Fil d'Ariane
Paru dans la revue scientifique The Lancet, un rapport compilant plusieurs études internationales conclut que 10,8% des femmes ont déjà vécu une fausse couche. Les auteurs du rapport estiment que 23 millions de fausses couches se produisent chaque année dans le monde, soit environ 15% du total des grossesses. Cela représente environ «44 grossesses perdues chaque minute», selon l'une des trois études qui composent ce rapport.
«Pendant trop longtemps, le fait de faire une fausse couche a été minimisé et, souvent, pas pris au sérieux (...). Il n'est plus temps de se contenter de dire aux femmes "Essayez encore"», plaide la prestigieuse revue médicale dans l'éditorial qui accompagne ce rapport.
Certains facteurs sont associés à une augmentation du risque: des anomalies chromosomiques chez le foetus, l'âge de la mère et, dans une moindre mesure, du père (surtout au-dessus de 40 ans), des antécédents de fausse couche, un indice de masse corporelle très bas ou très élevé, l'alcool, le tabac, le stress, le travail de nuit ou l'exposition aux pesticides. Par ailleurs, le risque est plus élevé chez les femmes noires.
Ces derniers mois, la mannequin Chrissy Teigen et l'épouse du prince Harry, Meghan Markle, ont révélé qu'elles avaient fait une fausse couche. Des déclarations saluées par des associations, selon lesquelles elles ont contribué à briser un tabou. Faire une fausse couche provoque «une immense peine», écrivait Meghan Markle dans une tribune au New York Times. «C'est quelque chose qui reste tabou, couvert d'un sentiment de honte injustifié, perpétuant un cycle de deuil solitaire.»
Pourtant les idées reçues demeurent, et «le silence persiste», indique l’une des autrices du rapport, ajoutant qu’«une part significative de la population aurait besoin de traitement et de soutien». «De nombreuses femmes se plaignent du manque d'empathie avec lequel elles sont prises en charge après une fausse couche: certaines ne reçoivent aucune explication, et le seul conseil qu'on leur donne c'est de réessayer», ajoute la Pr Quenby, directrice adjointe du Tommy's National Centre for Miscarriage Research, organisme caritatif britannique spécialisé dans cette question et initiateur du rapport.
Les auteurs recommandent que les femmes qui ont fait une fausse couche puissent bénéficier d'un suivi minimum, avec notamment un soutien psychologique pour le couple et des conseils avant des grossesses ultérieures. Ces soins doivent être renforcés pour les femmes qui ont fait plusieurs fausses couches. Ils jugent nécessaire une harmonisation de ce suivi au niveau mondial.
Entretien avec Antje Horsch, psychologue et directrice du Lausanne Perinatal Research Group à l’Unil.
Le sujet des fausses couches est encore peu abordé et souffre d’incompréhensions. Quelles sont les principales idées reçues le concernant?
Antje Horsch: L’un des malentendus, déconstruit entre autres par cette nouvelle étude, c’est que l’on sous-estime la fréquence des fausses couches. Il faut mentionner un peu les chiffres: une femme sur dix, 23 millions de fausses couches chaque année. C’est énorme. Et pourtant, on n’en parle pas. Cela reste une thématique taboue, stigmatisée et banalisée. De ce fait, le message souvent donné aux femmes, que ce soit par l’entourage ou certains professionnels du milieu médical, c’est que, «tant pis, il faut aller de l’avant. Tu peux tomber enceinte de nouveau».
L’idée sous-jacente est que ce n’est pas si grave, et c’est précisément ça qui peut faire du mal aux femmes, aux futurs parents; cela revient à sous-estimer le fait que chaque grossesse est un événement important dans la vie d’une personne ou d’un couple, même si elle n’est pas planifiée. Il y a donc une attitude commune dans notre société, qui veut que l’on accepte que cela arrive, mais que l’on n’en parle pas, car «ce n’est pas grave» et qu’il existe cette solution simple: retomber enceinte.
