Qui croirait qu'une féministe sommeille à l'intérieur de l'effacée Mme Maigret, épouse du célèbre commissaire, créature de Simenon. Ou encore que l'élégance peut se conjuguer avec la libre pensée ? Ces apparents paradoxes n'en sont pas pour Isabelle Soler, à l'aune de ses dernières lectures.
Femme, émancipée et gourmande
J’adore les polars, j’ai lu des dizaines de fois tous les Maigret (de Georges Simenon) que je possède. Je les retrouve chaque été comme un symbole des vacances et traque ceux que je n’ai pas. Lire Maigret, c’est s’immerger dans un Paris disparu. C’est aussi toucher du doigt l’ère du pré-féminisme, plonger dans un monde archaïque incarné à la perfection par Madame Maigret, créature préhistorique.
Prénom : Madame. Nom : Maigret
Elle est la Madame Colombo de la littérature policière, servante dévouée au confort de son commissaire de mari. On ne connaît même pas son prénom. On la sait replète, forcément elle manque d’exercice, confinée qu‘elle est à sa cuisine, dévolue à son fourneau, à son intérieur qu’elle brique comme si sa vie en dépendait. Et de fait, elle en dépendait. Car la série des Maigret qui couvre les années 30 à 60, n’a enregistré que tardivement l’émancipation des femmes.
Si d’aucun(e)s doutent de la nécessité du féminisme, je conseille la lecture édifiante de la série de Simenon, sa vision réductrice de la gent féminine, doublé chez ce grand consommateur de femmes d’un goût prononcé pour les professionnelles, caste excitante cantonnée aux claques et au trouble monde de la nuit.
Madame Maigret finira tout de même par rejoindre la modernité : c’est elle qui apprendra à conduire la 2-chevaux pour rejoindre Meung-sur-Loire et la maison de campagne où elle pourra comme à Paris (faut pas exagérer !) s’occuper de son logis et mitonner de bons petits plats.
"Le grand point, c'est de manger chaud, proprement et beaucoup."
On n’est pas obligé de souscrire à ce mot du célèbre gastronome du 18ème,, Grimod de la Reynière, inspirateur de notre auteur, mais mieux vaut un bon coup de fourchette pour apprécier ! Robert Courtine était un bon copain de Simenon et tous les deux appréciaient de se retrouver pour une séance de léchage de babines mais attention ! en gourmets et en lettrés qu’ils étaient tous deux. C’est à ce double titre qu’il a rassemblé ces recettes de jadis figurant toutes dans un Maigret ou un autre.
Le livre s’est donc naturellement appelé « Simenon et Maigret passent à table » où l’on voit la créature et son créateur associés dans un même bonheur : s’en mettre plein la panse.
Chroniqueur gastronomique, fidèle collaborateur du journal Le Monde (mais pas que, puisque collabo tout court, il a été condamné en 1946 et brièvement emprisonné à la libération), Robert Courtine qui signait ses chroniques «La Reynière», défendit toute sa vie la rustique cuisine de terroir. Pas étonnant de la part de cet Ardéchois dont la famille montée de son pays natal faisait commerce de bouche à Paris. Courtine comme Simenon aimait la cuisine simple et la grammaire soignée. N’a t-il pas écrit en 2 volumes Balzac et Zola à table ?
Lire & Manger
Chaque recette est précédée d’une phrase extraite d’un des 75 romans de Maigret, façon astucieuse de lier les plaisirs de la découverte littéraire et de la gourmandise.
Si vous n’avez jamais goûté les riz de veau à la belge (Georges Simenon était liégeois mais pas culinairement chauvin, bien au contraire !) ou la chaudrée, solide soupe de poisson de Vendée, et bien d’autres recettes tradi, sautez le pas. Car la transmission de la culture gastronomique se perd, merci Messieurs Picard et Findus ! 3 fruits et légumes par jour, encore faut-il savoir les cuisiner autrement que sortis des linéaires de l’agro-alimentaire. Madame Maigret, par-delà la révolution féministe peut désormais inspirer ses descendantes et transmettre ses recettes les plus secrètes, car on peut en 2013 être tout à la fois femme, émancipée et gourmande.
« Simenon et Maigret passent à table » de Robert J. Courtine. Éditions La Table Ronde, 300 pages. 8,70 euros.
Excentriques, en avance sur leur temps
A l’autre bout du spectre, les Indomptables. Leurs noms ne vous diront rien, car la postérité n’a pas voulu d’elles. C’est bien pourquoi Francesco Rappazini les a rassemblés en ce livre. Artistes, écrivaines ou peintres, elles vécurent le moment charnière qui a vu changer le statut des femmes. Et l’auteur, italien d’origine vivant depuis 15 ans à Paris, les a jugées injustement oubliées, ces figures de l’avant-garde. D’autant qu’elles attirent sa sympathie par leur proximité avec toutes les femmes de sa lignée : grand-tantes poétesses ou sculptrices, mère écrivaine et cousine peintre....
