Maddalena Pompili, psychothérapeute, intervient activement dans la prise en charge des migrants du centre Mamre. Elle note l'augmentation des femmes prises en charge par Mamre ces dix dernières années – près de 15% de plus – et une évolution des profils. “Avant, les migrations étaient essentiellement économiques, les femmes qui arrivaient ici suivaient la plupart du temps un processus de regroupement familial. Le mari ou le père était déjà relativement installé, c'était moins difficile, il parlait la langue. Aujourd'hui, l'immense majorité des arrivants sont des demandeurs d'asile. Ils doivent donc justifier d'un quotidien devenu impossible chez eux, attendre avec angoisse une décision de l'Etat sur leur sort. Ça change tout”, confie-t-elle.
Je commence toujours par étaler une carte du monde au centre de la table. On regarde d'où la patiente vient, où elle se trouve maintenant, on parle de la nature, des animaux, de la cuisine de son pays
Maddalena Pompili, psychothérapeute
Pour une prise en charge adaptée à ces profils, chaque cas bénéficie d'un protocole de soin spécialement conçu en fonction de la demande et de la personnalité du patient. “Quand une femme arrive chez nous, on cherche avant tout à comprendre ce dont elle a besoin”, explique Maddalena Pompili. “On observe les symptômes, on discute avec elle puis on organise une réunion avec un psychologue, un anthropologue et un médiateur culturel pour décider de la meilleure formule à adopter : thérapie individuelle, groupe de parole... Il faut toujours que nous soyons au minimum deux professionnels pour prendre en charge le patient.”
L'essentiel, pour les praticiens du centre Mamre, c'est de nouer le dialogue avec la malade en respectant ses codes culturels, sa grille de lecture du monde. Pour ce faire, Francesca Vallarino Gancia s'efforce d'apprivoiser les femmes en douceur et de les mettre en confiance. “Je commence toujours par étaler une carte du monde au centre de la table. On regarde d'où la patiente vient, où elle se trouve maintenant, on parle de la nature, des animaux, de la cuisine de son pays. Si je lui demande brutalement pourquoi elle est là ou ce qu'elle a subi, je ne peux que la bloquer. Un processus qui ne peut fonctionner seulement grâce à la présence essentielle de la médiatrice culturelle.” Ces dernières, elles-mêmes issues de l'immigration, sont là pour traduire les propos de celles qui ne maîtrisent pas encore l'italien. Mais pas seulement : elles jouent aussi un rôle crucial dans la démarche de soin. Grâce à elles, la personne en souffrance peut expliquer son mal-être avec ses mots. Par exemple, elle n'aura par peur d'évoquer la sorcellerie, de renvoyer à ses croyances traditionnelles.
Le plus difficile, c'est de gérer la peur qu'elles ont de trop en dire, d'être démasquées
Precious Ugiagbe, traductrice, et travailleuse sociale
Precious Ugiagbe collabore avec le centre Mamre depuis plus de dix ans. D'origine nigérienne, elle maîtrise l'une des langues les plus parlées du pays et comprend le type de situations auxquelles ces réfugiées doivent faire face. “Le plus difficile, c'est de gérer la peur qu'elles ont de trop en dire, d'être démasquées. L'État demande à ces migrantes de témoigner d'une grande souffrance pour justifier la demande d'asile. Alors parfois, la patiente me confie certaines choses et me demande de ne pas traduire, pour ne pas prendre trop de risque. C'est très délicat”, souffle-t-elle.
La directrice du centre acquiesce. “Pour nous, c'est une nouvelle donne très complexe à gérer. Aujourd'hui, on pathologise les demandes d'asile. Plus on est malade, plus on aura de chances de rester. Les femmes le savent. Mais cette 'vérité' ne nous intéresse pas. On ne remet jamais en question la parole de ces femmes. La question n'est pas de savoir si telle ou telle chose est exacte, mais quelle est la manière d'aborder la souffrance et de la décrire.”
Pourtant, les commissions d'asile exigent du centre Mamre des rapports précis sur chacune des malades. Une situation sensible à gérer pour les personnels traitants. “La consultation n'est pas un tribunal, s'inquiète Francesca Vallarino Gancia. On n'est pas là pour valider un discours, pour dénoncer, pour juger. On ne peut pas trahir les patientes. Alors on se contente de décrire ce qu'on fait ensemble, d'expliquer les troubles psychologiques que l'on observe. Bien sûr, on essaie de faciliter les demandes. Par exemple, si quelqu'un est très triste, on préférera dire qu'elle est dépressive. Un coup de pouce indispensable dans des procédures bureaucratiques que la grande majorité des femmes fraîchement arrivées ne saisissent pas.”
Comprendre la culture italienne n'est en effet pas si simple pour les réfugiées. Souvent, chez elles, la violence est tabou. Il est donc essentiel de leur dire qu'il est possible de sortir de ces situations, que les codes sociaux ici ne sont pas les mêmes. Ce fossé qui se creuse parfois entre la culture d'origine et la culture d'accueil pose de réels problèmes, notamment dans le cas des mineurs. La douleur du déracinement, les angoisses de l'attente amplifient souvent les conflits au sein des familles. D'autant que ces dernières ne décodent pas toujours les attentes des services sociaux. Ces tensions se répercutent sur la scolarité des enfants. Pour répondre à ce défi, les équipes du centre Mamre ont mis en place un programme de facilitation et d'intégration scolaire, chapeauté par l'anthroplogue Cristina Zavaroni (elle a en particulier travaillé sur les questions de santé, d'excision, en Ouganda).
Premier objectif : conseiller les enseignants et les instituteurs. Dans certaines écoles où on ne trouve presque aucun enfant né de parents italiens, ces professionnels sont parfois un peu perdus. “Notre mission, détaille Cristina Zavaroni, c'est de réfléchir avec eux à leur enseignement, aux bonnes stratégies à adopter pour apaiser les tensions d'enfants qui vivent souvent dans un environnement très tendu à la maison. Dans un second temps, nous tentons de faire le lien entre l'école et les familles, d'expliquer à ces dernières la nécessité de leur présence aux réunions parents-élèves par exemple, de leur permettre de mieux comprendre le système italien. Dans les cas les plus complexes, on proposera d'entamer un parcours de prise en charge psychologique avec nous.” Pour l'heure, le centre Mamre intervient dans 18 écoles à Turin. Une mission que les praticiens espèrent développer à l'avenir, si les subventions de fonctionnement le leur permettent dans un contexte où les ressources assurées par l'État diminuent.
“Notre budget annuel est de 440 000 euros et tout le monde est payé, des psychologues aux anthropologues en passant par les médiateurs culturels. Désormais, nous comptons sur les aides privées des fondations ou des organismes indépendants. Cela crée de nouvelles dynamiques, car ces fonds s'intéressent davantage aux projets, là où l'approche publique est plus balisée. Mais l'une de nos principales sources de financement reste l'Église.”
Si le centre Mamre est laïc et se refuse à pratiquer toute forme de prosélytisme, son ancrage n'en demeure pas moins clair, à en croire la présence quotidienne de la soeur catholique Giuliana Galli, responsable justement des aides institutionnelles. Cette dernière assume toutefois un syncrétisme fort que l'on retrouve dans le nom choisi pour le centre. “Le mot 'Mamre' apparait dans la Bible, précise la religieuse. C'est là que le juif Isaac et le musulman Ismaël enterrèrent Abraham, leur père à tous les deux. Un terme qui nous rassemble et qui évoque la mise en confiance, la discussion, l'intégration au-delà des barrières. Nous en sommes très fières.”