Etre jeune et féministe au Kirghizistan

Dans ce petit pays d’Asie Centrale, ancien satellite soviétique, à petits pas, des initiatives en faveur de l’égalité homme-femme se mettent en place. Contrer les stéréotypes, stopper les inégalités et acquérir la liberté d’agir, voilà le programme que se sont fixé « Les filles militantes du Kirghizistan »,  un groupe d’adolescentes pas comme les autres. Rencontre
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Pochoir féministe kirghize
« J’ai besoin d’un espace plus grand qu’une tasse de thé », l'un des graffitis réalisés par les « Les filles militantes du Kirghizistan » sur les murs de Bichkek, capitale du pays
(c) Delphine Darmency
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Pour rentrer dans les rangs des Filles Militantes du Kirghizistan, trois conditions s’imposent : être de sexe féminin, avoir entre 13 et 17 ans et ne pas avoir peur des qu’en-dira-t-on.  

Sezim Sultakaeva est en première. Le rendez-vous est pris en mai 2015, après la sortie des cours, dans une cantine populaire de la capitale Bichkek. Cheveux longs et lisses, regard doux mais assuré, nœud papillon en prime, la jeune fille de 16 ans ne mâche pas ses mots, malgré la timidité des premiers instants.  
 

Sezim Sultakaeva membre des Filles Militantes du Kirghizistan
Sezim Sultakaeva, 16 ans, lycéenne, membre des Filles Militantes du Kirghizistan
(c) Delphine Darmency


« Ne pas avoir de rêve, ne pas avoir de but... Ce n’est pas une vie, confie l’adolescente, entre deux bouchées de plof, un plat kirghiz à base de riz. Ma mère n’a fait que s’occuper de ses enfants et faire le ménage. Personne ne lui a jamais demandé si elle voulait faire des études. Personne ne l’a jamais écoutée, soupire-t-elle. Et je n’ai aucune envie de vivre sa vie. J’ai toujours rêvé de devenir astronaute. Petite, mes ambitions amusaient mon entourage. Mais aujourd’hui, ils ne rigolent plus. Ils me conseillent de prier dieu pour trouver un bon mari ».

Il y a trois ans, Sézim participe à un camp pour les filles sur le thème de l’égalité des genres, mis en place par l’organisation américaine Peace Corps, à l’initiative du Collectif Féministe de Bichkek. « A vrai dire, au départ, nous ne pensions pas que l’initiative allait marcher, avoue Galina Sokolova, cofondatrice du Collectif. Au Kirghizistan, les jeunes ne sont pas considérés comme  des acteurs de la politique du pays. Il subsiste cette idée qu’ils ne s’intéressent qu’à des sujets superficiels, un cliché qui colle aussi d’ailleurs aux femmes. Ils n’ont donc jamais l’occasion de s’exprimer ».

Galina Sokolova, cofondatrice du Collectif Féministe de Bichkek, dans les locaux de l’ONG
Galina Sokolova, cofondatrice du Collectif Féministe de Bichkek, dans les locaux de l’ONG
(c) Delphine Darmency

En écoutant d’autres filles, j’ai compris que ce n’était pas uniquement mon problème mais celui de la société kirghize toute entière
Sezim Sultakaeva, 16 ans

Pourtant l’initiative fait mouche ! Les sujets abordés tiennent les filles en haleine. Sexualité, maitrise de son corps, égalité des genres, connaissance de ses droits : une première pour la plupart. « Parler de ces sujets reste encore très tabou, confirme Sézim, mais nous en avions tellement besoin ! Avant ce camp, je croyais que la frustration que me procuraient les différences d’égard entre les hommes et les femmes ne concernait que moi. Et puis, en écoutant d’autres filles, j’ai compris que ce n’était pas uniquement mon problème mais celui de la société kirghize toute entière ».

