Que disent ces poupées noires, les Black Dolls, des enfants qui les ont bercées ou parfois rudoyées ? Que racontent-elles aussi des Afro-américain.e.s qui les ont fabriquées de leurs mains ? L’exposition Black Dolls à la Maison rouge à Paris est une première en France et en Europe. Une conteuse a cherché à mettre des mots sur leur histoire.
C’est un mercredi après midi. Quelques dizaines d’enfants, entre 5 et 13 ans accompagnés de leurs parents se sont donnés rendez-vous à la Maison Rouge, lieu d'exposition situé près de Bastille à Paris. Pour y voir quoi ?
« Des poupées ! », s'exclame une petite fille au serre-tête à pompons, l’air ravi. Des poupées, mais par n’importe lesquelles.
« Et tu trouves qu’elles ressemblent à tes poupées ?», l’interroge-je.
« Ah non pas trop, elles ont l’air un peu triste », me répond Carmen.
Au cours de plusieurs décennies, près de 200 Black Dolls ont été rassemblées à travers les Etats-Unis, elles sont présentées pour la première fois hors du continent américain en France, à la Maison Rouge, à Paris.
Rappel d'un passé si proche et douloureux
Ce sont pourtant elles que l’on vient voir. Mais à bien y regarder, on dirait plutôt que ce sont elles qui vous scrutent. Elles sont près de 200, alignées, en quinconce, ou protégées par une cage vitrée. Toutes en pleine lumière. Confrontation étrange entre poupées et visiteu.r.se.s. Le face à face peut mettre mal à l’aise. Enfin, nous les grands, qui découvrons leur histoire et leur origine. Car pour les plus petit.e.s, ces silhouettes ne restent que des poupées, même si "un peu tristes".
Face à celles installées derrière une paroi de verre, on se sent un peu à distance, comme protégé de leur regard sur nous. Mais pour les autres, plus nombreuses, qui sont érigées, sans vitrage, la vue des étoffes, des matériaux, aiguise non seulement la tentation de s'en rapprocher jusqu'à les toucher, mais donne surtout l’illusion qu’elles pourraient être vivantes, ou plutôt survivantes d’une époque qui en dit long sur le passé ségrégationniste des Etats-Unis.
Les détails des points de couture, réalisés avec des fils grossiers parfois des ficelles, des robes confectionnées à l'aide de morceaux de tissus, usés, de toile de jute brute, récupérés des sacs de blé utilisés autrefois, les corps en tissu parfois remplis de paille qui dépasse un peu, ou bien faits de morceaux de bois et de cuir patiné à force d'avoir servi. Certaines ont des larmes dessinées sur la joue. Des petites statues articulées et figées dans une danse immobile, véritables oeuvres artisanales ou tout simplement d'art. Si belles comme si le temps s’était arrêté avec elles.
Fabriquées par des Afro-américaines pendant un siècle
Ces poupées appartiennent à la collection Deborah Neff. En 25 ans, cette avocate de la Côte Est a rassemblé près de 200 « Black Dolls ». C’est ainsi qu’on les appelle, ces anonymes poupées noires. Fabriquées par les mains d'Afro-Américaines, dans les années 1840-1940. Pendant près d’un siècle, ces femmes (mais aussi des hommes) ont conçu et fabriqué ces jouets ou bien pour leurs propres enfants, ou bien pour les enfants de leurs "maîtres". Il s’agit ici de la plus importante collection existante de ces Black Dolls, qui pour la première fois est montrée hors des États-Unis.
L’exposition présente également un fonds de 80 photographies d’époque, représentant des enfants posant avec leurs poupées entre la période de l’avant- Guerre de Sécession jusqu’au milieu du XXe siècle.
Contrairement aux autres jouets, la poupée est façonnée à l’image de soi. Et sur sa poupée, l’enfant règne.
Margo Jefferson, auteure de Negroland
Sur un mur de l'exposition, le public peut lire quelques lignes de Margo Jefferson, professeure et critique de théatre afro-américaine (tiré de son ouvrage
Negroland : A Memoir, 2015 ndlr) dont voici un extrait:
« Contrairement aux autres jouets, la poupée est façonnée à l’image de soi. Et sur sa poupée, l’enfant règne. Une poupée, on peut l’habiller ou la déshabiller, la faire naître et la faire mourir, la nourrir ou la châtier. On parle pour elle, à travers elle, et d’elle,. On peut lui faire ce que les adultes vous font, et mieux encore, on peut inverser les rôles. Mais alors comment tous rituels se déplient lorsque sa poupée est faite à l’image d’une autre race ? La race véhicule tant d’intimités contradictoires et d’aliénations : la défiance, la fascination, la peur, le désir, et si nous devons dire la haine, nous devons aussi dire l’amour, sachant que chacun comporte mille nuances. » Défilé statique de figurines de chiffons noires. Si chacune est une pièce unique, elles ont, hormis leur couleur de peau de tissu, un autre point commun: la plupart ont la bouche cousue.
Black Dolls : motus et bouches cousues
C’est sur ce détail que va attirer l’attention des enfants venus l’écouter, Sylvie Mombo. De mère antillaise et de père gabonais, la jeune femme a fait de conteuse d’histoires son métier. L’histoire des Black Dolls et elle, c'était écrit ou alors à imaginer, elles ne pouvaient pas, ne pas se rencontrer. Justement, rencontre.
Au sens propre, elles ont cette couture à la place de la bouche et c'est même parfois joli, mais aussi ça rappelle à quel point elles représentent les petites gens, sans voix, sans parole.
Sylvie Mombo, conteuse