Fil d'Ariane
Condamnée pour "collusion et propagande", l'anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah a passé près de trois ans et demi en détention à la prison d'Evin, à Téhéran, avant d'être libérée en 2023. Terriennes l'a rencontrée lors d'une journée d'étude à l'EHESS, début avril 2025. Aujourd'hui directrice de recherche à Sciences Po Paris, elle nous livre sa vision du mouvement Femme, vie, liberté dans la société iranienne.
Fariba Adelkhah le 8 avril 2025 à l'EHESS, campus Condorcet à Aubervilliers.
Fariba Adelkhah ne se dit pas féministe : "Je suis chercheure. Certains veulent renverser, réformer. D'autres, comme moi, veulent tout simplement connaître. Ils ne font rien d'autre qu'analyser les démarches des uns et des autres, ou le cours de l'histoire tel qu'il se déroule. Mais la pensée libre est
une arme aux mains des citoyens. Elle est nécessaire à la démocratie."
Ses années de détention en Iran, entre 2019 et 2023, n'ont, pour elle, rien à voir avec sa condition de femme, même si, dans un régime autoritaire, difficile de savoir ce que l'on vous reproche exactement explique-t-elle. Elle ne peut que supposer : "Si l'on m'a arrêtée, c'est pour mes recherches : la façon dont je travaillais, les sujets que j'avais choisis, les contacts que j'avais pris, ou les pays où j'avais été invitée pour présenter mes recherches, et puis certains passages de mes livres qui, finalement étaient peu de chose."
En détention au plus fort du mouvement Femme, vie, liberté en Iran, Fariba Adelkhah vit les tumultes de la société iranienne via ce qu'en reflète la télévision officielle, la seule à laquelle les détenues ont accès. L'onde de choc du mouvement, toutefois, se répercute derrière les barreaux : "A travers un brouhaha constant à l'intérieur de la prison, les coups de fil que les gens passaient tous les jours et les visites des familles une fois par semaine. Nous percevions un ensemble de nouvelles, même si elles étaient parfois contradictoires."
La prison, décrit Fariba Adelkhah, est un milieu très compétitif, du fait des disparités sociales entre les détenues et parce que chacune doit se battre pour son espace. La première manifestation de Femme, vie, liberté, dit celle qui est incarcérée avec l'avocate et militante Nasrin Sotoudeh, "c'était ces moments de solidarité et de réunion entre les prisonnières, ce qui n'est pas très courant, en prison. Nous chantions beaucoup en solidarité avec la cause."
Toutefois, pour les détenues, l'apport le plus important du mouvement Femme, vie, liberté se ressent dans l'année qui suit, par le grand nombre de libérations de prisonnières "sécuritaires", dit-elle . Traditionnellement, à Evin, quelques prisonnières sont graciées à l'occasion de Novruz, le nouvel an persan, ou l'anniversaire de la Révolution, mais les libérations restent marginales. Or cette année-là, "37 détenues sur 59 ont été graciées, insiste-t-elle. Le mouvement a eu une immense portée symbolique, qui m'a permis d'être graciée".
Femme, vie, liberté est "un mouvement de jeunes, un mouvement très réactif, un mouvement sans leader, hormis quelques figures que l'on peut connaître," rappelle Fariba Adelkhah. Un mouvement qui a aussi valu à la militante iranienne Narges Mohammadi le prix Nobel de la paix. Un mouvement qui est aussi révélateur des changements qui transforment la société iranienne, souligne la chercheuse : "Il y a un vent de changement, des expressions différentes, des attentes différentes. Les jeunes de moins de 25 ans comptent pour plus de 60% de la population iranienne. Une population qui n'a fait ni la guerre, ni la révolution. "Aujourd'hui, ce sont leurs revendications qui comptent face à une société qui ne peut pas leur fournir de travail, de gages de formation d'une famille, tout simplement parce que les moyens matériels manquent".
Face à Femme, vie, liberté, se souvient Fariba Adelkhah, les autorités iraniennes ont, pour la première fois, échoué à contrôler une répression qui leur a complètement échappée, et dont le bilan est tragique – les chiffres officiels font état de 500 à 600 morts. Des personnes sans armes, qui ne demandaient rien d'autre que la liberté, explique la chercheuse : "C'est grave. Pas seulement pour les militants ou les intellectuels, mais aussi pour les gens de la rue et le clergé, qui voient des jeunes entre 19 et 25 ans abattus lors d'une manifestation alors qu'ils ne portaient même pas d'arme et n'avaient même pas de projet politique", dit-elle. Aujourd'hui, cet impact négatif pèse lourd et durablement sur le pouvoir et ses réactions : "Le régime craint beaucoup plus maintenant un mouvement de foule, de mobilisation, pour éviter justement ce côté incontrôlé de la répression."
Toutes celles qui se sont mobilisées au péril de leur liberté pour s'élever contre le contrôle étatique et religieux sur la tenue vestimentaire des femmes ont un immense mérite, insiste la chercheuse : "Les femmes ont beaucoup de courage de mettre l'accent sur le fait qu'on n'a pas le droit de transformer l'être des femmes, le physique des femmes, en objet politique".
Au-delà des revendications pour la liberté de l'habillement, le mouvement Femme, vie, liberté est-il une contestation qui s'inscrit sur le long terme ? Pour Fariba Adelkhah, son objectif et ses revendications vestimentaires sont aussi ses limites. "On ne les voit pas actifs sur d'autres plans, comme le soutien à des minorités religieuses ou ethniques, comme les femmes de la minorité afghane en Iran", regrette-t-elle.
