A neuf ans, elle s'autoproclame féministe. Nous sommes en 1929... Militante et écrivaine, Françoise d'Eaubonne aura à coeur tout au long de sa vie et de son oeuvre de se placer toujours du côté des femmes. Visionnaire, elle invente le terme d'écoféministe, prônant le croisement des luttes. Malgré une reconnaissance internationale, la France, elle, l'a oubliée. Elise Thiébaut lui consacre un roman sous forme de réhabilitation, bien nécessaire.
« 12 mars 2020. Aujourd’hui j’ai 100 ans et je n’ai pas peur du coronavirus, parce que je suis déjà morte. Je m’appelle Françoise d’Eaubonne et j’ai inventé trois mots qui disent tout de ma vie : phallocrate, écoféminisme et sexocide ». Ainsi débute l’hommage que lui rend l'écrivaine Elise Thiébaut dans son dernier ouvrage L
'Amazone verte,
le roman de Françoise d'Eaubonne (collection
Les Indomptées chez Charleston).
Françoise d'Eaubonne fut une pionnière en faisant se rencontrer ces deux combats : droits des femmes et défense de la planète. Car, comme elle le défendra une grande partie de sa vie, l’un ne peut gagner sans l’autre. Une militante visionnaire s'il en est, mais qui connait son nom aujourd’hui ? Une femme au destin incroyable, et cependant incroyablement oubliée, même à l’heure où les mobilisations féministes connaissent un nouveau rebond, sous l’impulsion de la déferlante MeToo. Pourtant, les féministes d’aujourd’hui sans le savoir lui doivent beaucoup sur les luttes qu’elles doivent mener en ce 21ème siècle.
L'écoféminisme... Ce n’est pas du féminisme sans pesticide. (…) Ce n’est pas manger bio en lisant Simone de Beauvoir ou Virginie Despentes. (…) Ce n’est pas non plus boire son sang menstruel, danser nue à la Pleine lune ou se déclarer sorcière sur son compte Instagram.
Elise Thiébaut, L'Amazone Verte, le roman de Françoise d'Eaubonne (Charleston)
Mais avant de s'attaquer aux aventures de cette militante hors-norme, l’autrice tient à démonter les clichés véhiculés autour de l’écoféminisme : « Ce n’est pas du féminisme sans pesticide. (…) Ce n’est pas manger bio en lisant Simone de Beauvoir ou Virginie Despentes. (…) Ce n’est pas non plus boire son sang menstruel, danser nue à la Pleine lune ou se déclarer sorcière sur son compte Instagram ».
Les graines de l'écoféminisme
Le ton est donné. Elise Thiebaut n’a pas l’habitude dans ses ouvrages de tourner autour du pot, et de sa plume aiguisée trempée dans une encre aux reflets rouge sang (référence à son ouvrage best-seller
Ceci est mon sang, La Découverte, 2017, ndlr ), elle vise juste, et se faufile dans la peau de cette grande dame, pour mieux incarner cette personnalité atypique, qui ne prenait pas de gants pour dire très haut ce qu'elle pensait si fort. Une féministe injustement absente des manuels dont nous sommes submergées depuis que le féminisme est à la mode... Comme souvent en matière de mouvement progressiste, c’est aux Etats-Unis que l’écoféminisme a pu germer grâce aux graines semées par Françoise d’Eaubonne. Militantes et chercheuses américaines ont suivi son sillon dès les années 70. En France, en revanche, c'est avec des mots assez peu flatteurs qu'on la présente, la mémoire collective n’ayant visiblement gardé d’elle que le souvenir d’une femme « grosse », « parlant fort », « colérique », « mal embouchée », à l’allure négligée, mal fagotée dans ses grandes tuniques constellées de tâches, comme le confie Elise Thiebaut, se basant sur les témoignages de militantes l’ayant connue aux grandes heures du MLF.
(Re)lire notre article Terriennes : "Ceci est mon sang", un livre d'Elise Thiébaut pulvérise le tabou des règlesElle fut évidemment bien plus que cela. « Résistante, communiste, militante anticolonialiste féministe et partisane de la cause homosexuelle alors que je ne suis pas lesbienne, écologiste avant l’heure et terroriste à mes heures, j’ai écrit des centaines de livres », poursuit Elise Thiebaut en préambule, reprenant pour quelques lignes le « Je » si cher à Françoise d'Eaubonne dans les nombreuses biographies qu'elle a signées.
