« Et soudain, la liberté » ou le roman des combats d’Evelyne Pisier et sa mère

A l’occasion de la parution de l’édition de poche du roman à quatre mains qu’elle a signé avec feue Evelyne Pisier, Caroline Laurent, aujourd’hui directrice littéraire chez Stock, revient sur cette aventure qui a changé sa vie. 
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Caroline et Evelyne
Caroline Laurent et Evelyne Pisier
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En cette fin d’après-midi d’automne, quelques rayons de soleil continuent de lécher la façade vitrée de la médiathèque Jean-Pierre Melville, dans le treizième arrondissement parisien. Au deuxième étage de la bâtisse, une trentaine de personnes attend, sagement, assis face à une petite scène.
 
Mediatheque
Médiathèque Jean-Pierre Melville, quartier de la Gare dans le 13e arrondissement parisien.
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A l’initiative du cinéaste franco-vietnamien Lam Lê, ils sont venus écouter Caroline Laurent, auteure, avec feue Evelyne Pisier, d’un roman intitulé « Et soudain, la liberté», paru il y a quelques mois aux éditions Les Escales.  Le pas leste et la démarche assurée, elle apparaît, enfin. La poignée de main est franche, la voix claire et le sourire ravageur. 

Humilité, bienveillance et qualité d'écoute

Nous nous installons sur de grandes banquettes, face à la baie vitrée, dans une sorte de coin réservé sans doute au repos et à la lecture. Nous avons une petite demi-heure avant le début de cette petite conférence-débat. D’emblée, ce qui frappe chez cette jeune trentenaire, et qui impressionne, c’est son humilité, sa bienveillance et la qualité de son écoute.

Normalienne et agrégée de lettres, Caroline Laurent appartient à l’élite intellectuelle française. Pourtant, elle brille davantage par son humanité. Et c’est peut-être l’un des fondements du coup de foudre amical qu’elle a vécu avec Evelyne Pisier, ancienne figure de la gauche intellectuelle française. C’était en septembre 2016.

En découvrant le destin de cette femme, sans être capable à ce moment-là d’en mesurer toutes les implications, tous les échos, toutes les résonances, j’ai eu le sentiment qu’elle s’adressait à ce que j’avais de plus intime.

Caroline Laurent

Ce jour-là, elle rencontre pour la première fois Evelyne, dont elle avait découvert l’histoire dans le manuscrit que lui avait confié, quelques semaines plus tôt, Vincent Barbare, le patron des éditions Les Escales.

Et comme si, de façon inconsciente, elle préssentait l’importance presque vitale de ce moment, elle est morte de peur, à l’idée de se retrouver face à cette grande militante féministe, qui fut également l’une des premières femmes agrégées de droit public et de sciences politique en France.

Affiche Les Escales

« En découvrant le destin de cette femme glisse-t-elle, sans être capable à ce moment-là d’en mesurer toutes les implications, tous les échos, toutes les résonances, j’ai eu le sentiment qu’elle s’adressait à ce que j’avais de plus intime. Et c’est ça qui a créé cette urgence-là, cette nécessité de m’engouffrer dans cette histoire. »

Une aventure littéraire à quatre mains

Comme une évidence, les deux femmes vont plonger dans une aventure littéraire à quatre mains, qu’Evelyne Pisier oriente d’emblée vers le roman. Le résultat est un texte au souffle épique, qui, sur près de soixante-dix ans, nous fait vivre les amours, les drames et les combats pour l’émancipation de deux femmes, Evelyne Pisier et sa mère, respectivement Lucie et Mona dans le roman.

Née en Indochine, Mona est une très jolie femme au foyer, soucieuse de son apparence, et qui vit une passion amoureuse avec André, son mari, auquel elle est toute dévouée. Après ses études en France, André revient dans son Indochine natale, où il intègre l’administration coloniale. Resté sur place durant la Seconde Guerre mondiale, il fait partie de ces nombreux colons qui seront fidèles à Vichy jusqu’au bout. 
Archives Indochine
Indochine française 1924
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Aînée d’une fratrie qui comptera trois enfants au total, Evelyne Pisier est encore une enfant, lorsqu’elle entend son père revendiquer le fait d’être maurassien. A l’époque, elle ne sait pas comment l’on écrit ce mot, et encore moins ce qu’il veut dire. C’est bien plus tard, qu’elle découvrira que son père est antisémite, raciste, homophobe… Sa vie durant, Evelyne Pisier s’attache à prendre le contre-pied de ce père, avec lequel elle finira par couper les ponts. 

Militante féministe de la première heure

Lorsque sa mère s’installe en France après son second divorce d’avec son père, Evelyne poursuit ses études supérieures et rejoint les mouvements étudiants de gauche. Militante féministe de la première heure, elle s’engage contre l’homophobie et pour le droit à l’avortement des femmes. Des combats que sa mère embrasse grâce à elle, au point d’aider l’un de ses camarades, exclu des universités françaises, à l’époque, pour homosexualité, à réintégrer celles-ci.

En 1964, avec d’autres étudiants communistes, dont Bernard Kouchner - qu’elle épousera plus tard, et avec lequel elle aura trois enfants - Evelyne Pisier embarque pour Cuba, où elle vivra une relation passionnée avec Fidel Castro. Lors de sa première rencontre avec Caroline Laurent, Evelyne éprouva le besoin de prouver, grâce à des photos, la réalité de cet événement, qui, aujourd’hui, paraît invraisemblable.  

Photo Fidel
Fidel Castro et Evelyne Pisier à Cuba
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A côté de ces histoires vraies, et souvent, pour combler les vides du manuscrit d’origine, Caroline Laurent campe avec virtuosité, des personnages et des situations tout droit sortis de son imagination. Et tout au long du roman, par souci d’honnêteté, elle alterne fiction et réalité, en particulier, celle qui a présidée à sa relation avec Evelyne, jusqu’à la mort de cette dernière. 

Un attachement viscéral à la liberté 

A travers ce livre, nous découvrons les destins de deux femmes qui, chacune à sa manière, vont découvrir leur attachement viscéral à la liberté. Ici, la petite histoire, celle de la famille Pisier, s’imbrique dans la grande, celle de la France coloniale. L’on retrouve ainsi l’Indochine en Guerre, la Nouvelle-Calédonie des années cinquante, la révolution cubaine ou encore Mais 68 en France.

S’il m’arrive quoi que ce soit, promets-moi de terminer le livre avec Caroline.

Evelyne Pisier

Durant quelques mois, Caroline Laurent et Evelyne Pisier savourent le bonheur d’une aventure à laquelle elles ne s’attendaient pas, ni l’une ni l’autre. Jusqu’à l’annonce de la maladie d’Evelyne, qui décèdera peu de temps après, en février 2017, à soixante-quinze ans.

Mais avant de mourir, elle confie à son mari, le grand constitutionnaliste français Olivier Duhamel : « S’il m’arrive quoi que ce soit, promets-moi de terminer le livre avec Caroline. » Un défi, une gageure relevée avec brio. 

Caroline Laurent était l'invitée du 64' de de TV5MONDE le 9 novembre 2018