Femme, quoi qu'il en coûte
Vévette et Titi, les soeurs Paul-Margueritte, Gerda la Danoise, Lise Deharme ou Marcelle Routier offrent leur profil à ce recueil, d’autant plus intéressant qu’il échappe à l’hagiographie. Car ces dames n’ont pas été exemplaires, loin s’en faut. Collabos, transgenres, manipulatrices, coquettes jusqu’à être qualifiées de putes selon certains....Mais avec esprit : « elle a la voix d’une pute dans un salon où elle détonne. On croirait entendre une fleur rouillée » dit un « admirateur » de l’une d’elles...
Alors qu’est-ce qui fait l’intérêt de ces figures ? C’est qu’elles balaient à elles toutes ce 20ème siècle qui a vu changer le sort des femmes. L’un des portraits les plus saisissants est celui de Gerda Wagener. Cette peintre, originaire de Copenhague, heureusement mariée à Einar peintre lui aussi, va vivre la première expérience transgenre de l’histoire, une aventure extravagante puisqu’elle est vécue par le couple en parfait accord.
C’est Gerda qui sera prescriptrice du changement de sexe de son époux. C’est elle la 1ere qui pour les nécessités d’une toile avait fait posé Einar en femme, qui l’entretint ensuite dans le plaisir du travestissement jusqu’à la chirurgie destinée à faire d’Einar une Lili sexuellement réorientée. La dernière opération, la greffe d’un utérus lui fut fatale : en 1931, une septicémie emporte Lili qui vécut moins d’une année sous sa nouvelle identité féminine.
De fil en aiguille...
Au fil des pages, se noue le lien entre les portraits. Gerda et Lili croisent la route de Paul Margueritte le père de Vévette et Titi, les deux soeurs qui ouvrent cette galerie. L’homme est un notable de la littérature, membre de l'Académie Goncourt et engagé avec son frère, Victor, dans la lutte pour l'égalité et le droit des femmes. De la même manière, on retrouve Gerda en illustratrice des « Contes de mon père le Jars » dans le portrait suivant, celui de Lise Deharme.
Peintre adulé, Gerda perdra à la fois son mari lassé d’elle et son statut d’icône pour s’en aller mourir misérable à Copenhague, malgré sa promesse de n’y jamais revenir. Une biographie américaine «The Danish Girl » lui a rendu hommage en 2000. Nicole Kidman se battrait depuis des années, nous dit l’auteur, pour obtenir le droit d’interpréter Einar aux côtés d’Uma Thurman en Gerda.
La révolution des moeurs
Lire « Indomptables », c’est découvrir l’ensemble des courants artistiques du début du siècle. Celui de la peinture Art déco où se côtoient les peintres les plus connues : la Polonaise Tamara de Lempicka, ou la Française Marie Laurencin, mais aussi les salons littéraires autour de Marie-Laure de Noailles, et les cabarets de l’entre-deux guerres.
Si l’homosexualité a été dépénalisée à la Révolution, le travestissement lui reste cantonné au Mardi-Gras. Dans les textes seulement car le livre regorge de créatures les plus étranges : certaines comme Einar souffrant de pathologie (celle dite de Klinefelter, une anomalie chromosomique perturbant le développement sexué) ou d’autres comme Michel-Marie Poulain, né garçon, traité comme une petite fille par sa maman, attiré par les femmes et néanmoins travesti au quotidien.
Gerda, Einar et leurs voisins de page incarnent tels des personnages romanesques ces années folles où l’extravagance est une obligation pour les artistes, années d’insouciance et de liberté qui voient peintres et écrivains défricher les territoires encore vierges des moeurs à venir. L’homosexualité féminine se nomme encore saphisme, on se marie par amour sans se soucier des frontières du genre ou des préférences sexuelles. Claude Cahun, la photographe aux sourcils rasés et sa compagne Suzanne Malherbe, Breton et Eluard forment ici la grande farandole de l’intelligentsia de l’époque. Et cette clique hétéroclite ouvre une voie à la liberté de comportement, bien avant l’avènement des divers mouvements de libération (des femmes, sexuelle...) et tandis que la guerre s’avance.
Le livre se lit comme la chronique d’un siècle à la conquête de nouveaux rapports sociaux et amoureux. Il se parcourt aussi comme une divertissante galerie de personnages plus fantaisistes les uns que les autres. Et la dernière page tournée, reste l’impression d’une légèreté enfuie.