De la jeune femme résistante, quittant son premier mari à peine sortie de la mairie, multipliant les petits boulots à celle qui ira jusqu'à poser des bombes sur des chantiers de centrales nucléaires, Françoise d'Eaubonne était de celles toujours prêtes à battre le pavé au nom des femmes contre les injustices et le patriarcat.
Françoise d'Eaubonne, l'écriture au coeur et au corps
Et écrire surtout, infatigablement fidèle à sa devise « Pas un jour sans ligne », un souci dont la mort la délivra le 3 août 2005, « dans une indifférence quasi générale », comme l'écrit l'autrice. Des best-sellers -
Comme un vol de Gerfauts fut le premier- aux biographies célèbres -à (re)lire absolument (
La vie d'Isabelle Eberhardt, ou
Moi Kristin, Reine de Suède, par exemple)- en passant par des livres fondateurs comme
Je voulais être une femme,
Les femmes avant le patriarcat, mais aussi, et c'est ce que nous apprend entre autre cet ouvrage, des livres de commande par dizaine, érotiques ou de science-fiction, tels que
Je ne suis pas née pour mourir, ou encore
Les Bergères de l'Apocalypse. Aujourd'hui, certains de ses ouvrages ne sont même plus publiés ou difficilement accessibles en librairie.
Autrice prolixe (peut-être trop ?), à contre-courant, forte en gueule, et prônant jusqu'à l'action violente, vous l'aurez compris, Françoise d’Eaubonne, qui dès l’âge de 9 ans écrivait sur le sol « Je suis féministe ! », n’avait rien d'une féministe « idéale » ou modèle, et c'est ainsi qu'Elise Thiébaut lui rend sa juste place.
Terriennes : ce sont tout d’abord des raisons bien personnelles qui vous ont amenée à écrire cet ouvrage, comme si vous aviez ressenti une familiarité entre vous et Françoise d’Eaubonne...Elise Thiébaut : Oui, il y a quelque chose qui me parle chez elle de manière un peu mystérieuse. Peut-être parce que j'accorde trop d'importance à la coïncidence de nos dates de naissance, le 12 mars ! Peut-être aussi parce que j'ai un sentiment de familiarité avec sa façon de penser, son côté "pas dans les clous" et son caractère. C'est une des rares féministes à ne pas avoir été académique. Et ce n'est pas non plus mon cas ! C'est une "franche-tireuse"!
A 9 ans, elle écrit par terre « Je suis féministe ! », c'était un peu comme un cri mystique ?
Il y a quelque chose de cet ordre en effet. C'est ce qu'elle raconte dans ses mémoires. On voit bien dans ce que dit sa famille qu'effectivement, elle était hors-norme, qu'elle avait quelque chose de différent, d'habité qui aurait pu tourner vers quelque chose de religieux, mais qui s'est dirigé vers la littérature et l'écriture. Elle n'est pas la seule dans sa famille où il y avait d'autres personnages excentriques et visionnaires. C'est le cas de ceux et celles qui ne sont pas prises dans le réel, qui voient des choses que d'autre ne voient pas, et qui tracent des perspectives tout à fait étonnantes. Et c'est l'histoire de sa vie, donc à 9 ans, elle dit "Je suis féministe". Il ne faut pas négliger que le féminisme existe déjà en 1929, grâce à des figures de femmes, qu'on a évidemment oubliées, mais il y a eu des voyageuses, ou encore Colette qui a tracé un chemin, même si elle ne se revendiquait pas elle féministe. Ce sont des figures de femmes libres, comme les cocottes, ou courtisanes que j'évoquais dans
Mes ancêtres les Gauloises, elles sont déjà là, et en 1929, ce sont les garçonnes.
Engagée contre la guerre d'Algérie, féministe, puis sa lutte se tourne vers l’écoféminisme qu'elle invente, jusqu'à l'écoterrorisme ... Que dire de ce parcours ? C'est un parcours exceptionnel qui a même commencé lorsqu'elle a été résistante, même si elle était très jeune et dans un tout petit réseau. Son féminisme il vient dès 1949 avec la parution du
Deuxième sexe et sa rencontre avec Simone de Beauvoir, et son premier essai féministe
Le complexe de Diane dans lequel elle pose déjà les jalons de ce que va être sa pensée féministe. Elle est anti-colonialiste, très active, elle signe
le manifeste des 121 en 1960 contre la guerre d'Algérie, rejoint les réseaux de soutien au FLN et s'est retrouvée dans plusieurs procès. Elle est aussi déjà très connue grâce à son best-seller,
Comme un vol de Gerfauts, livre d'aventure qui a reçu le prix des lecteurs de Julliard son éditeur et qui s'est vendu à 100 000 exemplaires.
