Esther Duflo : deuxième femme et plus jeune Prix Nobel d'économie

Le monde des économistes n'est pas particulièrement connu pour être féminin. Le choix d'Esther Duflo pour remporter le prix Nobel d'économie fait donc figure d'exception. A 46 ans, cette chercheuse française est la deuxième femme seulement à décrocher cette prestigieuse récompense depuis sa création en 1968 . Elle la partage avec deux hommes, son mari, l'Indien Abhijit Banerjee et l'Américain Michael Kremer.
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Esther Duflo, prix Nobel d'économie 2019, avec son mari Abhijit Banerjee et Michael Kremer, ici lors de la remise du prix de la princesse des Asturies pour les sciences sociales du roi d'Espagne Felipe VI lors d'une cérémonie à Oviedo, dans le nord de l'Espagne, en 2015.

 
©AP Photo/Jose Vicente
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L'économie est peut-être le Nobel où le profil du lauréat est le plus facile à deviner: un homme âgé de plus de 55 ans, blanc, de nationalité américaine. Ces 20 dernières années, les trois quarts d'entre eux correspondaient à cette description.

Dernier né des Nobel, ce prix, officiellement "prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel", a été créé en 1968 pour célébrer les 300 ans de la Banque de Suède. Cette année, il fait donc exception en revenant à une femme, la Française Esther Duflo, accompagnée de deux hommes, son mari, l'Indien Abhijit Banerjee, et l'Américain Michael Kreme. Tous trois sont récompensés pour leurs études sur la pauvreté dans le monde.
 
Les travaux conduits par les lauréats "ont introduit une nouvelle approche (expérimentale) pour obtenir des réponses fiables sur la meilleure façon de réduire la pauvreté dans le monde", a annoncé à Stockholm le secrétaire général de l'Académie royale des sciences, Göran Hansson.

Esther Duflo est la deuxième femme sacrée par les Nobel cette année après le prix de la littérature, remis à la Polonaise Olga Tokarczuk pour l'édition 2018, reporté d'un an après un scandale d'agression sexuelle.
 

Esther Duflo, un déjà si long parcours

A 46 ans, Esther Duflo devient la plus jeune Nobélisée d'économie et la seconde femme à obtenir ce prix, après l'Américaine Elinor Ostrom en 2009.

Elle est née le 25 octobre 1972 à Paris. Sa mère est médecin pédiatre et son père est le mathématicien Michel Duflo. Pendant son enfance, sa mère participe régulièrement à des actions humanitaires. Un goût pour l'humanitaire dont elle va hériter. Durant ses études à l'Ecole normale supérieure, la jeune femme va travailler comme bénévole dans plusieurs ONG.

Après 10 mois passés à Moscou en 1993 suite à ses travaux sur l'histoire et l'économie de l'URSS, elle se tourne vers l'économie appliquée, sur les conseils d'un certain ... Thomas Piketty. En 1999, elle soutient sa thèse de doctorat au département d’économie du MIT, ( Massachusetts Institute of Technology, Etats-Unis) consacrée à l’évaluation économique des projets de développement. En 2002, elle a à peine 29 ans lorsqu'elle devient professeure associée dans la même prestigieuse école. Deux ans plus tard, elle est nommée professeure à vie à l’université de Princeton. 
 
Egalement diplômée de l’Ecole normale supérieure de Paris et titulaire d’une chaire au Collège de France sur les « Savoirs contre la pauvreté », l'économiste n'en est pas à sa première médaille. En 2005, Le Monde et le Cercle des économistes lui décernent le prix du meilleur jeune économiste de France. Le magazine américain Foreign Policy la cite régulièrement dans sa liste des 100 premiers intellectuels mondiaux. Il la classe 38e en 2010. La même année, elle décroche la médaille John Bates Clark qui distingue les économistes de moins de 40 ans.

En 2013, elle est repérée par l'équipe du second mandat de Barack Obama qui la choisit pour le conseiller sur les questions de développement, au sein du nouveau Comité pour le développement mondial, un organisme américain chargé de conseiller le président des États-Unis et les hauts dirigeants de l’administration. 