Collectif Féministe de Bichkek
Les adolescentes se retrouvent après leurs cours pour discuter dans les locaux du Collectif Féministe de Bichkek, dont le mur de la cour est recouvert de pochoirs féministes
(c) Delphine Darmency


Le mouvement, qui ne dit pas encore son nom, est né. Les adolescentes se retrouvent après leurs cours pour discuter dans les locaux du Collectif Féministe de Bichkek. « Personne ne pensait alors à faire de l’activisme, se souvient Sézim. On a commencé à assister à des conférences sur les droits des femmes; mais tout le monde parlait de nous sans nous. Alors on a décidé de parler pour nous ! »

Subventionnées par des organismes suédois, philippins et kazakhs, les filles militent à leur échelle avec comme seul but : l’égalité entre les hommes et les femmes, que ce soit au niveau de la société ou de la famille. Le 16 novembre 2015, la fine équipe a d’ailleurs reçu, avec 19 autres associations, le Prix « With and For Girls », décerné par un collectif éponyme de huit organisations internationales luttant en faveurs des droits des femmes.
 

Pochoir féministe kirghize 2
Pochoir féministe kirghize, contre les violences faites aux femmes, dans la cour du Collectif
(c) Delphine Darmency

Sensibiliser, écouter, se confier,  pour changer la société kirghize


Ateliers BD, pochoirs, émission de radio, l’action des Filles Militantes est toujours tournée vers la sensibilisation. Leur plus grande arme ? Leur page Facebook où leurs lectrices s’y confient à leur tour, énoncent « leurs frustrations de n’avoir pas autant de liberté et de choix que les garçons », y partagent leurs réussites sportives, culturelles, se prouvant « que les filles peuvent faire tout ce que les garçons font et même mieux », se rebellent, s’affirment, quand d’autres confient leurs traumatismes, des violences verbales, physiques et parfois même sexuelles.

L’Enquête Démographique et de Santé, réalisée en 2012 - et qui reste bien orpheline à ce jour -, donne quelques points de repère quant au conservatisme de la société kirghize. On y apprend notamment que 34% des femmes et 50% des hommes interrogés considère qu’un mari peut battre son épouse dans certaines circonstances. Alors même que la Constitution kirghize garantie l’égalité des genres, que le gouvernement a adopté en 2012 une stratégie nationale pour y aboutir à l’échéance 2020, cette  problématique dérange. « Le féminisme est souvent perçu comme une lutte entre les femmes et les hommes », souligne Galina.

Pochoir féministe kirghize 3
« Je me trouve devant un choix très différent : le mariage ou la carrière » dit ce dessin aux passants de Bichkek
(c) Delphine Darmency

Le féminisme est souvent perçu comme une lutte entre les femmes et les hommes
Galina Sokolova, cofondatrice du Collectif

« Notre société ne comprend pas ce mot. Ils en ont peur, complète Sezim.
A part ma mère, cet engagement féministe encombre mon entourage. Ils ne comprennent pas que nous ne voulions pas nous taire. Dans la tradition kirghize, les femmes doivent rester silencieuses
 », regrette la jeune militante, qui salue tout de même, quelques avancées sur la visibilité de la femme dans la société, notamment grâce à la première présidente du Kirghizistan et d’Asie Centrale, Rosa Otounbaïeva.  « Elle a prouvé qu’une femme pouvait être bien plus utile au pays que bien des hommes politiques », assume-t-elle. Une personnalité qui pourrait bien inspirer à la jeune fille quelques vocations. « Entrer en politique ? Pourquoi pas ! Nous pouvons changer la société mais il faut commencer par modifier les mentalités grâce à l’éducation, et la politique pourrait aider notre cause ». Puis elle ajoute, déterminée : « je suis prête à avoir une vie agitée, il va falloir se battre ! »
 

Sezim Sultakaeva dans les rues de Bichkek
Sezim Sultakaeva, une très jeune femme au destin prometteur, dans les rues de Bichkek
(c) Delphine Darmency

Le Kirghiztan en quelques données :

> 1991, indépendance à l'occasion de la décomposition de l'Union soviétique

> 5 millions et demi d'habitants

> Frontalier de l'Ouzbékistan, du Kazakhstan, du Tadjikistan et de la Chine

> Montagnes

> Religion majoritaire, l'islam

> Principal secteur d'activité : agriculture

> Régime présidentiel, mais plus ouvert que ses voisins, depuis la révolution des Tulipes en 2010