Féminicide. Ce mot s'est imposé et s'est inscrit dans une terrible réalité un 6 décembre 1989, le jour de la tuerie de l'Ecole polytechnique de Montréal, premier féminicide de masse. Un homme âgé de 25 ans ouvre le feu sur 28 personnes, tuant 14 femmes. Des femmes tuées parce que femmes. L'analyse de Francine Descarries, sociologue.
De quoi féminicide est-il le nom ?
En France, une page Facebook rend compte, jour après jour, de la mort de femmes, sous les coups d'un compagnon ou ex-conjoint. A Paris, le collectif des "Colleuses" a érigé un mémorial au nom des victimes, plus d'une centaine par an. En Amérique latine, le mouvement "Ni una menos" (Pas une de plus) descend dans la rue à chaque nouvelle disparition ou assassinat. En Amérique du nord, les communautés des Premières nations recensent les disparitions de femmes autochtones.
Féminicides, mortes parce que femmes
Au cours de cette dernière décennie, impossible de ne pas connaitre le sens du terme féminicide, tant il fait les titres de l'actualité. Quelles en sont les origines ? Les causes ? Nous avons posé ces questions à Francine Descarries, sociologue, professeure de sociologie à l'Université du Québec à Montréal, figure de proue des études féministes au Québec.
Terriennes : F comme féminicide : quelle est votre définition ?Francine Descarries : Le mot féminicide désigne le meurtre ou les meurtres de femmes parce qu’elles sont des femmes. C’est un assassinat qui résulte, on peut le penser, de la misogynie, de la haine des femmes. C’est aussi lié au fait que les hommes, car il y a plusieurs types de féminicides, pensent avoir le droit de propriété sur les femmes.
On s’aperçoit à ce moment-là qu’il y a là une incidence fatale de ce que le patriarcat reproduit comme système de pensée et d’appropriation.
Francine Descarries, sociologue et professeure à l'UQAM
Il y a deux grands types de féminicides. Il y a le féminicide intime et familial et il y a aussi le féminicide que j’appelle politique ou social. Je pense qu’il est important de distinguer les deux. Le terme est apparu ici, au Québec et au Canada, au moment où on a pris conscience des assassinats qui visaient spécifiquement les femmes. Puis il s’est popularisé au Québec au moment du drame de Polytechnique. Et plus récemment, on l’a utilisé vraiment à travers tout le Canada pour désigner les meurtres de femmes autochtones qui, elles, sont visées à la fois parce qu’elles sont femmes et parce qu’elles sont autochtones. Voilà pour la dimension sociale et politique du féminicide.
Il y a aussi la dimension intime, conjugale, où ce terme désigne ces assassinats de femmes perpétrés de manière répétée, malheureusement, et qui touchent le plus souvent des femmes en instance de divorce ou qui ont quitté le domicile conjugal. On s’aperçoit à ce moment-là qu’il y a là une incidence fatale de ce que le patriarcat reproduit comme système de pensée et d’appropriation. Les hommes se disent "Si tu ne veux plus être avec moi, tu ne vivras pas". Ce que révèlent ces féminicides-là, dans une certaine mesure, c'est que certains hommes ont encore le sentiment que "la" femme leur appartient. C'est inscrit dans notre code culturel patriarcal, dans les religions, dans les systèmes politiques... C'est quelque chose qui existe depuis toujours. Ce qui est le plus important, maintenant, c'est qu'on le nomme.
Cela a pris du temps pour que ce mot-là soit défini, employé, et qu'il rentre dans le "vocabulaire courant". Qu'est-ce qui a changé entre le "avant" et le "maintenant" où l'on n'a plus peur d'employer ce mot ?Le mot féminicide fait passer du fait divers au fait social. Il rend public ce qui a toujours été considéré comme de l'intime. Il rend politique ce qui a toujours été considéré comme du privé. Reconnaître le féminicide, c'est reconnaître qu'il y a, dans notre société, des assassinats qui sont commis au seul motif que les femmes sont des femmes. En nommant cet assassinat, en lui donnant un nom précis, on reconnaît l'existence d'un phénomène construit dans un système patriarcal, on lui donne une réalité et on amène une prise de conscience.