Lutter autrement contre la pauvreté

Esther Duflo rencontre celui qui deviendra son mari Abhijit Banerjee, alors qu'il est son professeur. En 1997, il l'accompagne et lui sert de guide lors de son premier voyage en Inde. Ils ont eu un enfant en 2012. En 2015, le couple se marie.
 
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Esther Duflo et son mari Abhijit Banerjee, qu'elle a rencontré alors qu'il était son professeur.
©Abhijit Banerjee/Facebook
Ensemble, ils fondent avec un autre économiste Sendhil Mullainathan, le Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab, ou J-PAL, un laboratoire de recherche en économie dont l’objectif est de « lutter contre la pauvreté en veillant à ce que les politiques sociales s’appuient sur des preuves scientifiques », comme le précise le site du laboratoire. La lutte contre la pauvreté ne doit pas, selon les trois économistes, céder aux "bons sentiments" en promouvant des politiques qui semblent moralement plus justes mais sont en fait inefficaces. Avec ses confrères, elle est une pionnière du développement d'un certain type d'expériences de terrain. Sa méthode consiste en l'étude d'une question limitée et précise, avec comparaison entre un groupe témoin et un groupe d'expérience, tirés au hasard. Un procédé dit de "randomisation" bien connu en biologie, beaucoup moins en économie.
 
Si nous voulons avancer, il faut cesser de réduire les pauvres à des caricatures, et prendre le temps de comprendre réellement leur vie, dans toute sa richesse et sa complexité.
Esther Duflo et Abhijit Banerjee, Repenser la pauvreté

Esther Duflo sur Radio Canada, le 1er juin 2011 >

"Depuis le début de mon travail de thèse, je me suis toujours attachée à des problèmes relativement bien définis. C'est-à-dire, pas à me poser des questions comment résoudre la pauvrete mais des questions plus précises comment permettre à des enfants d'aller plus à l'école, si construire plus d'école cela peut permettre aux enfants d'aller à l'école plus longtemps, et si ces années aditionnelles auront un bénéfice pour ces enfants. Je crois que ça correspond à ma sensibilité qui est plus de résoudre des problèmes les uns après les autres", déclarait-elle à la télévision canadienne il y 8 ans.

Dans un rapport sur les 17e rencontres économiques d'Aix-en-Provence, en septembre 2017, à laquelle Esther Duflo et son mari participaient, elle évoquait la question des migrations de Mexicains aux États-Unis. S'appuyant sur de nombreuses études scientifiques aboutissent à la même conclusion : même sur un marché du travail relativement fermé, l'accroissement du nombre de migrants n'a pas d'éffet négatif réel notamment sur le chômage. "Les migrants ne font pas que travailler, ils consomment également. Plus jeunes, ils dynamisent la démographie. Ils fournissent de nouveaux services porteurs d’externalités positives : les Mexicaines engagées comme nounous permettent aux femmes de réintégrer le marché du travail", répondait-elle à un étudiant l'interrogeant à ce sujet.

Lors d'une émission de France Culture en février 2018, la jeune économiste n'est pas tendre avec la grand-messe de Davos, le Forum économique mondial :"Davos, j'y suis allée deux ou trois fois. C'est vraiment 100% marketing ! Une combinaison entre marketing et tentatives de se racheter une bonne conscience. Ils parlent de fracture sociale, ce sont les même chefs d'entreprise qui sont par exemple derrière la réforme fiscale aux Etats-Unis, ils disent qu'ils vont donner des bonus à leurs employés pour faire passer cette réforme, alors que cette réforme, ça va tellement dans le mauvais sens du point de vue des inégalités que cela en est hallucinant !".
 
A propos de la place des femmes dans la profession d'économiste, Esther Duflo estime que "pour peu que l’on sache bien s’exprimer, être une femme ne pose pas problème dans l’environnement académique et ses propres travaux sont reconnus avec le même sérieux que ceux de ses homologues masculins. Mais dans le champ professionnel, de nombreux obstacles structurels demeurent". Elle-même s’est déjà vu reprocher de trop parler alors qu’elle disposait d’un temps de parole identique à celui des autres. Que pense-t-elle des politiques de discrimination positive ? Un outil efficace, selon l’économiste, pour faire changer de vieilles habitudes.