Femme, vie, liberté... se définit en réaction au pouvoir de la religion. De ce fait, le mouvement s'est un peu coupé de la société. Fariba Adelkhah
La résistance à l'autoritarisme, pour la chercheuse, n'est pas systématiquement synonyme de liberté. Car qui dit liberté, explique-t-elle, dit liberté de tous, y compris liberté des religions ou des groupes ethniques, et "pas seulement liberté de certaines couches sociales, de certaines pratiques ou certains comportements." Or le mouvement Femmes, vie, liberté se concentre sur la liberté vestimentaire, donc sur la pression religieuse. "J'aurais peut-être exigé, attendu et espéré autre chose d'un mouvement qui se situe par rapport à un pouvoir autoritaire. Qu'il défende aussi la liberté religieuse et théologique, la liberté des générations qui ont vécu une révolution et qui sont toujours fières de ses acquis." Car tous les Iraniens sont les enfants de Khomeini, dit-elle, "pour le meilleur – car héritiers d'une vraie révolution – et pour le pire – parce que les acteurs politiques et sociaux, y compris les réformateurs, ont gardé les pratiques coercitives de l'ancien régime et du moment révolutionnaire."
Au fil des mois, fait remarquer Fariba Adelkhah, "Femme, vie, liberté est devenu son propre référent qui, de par ses revendications vestimentaires, se définit en réaction au pouvoir de la religion. De ce fait, il s'est un peu coupé de la société, retranché, dit-elle, dans les quartiers privilégiés de Téhéran.' C'est un mouvement qui reste immensément important, de par l'impact qu'il a eu sur la société, ajoute-t-elle, "mais pas en tant que mouvement révolutionnaire. Même si le pouvoir symbolique, parfois, est plus fort que le pouvoir réel".
La chercheuse s'étonne aussi de l'absence de lien avec d'autres mouvements de femmes qui l'ont précédé dans l'histoire de l'Iran, ne serait-ce que depuis la révolution de 1979, à commencer par Un million de signatures pour l'abolition des lois discriminatoires, qui a balisé le terrain de l'élimination des discriminations sur le plan juridique et religieux, contre la société patriarcale traditionnelle. "Une absence de connexion avec l'histoire des femmes et de l'opposition en Iran qui n'enlève rien à la légitimité des revendications de Femme, vie, liberté," tient-elle à préciser.
En Iran, la religion n'exclut pas systématiquement les revendications des femmes, souligne Fariba Adelkhah : "Récemment, par exemple, une femme, théologienne, s'est dévoilée en public pour manifester sa solidarité avec le mouvement pour Mahsa Amini, donc pour se solidariser avec les femmes mobilisées de la société iranienne." Cette femme est aujourd'hui en prison. A 60 ans, Sedigheh Vasmaghi a mis sa vie, et sa vie intellectuelle de théologienne, en danger pour exprimer sa solidarité avec les femmes.
"Mais d'elle, car elle est religieuse, on n'a pas envie de parler. Par contre, on va parler d'Ahou Daryaei, qui s'est mis en sous-vêtements, avec beaucoup de courage, à l'université pour contester l'obligation du voile. C'est là, à mon sens, que le mouvement se déconnecte de la société et a tendance à se recroqueviller sur lui-même", songe la chercheuse.
Le mouvement Femme, vie, liberté s'inscrit dans la continuité de transformations post-révolutionnaires, qui ont aussi été portées par les femmes. Pour modifier le paysage, après la chute de l'ancien régime, "une expression très féminine a été demandée, revendiquée par la société, et à laquelle les pratiques, le mouvement et le discours de l'État ont contribué. D'une part en réaction à l'ancien régime, mais aussi parce qu'il n'était pas forcément, pour certaines questions, en défaveur de la présence féminine," se souvient Fariba Adelkhah.
Aujourd'hui, les femmes préfèrent les mariages tardifs ; elles sont de plus en plus cheffes de famille et le nombre de divorces augmente. Fariba Adelkhah
Elle déplore que le mouvement Femme, vie, liberté passe à côté de faits de société post-révolutionnaires concernant directement les femmes, comme la maîtrise de leur fécondité, à la faveur de la politique de planning familial de l'Iran après 1979, et le fait que, selon les années, les filles sont souvent majoritaires à l'université. "La révolution a élargi les possibilités d'accès des femmes à l'espace public, à l'emploi, à l'entreprenariat... Il y a des femmes cinéastes, ce qui n'était pas le cas avant la révolution. Aujourd'hui, les femmes préfèrent les mariages tardifs ; elles sont de plus en plus cheffes de famille et le nombre de divorces augmente – en prison, la majorité des femmes sont divorcées, non pas victimes, mais actrices de leur vie", témoigne-t-elle.
Si la chercheuse ne perçoit pas de marginalisation des femmes à des postes de responsabilité, cheffes de famille ou dans l'éducation, elle regrette leur absence de la scène et des débats politiques, mais aussi sur les réseaux sociaux. "Mais quand je suis arrivée en France, en 1977, le nombre de femmes parlementaires était à peu près 5% et la révolution iranienne, elle, n'a que 46 ans, ponctués de guerres et de sanctions occidentales, ce qui n'a pas laissé beaucoup d'espace pour l'expression des minorités ou des femmes, relativise-t-elle. Et même les hommes démocrates ou gauchistes n'ont pas véritablement soutenu les femmes."
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