Il y a une connotation politique très large au féminicide, comme il y a une connotation sociale très marquée dans nos sociétés où des femmes n'ont pas le droit d'exister parce qu'elles sont femmes ou, pire encore, parce qu'elles sont femmes et minorisées.
Francine Descarries
Je vous rappelle qu'il y a quelques décennies encore, le féminicide était nommé crime passionnel. On valorisait presque l'homme qui voulait défendre son honneur. Le féminicide, depuis les années 1970, lorsque le terme est apparu une première fois grâce à une anthropologue sud-africaine, a été créé pour montrer qu'il y a une distinction, une assymétrie entre un meurtre de femme et celui d'un homme. Féminicide ne désigne pas tous les meurtres de femmes, mais ceux où les femmes ont été tuées parce qu'elles étaient des femmes. On peut penser qu'il y a féminicide, par exemple, dans les sociétés où l'on tue les foetus femelles ou en temps de guerre lorsque l'on outrage les femmes de manière à punir le guerrier.
Il y a une connotation politique très large au féminicide, comme il y a une connotation sociale très marquée dans nos sociétés où des femmes n'ont pas le droit d'exister parce qu'elles sont femmes ou, pire encore, parce qu'elles sont femmes et minorisées, femmes et racisées ou parce qu'elles sont femmes autochtones.
Quels sont vos espoirs par rapport à cette problématique ?Le seul fait que cette violence soit nommée est déjà une avancée importante. Cela fait prendre conscience à nos sociétés qu'il y a un phénomène de violence à l'égard des femmes, dont le féminicide est le point culminant. C'est reconnaître les crimes qui sont commis à l'égard des femmes parce qu'elles sont des femmes. Dès lors, la société peut commencer à corriger cette situation et amener certaines transformations.
Surtout, je pense que le fait de nommer le féminicide, notamment à travers les médias de masse, amène les femmes à prendre conscience qu'elles sont encore en tensions, qu'elles sont encore dans des rapports de conflit et qu'il est possible que la situation qu'elles vivent soit partagée par d'autres femmes.
Mes espoirs sont les mêmes depuis cinquante ans dans la lutte pour l'égalité : que la société, tranquillement, avance. Le principe de la violence conjugale est maintenant reconnu, c'est-à-dire qu'on n'accepte plus la violence conjugale. Je souligne que nos institutions, jusque dans les années 1970, reconnaissaient dans une certaine mesure cette violence en donnant aux hommes l'autorité sur les femmes - et qui dit autorité dit souvent violence. Nous sommes une société en marche, qui n'a pas encore réalisé tous ses objectifs en matière d'égalité et d'équité, mais nous somme une société qui, parce qu'elle reconnaît qu'il y a un problème et que ce problème est une injustice sociale profonde, est peut-être en mesure de le corriger.
Surtout ne tolérer aucune manifestation de violence à l'égard des femmes, quelle qu'elle soit. Le féminicide en est le point culminant.
Francine Descarries
Et pourtant, c'est un problème inscrit dans la culture, inscrit dans les relations internationales, avec le viol de guerre... Le chemin est encore long, mais j'ai tendance à penser que les changements qui ont eu lieu ces cinquante dernières années sont d'une importance capitale. C'est ce que j'appelle la révolution la mieux réussie du 20ème siècle, même si elle est encore en marche et qu'elle ne sera pas tout à fait réussie tant que les conditions structurelles ne seront pas là pour que les femmes soient reconnues comme des êtres à part entière, dans une véritable conception de l'égalité entre hommes et femmes.
L'égalité, ça n'existe pas dans la nature, c'est un projet politique, c'est une chose pour laquelle il faut se battre, mais j'ai bon espoir qu'on y arrivera. Il faut être très patient et surtout ne tolérer aucune manifestation de violence à l'égard des femmes, quelle qu'elle soit. Le féminicide en est le point culminant, mais il y a toute une démarche qui y mène. Et c'est la non-acceptation de ces gester, de ces pratiques, de ces discours qui va finir par porter ses fruits.