Fatima Al-Banawi : dire "Je t’aime" en Arabie Saoudite
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Reportage Pascale Achard, H. Labourdette, M. Mormil - Durée 2'10
Des yeux couleur mer émeraude, une beauté douce et saisissante, mais surtout une voix et une langue, l’arabe, comme une musique. Lentement, mot après mot, Fatima Al-Banawi raconte. Ces joies, ces peines, ces histoires d’amour vécues et parfois décues, celles que les habitants de Djeddah ont accepté de lui confier, comme une transmission, celle d’un trésor intime.
J’ai pensé que faire revivre cette tradition d’oralité, pourrait peut-être permettre d’approfondir ce que nous sommes vraiment
Fatima Al-Banawi
Une transmission épistolaire, qui se fait orale. C’est une tradition qui coule dans les veines de la jeune femme de 29 ans, une tradition liée à sa ville natale, l’art de raconter des histoires, qu’on appelle le Hakawati. « L’art est un langage universel, mais l’art de raconter des histoires est très lié avec la région d’où je viens. J’ai pensé que faire revivre cette tradition d’oralité, pourrait peut-être permettre d’approfondir ce que nous sommes vraiment », nous confie-t-elle.
Fatima Al-Banawi pourrait être muse, mais elle est artiste, comme le définit si bien une certaine encyclopédie en ligne, "dont les œuvres sont source d'émotions, de sentiments, de réflexion, de spiritualité ou de transcendances." Actrice, écrivaine, ici elle devient conteuse. Dès les premiers mots, elle se plante devant une personne du public, et y plonge ses yeux dans les siens. Avec un regard presque hypnotisant, elle lui parle, et se fait l'interprète de l'auteur.e de la lettre d'amour choisie.Doucement et distinctement, la mélopée s’élève, et même sans entendre la langue, l’émotion est là, palpable. La lettre est ensuite traduite en français (par l'artiste) grâce à une bande-son, et c'est là qu'on comprend l'histoire, la poésie des mots vient s'ajouter à l’émotion, déjà installée. Le récit se poursuit : « Les traits de visage de ma bien aimée. Je me retrouve à en contempler le moindre de ses détails » , « L’amour qui a fait de moi un humain, un être sensible, j’ai dû la quitter »…
Une tour de lettres
La structure imaginée par Fatima Al-Banawi elle aussi nous aspire à la poésie, car elle oblige à nous faire lever la tête vers le ciel. Des dizaines de lettres manuscrites, en version arabe, ou en anglais, accrochées par des fils, comme au fil de ce moments de vie, et forment une tour ronde de près de 8 mètres de hauteur, qui s'illumine, ou qui reste parfois dans l'ombre. Fatima joue parmi cette forêt de lettres, se faufile entre elles, comme elle circule parmi les personnes du public.
Au fil du spectacle, ou de la propre lecture des missives que chacun.e peut faire en marge de la performance, on se rend compte que ces témoignages vont bien au-dela de la « simple » histoire d’amour. Comme si ces anonymes de Djeddah, qui signent de leur prénom, n’avaient attendu que cela, qu’on leur donne une page blanche pour dire leurs mots et leurs maux .
Des témoignages de vie, et parfois de désespérance intérieure : « Je me sens fatigué(e), non pas physiquement, c’est juste mental. Je me sens tellement tellement seul(e) la plupart du temps… J’aimerais embrasser quelqu’un qui serait assis dans un parc. Et ce baiser aurait un gout salé et sucré. Il ferait disparaître toute cette tristesse et ces voix de ma tête. » Impossible (inutile) de savoir si l’auteur de cette lettre, magnifiquement dessinée, est une femme ou un homme, d'ailleurs est-ce si important ?Aujourd’hui, je sais ce dont je suis capable, confiante comme une reine.
Lettre lue par Fatima Al-Banawi
Autre lettre, autre parcours : « Histoire d'une petite fille rêveuse qui est devenue une femme forte indépendante maintenant. J’ai fait face à beaucoup de problèmes d’insécurité dans ma vie marquée par de nombreux ‘incidents’ … 1/enfant abusée 2/harcèlement à l’école 3/envies suicidaires 4/mère adolescente 5/mauvais mariage mais j’ai fait en sorte que mes rêves deviennent réalité. (…) Aujourd’hui, je sais ce dont je suis capable, confiante comme une reine. »
Fatima se tait. Fin de la performance. Comme on le dit de Mozart, le silence qui suit sa musique est aussi de Mozart. Le silence qui suit la voix de Fatima remplit le lieu et laisse la poésie poursuivre son chemin. Parmi le public ce jour-là présent, une femme a du mal à retenir ses larmes, bouleversée. « C'est très émouvant, très touchant, c'est fait avec beaucoup d'élégance, dans ses gestes, dans ses paroles. C'est très poétique avec beaucoup de simplicité. La société saoudienne est une société où l'art oral est très important et justement Fatima le met en valeur. C'est une révolution de voir une femme artiste saoudienne, un vrai bouleversement de la société saoudienne », nous confie Mona Khazindar, membre de l'Autorité Générale pour la Culture en Arabie Saoudite, première femme à occuper le poste de Directrice générale de l'Institut du monde arabe à Paris.
« On se rend bien compte que les thèmes de ces histoires sont universelles. Le but premier de ce projet c’est de faire comprendre notre humanité partagée, ça me permet aussi d’interpeller sur la façon dont on peut percevoir mon pays, l’Arabie saoudite qui reste tantôt méconnue, tantôt mal représentée », explique l’artiste. Justement le pays semble vivre une sorte de révolution sociétale initiée par le nouveau souverain, le prince Mohammed ben Salmane. « Les gens de ma ville Djeddah, mais aussi de tout le royaume, ont soif d’art et je peux dire qu’il y a un véritable élan, une véritable curiosité pour découvrir mais aussi créer », nous dit Fatima Al-Banawi qui a joué cette performance justement à Djeddah.
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