Faire chanter les femmes en Iran, le défi de Sara Najafi dans No Land's Song

Faire chanter des femmes sur scène est interdit en Iran. Alors essayer de le faire avec l’accord des autorités, c’est encore plus subversif. Le défi lancé par Sara Najafi est retracé dans le documentaire No Land's Song qui sort en France en ce mois de mars 2016
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Sara Najafi dans No Land's Song
Sara Najafi, compositrice iranienne et héroïne de No Land's Song. 
No Land's Song
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Cela semble impensable. Pourtant c’est la réalité dans la République islamique d’Iran : les femmes n’ont pas le droit de chanter en public, du moins en soliste et devant un parterre composé (en partie) d’hommes, parce que les voix féminines "excitent beaucoup trop sexuellement les hommes" explique doctement un dignitaire chiite interrogé dans le film.. Un interdit tellement ridicule et surtout humiliant pour les femmes que Sara Najafi, une compositrice de Téhéran, a décidé d’en prendre le contre-pied.
 
« C’était en 2009 », précise t-elle lors d’une interview à Paris au cinéma du Louxor. Une année de révolte en Iran. La rue est  en ébullition contre les autorités après l'élection tronquée du président Mahmoud Ahmadinejad. Un mouvement vite retombé car durement réprimé. Mais Sara, elle, a gardé son idée en tête et l’a fait mûrir pendant trois ans jusqu’à faire naître un projet à la fois simple et complexe : organiser  un concert officiel pour femmes solistes en faisant monter sur scène non seulement des Iraniennes (Parvin Namazi et Sayeh Sodeyfi) mais aussi deux Françaises (Elise Caron, Jeanne Cherhal) et une Tunisienne (Emel Mathlouthi). Le tout filmé par son frère Ayat Najafi pour en faire un documentaire, No Land’s Song, le pays sans chansons.

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 La première mission de Sara est alors de convaincre. Convaincre le père d’une des chanteuses iraniennes de laisser sa fille participer au projet. Convaincre  les chanteuses françaises de s’emparer du répertoire perse d’avant la Révolution islamique. Convaincre la chanteuse rebelle de Tunisie (qui s’est fait connaître lors des manifestations anti Ben Ali de janvier 2011 ) du caractère subversif du projet. Convaincre enfin une poignée de musiciens à Paris et à Téhéran de s’accorder ensemble. Mais ceci est la partie la plus facile.
 

Raconter la censure de l’intérieur

Les vrais problèmes commencent quand Sara se met à défier le pouvoir de la censure. « C’était notre principal objectif, précise Ayat qui avant de réaliser des films montait des pièces de théâtre engagées à Téhéran. Montrer comment fonctionne la censure de l’intérieur et en même temps la combattre. »
 
La caméra cherche alors à se faufiler au plus près du système. Recouverte de noir de la tête au pied, on aperçoit Sara entrer au ministère de la Culture et de la Guidance islamique. Puis, dans l’ascenseur, on la voit glisser rapidement un microphone sous son corsage. Et, soudain, l’écran devient noir. Seule sa voix et celles des fonctionnaires se font entendre. Sara se rendra au moins cinq fois au ministère dans l’espoir d’y décrocher une autorisation pour son concert de femmes. Un jeu d’hypocrisie total mais révélateur des absurdités du régime.
 
« Je devais rester polie et calme, jamais m’énerver. Je leur posais des questions, ils me répondaient. Et même quand je n’étais pas d’accord, je leurs disais ”oui bien sûr”. Mais après trois ou quatre visites, j’ai vraiment pleuré, confie Sara. C’était trop trop difficile pour moi. Mais j’arrivais à reprendre courage et me disais que c’était encore possible. Les chanteuses iraniennes m’ont beaucoup soutenue dans ces moments là. »

Pour moi faire ce concert, puis ce film, cet acte musical était un acte révolutionnaire
Sara Najafi

Sara Najafi de passage à Paris en mars 2016 pour la sortie du film répondait aux questions de Terriennes. Elle raconte la stratégie et les procédures de contournement déployées pour arriver au but. Le film est vu en Iran sous le manteau mais il a été acclamé dans d'autres pays musulmans comme la Turquie ou le Maroc. La musicienne chanteuse revient aussi sur les paradoxes d'une société qui fait tant de différences entre sphères privée et publique.

