'y a pas, dans cette histoire, une relation de dominant à dominé ? D'après les recherches qu'on a pu faire, il y a bien eu une histoire d'amour, car des lettres d'amour ont été retrouvées. Elles sont conservées aux Etats-Unis par une famille qui les a achetées. Un anthropologue cubain a pu les consulter, et il confirme cette thèse.

Pour incarner Enriqueta Faber, comment votre choix s'est-il porté sur Sylvie Testud ?
On voulait une actrice française ou suisse, pour des questions d'accent et d'attitude. Son physique et son jeu nous interessaient vraiment. On lui a envoyé le scénario. Elle a tout de suite aimé et dit oui. Elle a fait un travail  incroyable, elle a dû apprendre la langue et tous les dialogues par coeur. L'équipe cubaine a été totalement impressionnée dès qu'elle a prononcé ses premiers dialogues. Son interprétation apporte vraiment quelque chose au film.

Comment le film a-t-il été perçu à Cuba ?
En décembre dernier, plusieurs projections ont été organisées dans le cadre du festival du film de La Havane, pour lequel Insoumises était en compétition. On a reçu un prix spécial du jury, une mention spéciale d'un prix de la presse étrangère, et aussi un prix d'une organisation qui lutte contre la violence, violence raciale et violence domestique. Cette récompense nous a vraiment touchés; car ces associations nous ont dit que ce film aidait à dénoncer ces violences et à ouvrir le débat.

Avez-vous en tête d'autres héroïnes de l'histoire suisse que vous aimeriez réhabiliter ?
Il y a une héroïne suisse, qui n'est pas totalement oubliée, mais qui me fascine et que j'admire, c'est Isabelle Eberhardt, écrivaine genévoise qui, elle aussi, a pris l'habit d'homme pour écrire et voyager, en l'occurrence en Algérie. C'était à la fin du 19ème siècle. Il y a eu un film sur elle dans les années 1990. A Cuba, apparemment, une actrice suisse serait venue au 18ème siècle, qui se serait appelée Rachel et qui a brisé beaucoup de coeurs à La Havane, un personnage assez sulfureux sur lequel j'aimerais en savoir un peu plus. 
 
Isabelle et rachel
Isabelle Eberhardt, écrivaine suisse disparue dans le désert algérien, à gauche, et Rachel Felix, comédienne suisse à Cuba, deux femmes à réhabiliter dans l'histoire suisse ?
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