Concernant les fausses couches dites «précoces» (avant 3 mois), quid de la superstition qu’une femme ne doit pas dire qu’elle est enceinte avant ce laps de temps?
Il est compréhensible qu’on ne veuille pas que l’entourage s’inquiète et, donc, qu’on préfère attendre la première échographie. En même temps, cela veut aussi dire que la femme connaît une forme d’isolement. Si elle n’en a pas parlé et qu’une fausse couche survient, elle n’aura pas le soutien de ses proches.
Outre l’isolement, quelles peuvent être les conséquences de ce silence et de la banalisation du phénomène par autrui?
Cela trivialise la chose. Si, autour d’elle, les gens disent «ce n’est pas si grave», la femme ne se sent pas entendue, pas bien accompagnée. Elle aura l’impression qu’elle exagère avec son sentiment de perte, de douleur, toutes les émotions qui arrivent. Elle va, probablement, encore plus cacher ses émotions.
Il y aura donc des répercussions sur le plan psychologique…
Evidemment. Des études montrent que les femmes peuvent développer des troubles de la santé mentale après une fausse couche: dépression, anxiété, stress post-traumatique. Et puis, il y a bien entendu le deuil qui doit être fait. C’est vraiment important de le souligner: ce n’est pas parce que la perte arrive tôt qu’elle n’est pas importante.
La réaction émotionnelle peut être très forte, de la part de la femme mais aussi de son ou sa partenaire. Surtout si c’était un enfant très désiré. On peut imaginer qu’il faut plusieurs années à certains couples pour que la grossesse s’enclenche. Enfin, il peut y avoir un sentiment de culpabilité. Les femmes parlent souvent de l’impression que leur corps a échoué, qu’elles ont perdu le contrôle sur elles-mêmes. Elles se disent «mon corps ne fonctionne pas», je ne suis pas normale.
Cette culpabilité, et l’idée que, «tans pis, il n’y a qu’à ressayer», est-elle le fruit d’une conception persistante de la femme comme machine reproductive?
Oui. Grandir comme une fille, devenir mère un jour, fait partie du narratif de la société. Certaines femmes en rêvent depuis petite. Je ne sais pas si le rôle de mère est admis comme le plus important aujourd’hui, mais c’est encore l’un des rôles perçus comme les plus importants pour une femme. Donc oui, le corps comme organe reproductif, dans notre société, est vu comme quelque chose de complètement normal. La femme doit combler cette attente.
Dans certains pays à faibles revenus, donner la vie, avoir des enfants, fait aussi partie des nécessités du quotidien: on a besoin de leur aide, encore plus lorsqu’on devient âgé. Si une femme ne peut effectivement pas donner la vie, elle peut être perçue comme inutile, voire être rejetée, puisqu’elle est incapable de jouer le rôle qu’elle devrait jouer. Cela rejoint le sentiment de culpabilité: ne pas pouvoir remplir ce rôle, pour celles qui le veulent, touche beaucoup à l’identité, à la valeur que l’on se donne.
Quelles seraient les pistes pour assurer un meilleur suivi des femmes qui traversent ce genre d’épreuve?
Je ne peux pas me prononcer quant au suivi médical, mais en connaissant les conséquences psychologiques et psychosociales potentielles de l’expérience d’une fausse couche, la chose à mettre en relief avant toute autre, c’est d’augmenter la conscience de la société; il faut en parler, c’est un sujet qui ne doit plus être tabou. Ensuite, il faudrait bien accompagner les couples, ne pas assurer seulement le suivi médical après la fausse couche.
Vous appuyez le fait qu’il n’y a pas que la femme à qui cela arrive…
Oui, il faut identifier quels sont les besoins du couple, s’il y en a un. On parle encore peu du ou de la partenaire, alors qu’il ou elle peut être très affecté-e par cet événement. Il faut aussi l’impliquer. Tout cela devrait être systématique: une fois la fausse couche passée, il faut donner la possibilité au couple de parler de son vécu et ainsi, en même temps, essayer de dépister les séquelles psychologiques qui nécessiteraient davantage de suivi par des spécialistes.