Back to top
En France, une femme est assassinée tous les trois jours par son compagnon ou son ex. Dans son livre Faire Face, la photographe Camille Gharbi propose des images et des textes qui donnent à penser, plus qu'à voir, les violences conjugales cachées à l'ombre des silences, dans l'angle mort du déni. Elles sont, pourtant, une question collective, l'affaire de toutes et tous.
En France, le ministère de l'Intérieur estime à 295 000 par an le nombre de victimes de violences conjugales, dont 72 % sont des femmes. Depuis plusieurs années, ces violences, qui culminent avec les féminicides, reviennent régulièrement au coeur de l'actualité et figurent en tête de l'agenda des autorités. Mais faut-il attendre que le couteau soit planté pour pouvoir dénoncer un agresseur ? Cette question est à l'origine de Faire Face, un volume de textes et photos à mi-chemin entre l'art visuel et le documentaire.
J'ai voulu aborder un sujet très violent avec des images qui ne sont pas violentes.
Camille Gharbi, photographe
Pendant quatre ans, la photographe Camille Gharbi a mené l'enquête pour mettre la réalité en images, des vies sur les chiffres. "La violence conjugale, on en parle régulièrement, mais avec des chiffres ou des images choc, comme ces campagnes de communication qui montrent des femmes avec des bleus et des cocards. Malgré tout cela, force est de constater que les choses n'avancent pas réellement," explique l'autrice de Faire Face, histoires de violences conjugales.
Elle cherche alors à toucher les gens, à faire vibrer la corde sensible en images, mais sans montrer les stigmates visibles des violences. Car la violence conjugale, c'est autant les coups que leur appréhension, la peur qu'ils viennent. Elle s'exerce souvent sans hématome, sans fracture, sans blessure apparente. C'est cette dimension invisible, la partie immergée de l'iceberg, que la photographe Camille Gharbi matérialise à travers des objets du quotidien devenus des armes, puis des paroles et des portraits de condamnés pour violence conjugale et d'anciennes victimes.
Dans la première partie de Faire Face, intitulée Preuves d'amour, tournevis, briquet, coussin, casserole, robinet, fer à repasser ou autres objets familiers sont photographiés un à un sur fond neutre, comme autant de pièces à conviction. La page tournée révèle alors des prénoms, âges, dates et lieux de décès – indications factuelles de crimes dénoncés en creux par l'image de l'objet anodin qui a servi à tuer. "J'ai voulu aborder un sujet très violent avec des images qui ne sont pas violentes," explique Camille Gharbi.
Après avoir travaillé près d'un an sur Preuves d'amour, Camille Gharbi a éprouvé le besoin de comprendre les processus qui mènent à de telles violences. Les réponses, pense-t-elle, sont à trouver du côté des victimes, mais aussi du côté des auteurs. "Tant qu'il y aura des auteurs, il y aura des victimes, dit-elle. Comment en sortir ?"
Pour donner la parole aux condamnés, Camille Gharbi s'adresse aux professionnels qui prennent en charge les auteurs de violences conjugales. Et elle se rend compte du tabou qui les entoure : "Même les associations qui s'en occupent sont mal vues, comme si l'on considérait qu'elles détournent les moyens qui devraient aller aux victimes, témoigne-t-elle. Il me semblait au contraire évident que mettre en lumière ces personnes, qui sont parmi nous, était une partie de la solution. L'idée n'est pas d'excuser, mais de comprendre, du point de vue des auteurs, pour déconstruire la violence."
Dans la deuxième partie de Faire Face, intitulée Les monstres n'existent pas, des portraits de condamnés pour violences conjugales – des hommes, mais aussi une femme – le montre crument : "Les conjoints violents ne sont pas des monstres marginaux, mais des individus souvent bien intégrés à la société." Tous photographiés de trois-quart dos, ils ont exprimé leur ressenti, avec le recul, sur leur acte, le cycle de la violence, la façon dont ils assument leur responsabilité, leurs émotions, la déconstruction de la violence, leur réflexion dans les groupes de parole... Camille Gharbi restitue ces témoignages à valeur préventive : "Les mécanismes qui conduisent aux violences conjugales sont complexes, mais pas inéluctables," pense-t-elle.
"Il manquait à celles qui étaient douées pour affirmer leur génie de quoi vivre, du temps et une chambre à soi", écrivait Virginia Woolf. L'association FIT, une Femme, un Toit offre cet espace essentiel aux femmes qui veulent échapper à l'emprise de la violence conjugale pour faire face à ce qu'elles ont vécu, et en sortir. En miroir de la déconstruction de la violence chez les auteurs, la photographe a mis en lumière la reconstruction des victimes dans Une chambre à soi, troisième et dernier volet de Faire Face, en allant à la rencontre des très jeunes femmes hébergées par FIT.
Camille Gharbi a photographié ces espaces "à elles", espaces de rencontres pendant lesquelles l'autrice a recueilli les émotions, les rêves et les envies de ces anciennes victimes. "Ce sont presque encore des adolescentes, mais elles sont incroyablement fortes. Elles ont vécu des histoires effroyables et s'en sortent avec une étonnante résilience pour se projetter dans l'avenir," se souvient-elle.
Il faudrait que chacun soit exemplaire, à commencer par nos dirigeants
Camille Gharbi, photographe
Camille Gharbi a commencé à travailler à Faire Face juste après le mouvement #metoo et juste avant que les féminicides n'occupent la Une de l'actualité. "Les choses évoluent, mais la société met du temps à changer," constate-t-elle avec le recul. Elle insiste sur l'aspect collectif de cette question : "Il faudrait que chacun soit exemplaire, à commencer par nos dirigeants. Il ne devrait pas être toléré que des personnes soupçonnées de violences contre les femmes soient nommées au gouvernement."
A lire aussi dans Terriennes
► Confinement et violences conjugales : les associations et centres d'hébergement en alerte
► #NousToutes : raz-de-marée féministe contre les violences sexistes et sexuelles
► Violences faites aux femmes : d'anciennes victimes aident les nouvelles
► "Ma mort dans ses yeux" : se reconstruire après avoir échappé à un féminicide
► F comme féminicide avec Francine Descarries
► "Tes rêves brisés" : Marie Trintignant, dans les yeux de sa mère
► Une "Maison des femmes" à Paris pour les victimes de violences