C'est une figure intellectuelle de son temps, un peu décalée dans son militantisme, et puis il y a eu mai 68 qui est très important, et la fondation du MLF.
Sa façon de s'exprimer à l'époque était d'une radicalité, et d'une absence de complaisance et d'une certaine crudité aussi qui n'est pas du tout habituelle.
Elise Thiébaut
Elle s'est aussi battue pour la cause homosexuelle, qu'est-ce qui l'a amenée à cet engagement ? Elle oeuvre avec le Front homosexuel d'action révolutionnaire, elle-même ne se revendiquait pas comme homosexuelle. Puis elle se présente comme "hétérosexuelle synchronique", c'est à dire qu'à partir de 50 ans, elle n'a plus eu de relation qu'avec des hommes bi-sexuels. Parce qu'elle considère que l'un des problèmes principaux du patriarcat, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui les masculinités toxiques, terme qui n'existait pas du tout à cette époque. Elle remet en cause les fondements mêmes du patriarcat et en refusant l'hétéro-normativité, et c'est très novateur la manière dont elle le pense à cette époque, elle le pense comme on le fait aujourd'hui, de la manière dont s'inscrivent dans le corps les oppressions, ça elle le savait déjà. Et elle était la seule à le penser en ces termes là, avec cette brutalité là, dans ce roman
Je voulais être une femme.
C'est pourquoi je la compare à Virginie Despentes, parce que sa façon de s'exprimer à l'époque était d'une radicalité, et d'une absence de complaisance et d'une certaine crudité aussi qui n'est pas du tout habituelle, et qui a je pense, ouvert des imaginaires à cette époque-là, elle a semé des graines pour plus tard. Elle a ouvert des brêches mais sans finaliser une théorie, car elle allait trop vite. Elle a semé à tout vent, son action aux côtés du FAHR, c'était vraiment la volonté de travailler sur la norme sexuelle. Elle pense à une alliance entre les luttes homosexuelles et luttes féministes. Tout comme avec les mouvements des Black Panthers, car elle pense qu'il y a une alliance possible des oprimé-e-s ou des oppressions racistes et sexistes. Ce qu'on va appeller l'intersectionnalité, elle l'envisage déjà, et elle le fait de manière très intuitive, mais malgré tout avec un mode de pensée de femme blanche encore imprégnée des normes coloniales et un sentiment de supériorité.
Outre la militante, vous nous faites aussi découvrir la femme, elle aussi une anti-conformiste !C'est le moins que l'on puisse dire ! C'est quelqu'un qui n'a sacrifié à aucune des attentes qu'on avait des femmes à son époque. Elle se marie avec le père de son premier enfant -parce qu'en pleine guerre, il était inconcevable d'avoir un enfant sans se marier- mais sans vivre avec lui. Elle ne l'aimait pas et elle le quitte sur le seuil de la mairie. Ensuite, elle n'a jamais vécu avec un homme, à part le père de son deuxième enfant avec lequel elle vit quelques mois et qu'elle quitte avant la naissance de leur enfant. Puis, l'autre personne qu'elle épouse plus tard, c'est un mariage politique, il est en prison condamné à perpétuité pour un meurtre, dont elle le pense innocent, elle en fait un combat pour les prisonniers, contre la prison et contre une injustice et un scandale judiciaire. Ce n'était pas à proprement parler une histoire d'amour. Elle a vécu la grande partie de sa vie seule, vivant de son écriture, elle a deux enfants avec lesquels elle ne vit pas, qu'elle a confiés à sa famille. Elle les a profondément aimés.
Elle a aussi des accents très passionnés pour raconter l'expérience physique de la maternité. Elle est très intéressée par la question du corps, c'est une chose qui la distingue beaucoup de Simone de Beauvoir. Elle s'est autorisée de vivre pleinement l'expérience du corps, de la sexualité, sans devenir une mère comme on l'avait décrété dans sa famille. Ce qui était probablement vrai, étant à peine capable de s'occuper d'elle-même. C'est quelqu'un qui ne se lavait jamais, et qui vivait dans des conditions très précaires...
Mais elle disait qu'elle avait été un très bon père ! Parce qu'elle a toujours travaillé pour payer leur nourrice, elle allait les voir à toutes les vacances comme un père divorcé, elle leur a transmis tout ce qu'elle pouvait leur transmettre. Elle vivait avant-tout pour elle-même et pour son écriture.