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Troquant ses habituelles tenues colorées et élégantes contre une lugubre abaya,  Sara va même demander des explications à un théologien. Les arguments avancés par l’érudit en religion sont tellement rocambolesques que la scène en devient truculente. Sur un ton des plus sérieux, il explique que « la fréquence de la voix de femme ne doit pas dépasser un certaine limite » et précise que c’est dieu qui le dit ! Le ridicule en devient presque tragique. Une scène vue aussi dans le beau documentaire de Mehran Tamadon "Iranien", huis clos entre un athée et quatre dignitaires religieux chiites qui cherchent les concessions à faire pour vivre ensemble.
 
« C’était horrible, se rappelle Sara. J’avais envie de le tuer. Je suis habituée à écouter leurs discours. Les théologiens sont très présents dans les écoles et les universités. Mais, là, c’était vraiment horrible car cet homme se permettait de parler de la musique et de formuler des règles alors qu’il n’y connaît rien. Il regarde la musique comme une chose alors que c’est un art. Mais il ne connaît rien à l’art. » « Pour nous, c’était important que cette scène existe, renchérit Ayat. En Iran, les deux clans cherchent à s’ignorer. On voulait les faire se rencontrer. On voulait aussi montrer que le problème n’est pas cet homme mais l’idéologie qu’il porte. »


C'est incroyable cette schizophrénie à laquelle les Iraniens, et surtout les femmes, sont contraints
Jeanne Cherhal

Les chanteuses françaises sollicitées et qui ont participé à l'aventure, ont parfois vacillé. Mais elles ont été emportées par l'a volonté inébranlable de Sara Najafi. Malgré le scepticisme qui les faisait douter, elles sont allées jusqu'au bout. Jeanne Cherhal raconte cet échange qui lui a tant apporté, jusque dans la composition musicale. Une complicité qui lui a fait saisir avec une force comme jamais, cette liberté de créer, de s'exprimer dans laquelle les Européens vivent. Un concert, en retour, se prépare en France...
 

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Hommage aux grandes voix de femmes

Le documentaire ne fait pas que dénoncer. Il rend aussi hommage aux grandes chanteuses d’avant la révolution qui animaient les cabarets de Téhéran. On découvre alors la savoureuse Delkash qui osait, dans les années 60, chanter l’ivresse en robe moulante et petit verre d’alcool à la main, ou encore la divine Qamar ol- Molouk Vaziri, surnommée la « reine de la musique persane », qui, dans les années 20, chantait sans voile au Grand Hôtel de Téhéran. « Ces immenses chanteuses font partie de notre héritage. Les artistes iraniens d’aujourd’hui ne les ont pas oubliées », insiste toujours Sara.

Delkash, la chanteuse rebelle de Téhéran dans les années 60.

Aujourd’hui, Sara a bien envie de remonter un concert pour femmes solistes. Mais pas tout de suite. Elle n’est pas encore complètement remise de son aventure et le documentaire a à peine commencer sa vie. Au Festival des films du monde de Montréal, No Land's Song a reçu le prix du meilleur documentaire et sera bientôt projeté au festival de Cannes. Aucune diffusion officielle n’est prévue en Iran mais « on espère qu’il sera piraté et vendu sous le manteau, souffle Ayat. C’est un film qui est d’abord fait pour les Iraniens. »
  
L'équipe de No Land's Song à Paris
L'équipe de No Land's Song réunie à Paris pour le Panorma des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient avec, au centre, le réalisateur Ayat Najafi  et sa soeur Sara.