« Indomptables. A l'avant-garde du XXème siècle » de Francesco Rapazzini. Editions Edite. 250 pages, 18 euros.
L'élégance, un héritage mère-fille
La mère a fait les beaux jours de la mode qui libéra les femmes dans les 60’s. La fille fait tourner l’entreprise Rykiel aujourd’hui. A l’occasion de la dernière Fashion Week d’octobre, les éditions Autrement ont décidé de se pencher sur la question de l’élégance avec Nathalie Rykiel. Oui, c’est mon moi(s) auto-proclamé « On n’en est pas moins femme » ! La revendication égalitaire n’exclut pas la féminité, le goût du beau et l’élégance (deux exigences qui se conjuguent tout aussi bien au masculin, vous en conviendrez).
Les Rykiel, c’est l’ébauche d’une dynastie de la mode. La femme qui a inventé le petit pull, une successeur de Chanel à l’échelle de la maille, et sa fille. Deux femmes incandescentes. L’une rousse, qui a ouvert la voie à l’autre, brune qui a dû s’affranchir de l’image et de l’aura maternelles. Dans l’ombre, elle n’en impose pas moins son style de gestion à la maison Rykiel. Restée une entreprise familiale jusqu’en 2012, la marque présente dans plus de 30 pays et qui emploie 365 personnes appartient désormais à des investisseurs hong-kongais.
Mode / Mode de vie.
Le manifeste « L’élégance » n’est pas le 1er coup d’essai littéraire de Nathalie Rykiel. Elle a inspiré avec sa mère le roman-document « Mère et fille » d’Eliette Abécassis. Un couple presque, qui se dit « version possible d’une même femme, l’une rousse, l’autre brune. Le jour et la nuit. ». Un rapport fusionnel qui avait conduit la fille à écrire un livre en 2010, autour de cet héritage familial et sur son émancipation, avec un titre programmatique : « Tu seras une femme, ma fille. »
Ayant obéi à sa manière à cette injonction, elle interroge avec « L’élégance » cette notion qui lui apparaît aujourd’hui singulièrement et injustement démodé. Notre époque a du style, dit-elle mais a t-elle encore de l’élégance ?
Pas un hasard si l’histoire s’ouvre avec ce souvenir d’enfance : sa mère se préparant à sortir s’apprête avec précision et fantaisie, la marque de fabrique Rykiel. De l’idée, de la liberté, de l’imagination, pour s’affranchir des codes vestimentaires et comportementaux qui brident la femme... C’est en cela que Sonia a continué à défricher le chemin ouvert par Gabrielle Chanel, celui qui a permis aux femmes de se dé-corseter, de s’affranchir d’un habit qui bridait leur sensualité et annihilait leur corps. "A l'époque, on travaillait la maille avec un point épais, cela donnait des vêtements lourds, des vestes massives et droites. C'était les tailleurs Tricosa, ou d'énormes gilets, pour des femmes cossues mais sans style ». C’est une spécialiste qui le dit, Marie Rucki, directrice du Studio Berçot, la très côtée école de stylisme parisienne.
Plus qu'un livre, un carnet.
Inclassable, ce recueil. Il tient plus du journal, de l’album de famille, ouvert aux amis et aux invités. L’écrivain Emmanuel Carrère qui pirouette autour de sa promesse de collaboration et finit par livrer un texte sur l’élégance dans la masturbation... Plus Rykiel qu’il n’y paraît puisque l’élégance peut être partout. Izia, la rock&rolleuse fille d’Higelin, laquelle livre son idée de l’élégance, qu’elle associe à la maturité et à la spiritualité. Pierre Hermé et son élégance de la vanille, une belle épice qu’il traque de Tahiti au Mexique, et qu’il inscrit dans l’ouvrage avec une Tarte infiniment vanille, très élaborée. Il y a aussi Sylvie Guillem, la danseuse étoile, le jardinier Pascal Cribier... Un joli livre, qui s’adresse plus particulièrement aux admiratrices de la première heure du duo Rykiel.
« L'élégance » de Nathalie Rykiel. Collection Manifeste - Éditions Autrement. 160 pages, 22 euros.
Isabelle Soler : à propos de l'auteure
Journaliste à la rédaction de TV5Monde depuis une dizaine d’années, je suis toujours bluffée par l'hystérie de parution lors de grands événements tels la rentrée de septembre ou la remise des prix littéraires. Après avoir dépouillé au printemps 2012, tous les ouvrages liés à la présidentielle française, pour Terriennes, je me pencherai sur la littérature de et autour des Femmes : thématiques, essais, romans, coups de coeur ou coups de gueule… Je vous propose un décryptage régulier de la littérature francophone.