"Pas un jour sans une ligne", comment lui est venue cette vocation ? C'est son mantra, c'est lié à la nécessité interne d'écrire, elle reçoit la révélation de sa vocation à 14 ans lors d'une transe en pleine de nuit. Brûlante de fièvre, elle se couvre les bras de baisers en disant "Ecrire, écrire, ce sera mon destin !" puis se jette au sol. Une expérience assez spectaculaire visiblement ! Et puis quand elle ne peut pas écrire, elle est physiquement malade. Donc elle a un besoin viscéral d'écrire. Tout est axé autour de ça avec un sentiment d'urgence énorme.
Et en même temps, avec ça, elle n'a pas été capable de gérer une véritable carrière littéraire, elle négocie mal avec ses éditeurs, elle est une femme donc on la paye mal, elle a un caractère difficile et change tout le temps d'éditeur. Elle a une puissance de travail énorme, mais du coup elle accepte de faire des choses qu'elle ne devrait pas accepter si elle se respectait elle-même, car c'est au-dessous de son talent. Elle a écrit beaucoup de livres de commande, mais quels qu'ils soient, la femme est toujours au centre, l'égalité aussi. Une des raisons sans doute qui fait qu'elle ait accepté ça, c'est qu'elle se disait que la littérature populaire lui permettait de toucher beaucoup plus de monde et d'essaimer ses idées partout. La littérature populaire, elle le faisait aussi dans un sens politique comme d'écrire des tracts, des slogans ou des chansons. A côté de cela, il y avait la vraie littérature, plus exigeante et qui était un peu son idéal. La vraie force de son écriture est dans ce mélange.
Elle a connu le succès comme des traversées du désert ... pourquoi ? Elle a eu beaucoup de succès grâce à quelques romans mais surtout ses biographies. Mais comme écrivaine, elle n'est pas restée avec une voix, probablement parce qu'elle a écrit trop, dans des genres trop hétéroclites et d'une manière très éparpillée. Quand on la lit, malgré le plaisir qu'on peut éprouver, il y a quelque chose d'inachevé ou d'inaccompli dans ce qu'elle écrit. Elle va très vite et passe rapidement d'une oeuvre à une autre. Elle avait beaucoup de virtuosité, sans doute au dépens d'une certaine authenticité. Son authenticité, elle la trouve dans autre chose que son oeuvre romanesque, dans l'ensemble de son approche de la pensée de son époque.
Par exemple,
Le féminisme ou la mort, son essai majeur sur l'écoféminisme, est très intéressant dans la manière dont il formule l'écoféminisme, d'une façon qui n'a pas été vraiment pensée avant elle, ni après elle dans ces termes là. Et puis il y a ses romans de science-fiction comme
Les Bergères de l'apocalypse, qui mérite vraiment d'être adapté en fiction. De ce que j'ai compris de Françoise d'Eaubonne, c'est qu'elle a beaucoup écrit en transe, et il y a parfois des choses qui ne sont pas toujours accessibles.
Comment expliquer qu'on l'ait oubliée aujourd'hui ?
C'est sans doute liée à sa personnalité, c'était quelqu'un qui avait mauvaise réputation, y compris dans le milieu féministe. On considérait l'écoféminisme à l'époque comme une sorte d'élucubration. Tout ça au moment où dans les années 80, il y a eu un énorme backlash et il a fallu institutionnalisé le féminisme, et on a mis de côté tout ce qui était un peu trop hors des clous. Elle était dans la solitude, péremptoire, elle s'engueulait facilement. C'était une passionnée, une grande affective mais aussi une grande colérique qui pouvait se facher pour des broutilles. Tout ça dans un contexte difficile pour le féminisme. Beaucoup ont cherché à lisser les apparences pour tenter de conquérir des droits et pour ça il fallait être plus politicienne, faire des compromis, ce dont Françoise d'Eaubonne était totalement incapable. Elle a choisi la voie de l'action violente, Fessenheim entre autres. Tout le monde avait compris qu'elle était sensible à la violence. Cela a aussi contribué à la marginaliser dans le monde intellectuel. Elle est un peu radioactive, incontrôlable et du coup sa figure n'est pas très soutenue. Tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui malgré tout qu'elle est incontournable mais personne ne voulait s'en occuper ! C'est comme ça qu'un matin, je me suis réveillée avec son fantôme qui ne m'a plus quitté pendant des mois.