Fil d'Ariane
Nous nous installons sur de grandes banquettes, face à la baie vitrée, dans une sorte de coin réservé sans doute au repos et à la lecture. Nous avons une petite demi-heure avant le début de cette petite conférence-débat. D’emblée, ce qui frappe chez cette jeune trentenaire, et qui impressionne, c’est son humilité, sa bienveillance et la qualité de son écoute.
Normalienne et agrégée de lettres, Caroline Laurent appartient à l’élite intellectuelle française. Pourtant, elle brille davantage par son humanité. Et c’est peut-être l’un des fondements du coup de foudre amical qu’elle a vécu avec Evelyne Pisier, ancienne figure de la gauche intellectuelle française. C’était en septembre 2016.
En découvrant le destin de cette femme, sans être capable à ce moment-là d’en mesurer toutes les implications, tous les échos, toutes les résonances, j’ai eu le sentiment qu’elle s’adressait à ce que j’avais de plus intime.
Caroline Laurent
Ce jour-là, elle rencontre pour la première fois Evelyne, dont elle avait découvert l’histoire dans le manuscrit que lui avait confié, quelques semaines plus tôt, Vincent Barbare, le patron des éditions Les Escales.
Et comme si, de façon inconsciente, elle préssentait l’importance presque vitale de ce moment, elle est morte de peur, à l’idée de se retrouver face à cette grande militante féministe, qui fut également l’une des premières femmes agrégées de droit public et de sciences politique en France.
« En découvrant le destin de cette femme glisse-t-elle, sans être capable à ce moment-là d’en mesurer toutes les implications, tous les échos, toutes les résonances, j’ai eu le sentiment qu’elle s’adressait à ce que j’avais de plus intime. Et c’est ça qui a créé cette urgence-là, cette nécessité de m’engouffrer dans cette histoire. »
Comme une évidence, les deux femmes vont plonger dans une aventure littéraire à quatre mains, qu’Evelyne Pisier oriente d’emblée vers le roman. Le résultat est un texte au souffle épique, qui, sur près de soixante-dix ans, nous fait vivre les amours, les drames et les combats pour l’émancipation de deux femmes, Evelyne Pisier et sa mère, respectivement Lucie et Mona dans le roman.
Née en Indochine, Mona est une très jolie femme au foyer, soucieuse de son apparence, et qui vit une passion amoureuse avec André, son mari, auquel elle est toute dévouée. Après ses études en France, André revient dans son Indochine natale, où il intègre l’administration coloniale. Resté sur place durant la Seconde Guerre mondiale, il fait partie de ces nombreux colons qui seront fidèles à Vichy jusqu’au bout.Lorsque sa mère s’installe en France après son second divorce d’avec son père, Evelyne poursuit ses études supérieures et rejoint les mouvements étudiants de gauche. Militante féministe de la première heure, elle s’engage contre l’homophobie et pour le droit à l’avortement des femmes. Des combats que sa mère embrasse grâce à elle, au point d’aider l’un de ses camarades, exclu des universités françaises, à l’époque, pour homosexualité, à réintégrer celles-ci.
En 1964, avec d’autres étudiants communistes, dont Bernard Kouchner - qu’elle épousera plus tard, et avec lequel elle aura trois enfants - Evelyne Pisier embarque pour Cuba, où elle vivra une relation passionnée avec Fidel Castro. Lors de sa première rencontre avec Caroline Laurent, Evelyne éprouva le besoin de prouver, grâce à des photos, la réalité de cet événement, qui, aujourd’hui, paraît invraisemblable.
A côté de ces histoires vraies, et souvent, pour combler les vides du manuscrit d’origine, Caroline Laurent campe avec virtuosité, des personnages et des situations tout droit sortis de son imagination. Et tout au long du roman, par souci d’honnêteté, elle alterne fiction et réalité, en particulier, celle qui a présidée à sa relation avec Evelyne, jusqu’à la mort de cette dernière.
A travers ce livre, nous découvrons les destins de deux femmes qui, chacune à sa manière, vont découvrir leur attachement viscéral à la liberté. Ici, la petite histoire, celle de la famille Pisier, s’imbrique dans la grande, celle de la France coloniale. L’on retrouve ainsi l’Indochine en Guerre, la Nouvelle-Calédonie des années cinquante, la révolution cubaine ou encore Mais 68 en France.
S’il m’arrive quoi que ce soit, promets-moi de terminer le livre avec Caroline.
Evelyne Pisier
Durant quelques mois, Caroline Laurent et Evelyne Pisier savourent le bonheur d’une aventure à laquelle elles ne s’attendaient pas, ni l’une ni l’autre. Jusqu’à l’annonce de la maladie d’Evelyne, qui décèdera peu de temps après, en février 2017, à soixante-quinze ans.
Mais avant de mourir, elle confie à son mari, le grand constitutionnaliste français Olivier Duhamel : « S’il m’arrive quoi que ce soit, promets-moi de terminer le livre avec Caroline. » Un défi, une gageure relevée avec brio.