Féminicides politiques : tuées parce que femmes et militantes

Il s'agit de la première enquête internationale sur les féminicides politiques. Le collectif de journalistes d'investigation « Femmes à abattre » met au jour les mécanismes d’effacement, d'élimination, de femmes qui ont osé s’engager pour défendre leurs droits, leur communauté, l’environnement, les minorités ou tout à la fois : 300 partout dans le monde. L’assassinat de la militante brésilienne Marielle Franco, il y a tout juste 5 ans, est un cas d’école.
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marielle franco bannière
©AP Photo/Bruna Prado
Une bannière avec une image de la conseillère assassinée Marielle Franco et un message qui se lit en portugais ; "Justice pour Marielle" est accrochée sur la façade du Musée d'art de Rio, marquant les cinq ans de son assassinat, à Rio de Janeiro, Brésil, le mardi 14 mars 2023.
 
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féminicides Ciudad Juarez
©Wikicommons
Ciudad Juarez : au Mexique, les féminicides sont symbolisés par des croix roses. 43 % des victimes recensées par la base de donnée du projet « Femmes à abattre », qui a concentré son enquête sur les féminicides politiques, ont été « sur-tuées ».
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hommage marielle franco
©AP Photo/Bruna Prado
Parmi les féminicides politiques, l'un des cas les plus emblématiques est celui de Marielle Franco au Brésil. La conseillère municipale et son chauffeur Anderson Gomes, ont été tués le 14 mars 2018. Cinq ans après, leurs meurtres restent toujours non résolus. Ici, un panneau leur rend hommage devant le Musée de demain à Rio de Janeiro, Brésil, le mardi 14 mars 2023.
 
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« Nommer c’est politiser », écrit la philosophe féministe et théoricienne espagnole Celia Amoros. Les dix journalistes de Youpress s’y emploient en faisant l’autopsie d’« un crime invisible », négligé par la police, la justice, et ignoré par la société.

L’assassinat politique genré, comme l’écrivent les dix journalistes du collectif « Femmes à abattre », a toutes les caractéristiques de la persécution politique et du féminicide « classique », même « conjugal ». Mais la violence avec laquelle les crimes sont commis et la nature des menaces, négligées ou occultées, font dire aux auteures de l’enquête que « tout féminicide est politique, mais pas forcément un assassinat politique genré». «Un assassinat politique genré, c'est une femme engagée dans la vie publique et qui va être tuée pour son combat politique mais également pour son genre », tient à préciser la journaliste Sophie Boutboul.

►(Re)voir les journalistes Sophie Boutboul et Leïla Minano du collectif « Femme à abattre » invitées du 64' sur TV5monde à l'occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes.

Marielle Franco, 5 ans après, et ?

Si ce type de violence politique extrême n’a été inclus dans aucun cadre légal ou judiciaire, ou même totalement théorisé comme un concept à part -et non pas comme une variante du féminicide ou de la violence politique- les défenseures de l'environnement, les syndicalistes, les militantes LGBTQI+, les élues locales sont parfaitement conscientes de l’enjeu. Quand la conseillère municipale et militante brésilienne Marielle Franco est abattue le 14 mars 2018 à Rio, ainsi que son chauffeur, cela fait au moins un an qu’elle est menacée, intimidée, ses prises de parole sont chahutées. « Je ne serai pas interrompue », répondait-elle.

Les auteurs de son crime en ont décidé autrement. Lorsqu’elle a été tuée par balle en sortant d’une réunion publique, elle s’efforçait d’alerter les habitants d’une favela de leurs droits de propriété menaçant ainsi les intérêts fonciers de groupes criminels, elle dénonçait également les policiers corrompus et les milices. « Je suis parce que nous sommes. Je suis favela parce que nous sommes une résistance », était son slogan de campagne.

Son engagement était vaste : en février 2018, un mois avant sa mort, la militante avait également pointé du doigt les 943 féminicides ayant eu lieu en 2017 dans son pays.

Cinq ans après sa mort, l’enquête chaotique est « entravée », selon diverses organisations internationales, ONG et des journalistes du journal O Globo ayant enquêté sur l’affaire, les commanditaires n’ont pas été trouvé. En 2019, Ronnie Lessa et de Élcio Queiroz ont été néanmoins arrêtés et condamnés. Le premier est le tireur présumé ; le second est un policier militaire. Ils font partie d’une milice et affirment avoir tué la militante en raison de ses engagements politiques.

Le clan Bolsonaro a été évoqué mais rien n'a pour autant pu clairement établir sa responsabilité dans ce crime. En février 2020, un des maillons clé de l’enquête, qui aurait pu contribuer à faire ce lien, a été retrouvé mort.

hommage marielle franco
Parmi les féminicides politiques, l'un des cas les plus emblématiques est celui de Marielle Franco au Brésil. La conseillère municipale et son chauffeur Anderson Gomes, ont été tués le 14 mars 2018. Cinq ans après, leurs meurtres restent toujours non résolus. Ici, un panneau leur rend hommage devant le Musée de demain à Rio de Janeiro, Brésil, le mardi 14 mars 2023.
 
©AP Photo/Bruna Prado

Notre article ►Brésil : Marielle Franco, femme politique et militante féministe, assassinée

Penser l’intersectionnalité dans les crimes politiques

Marielle Franco n’était pas seulement une femme politique de gauche et une défenseure des plus marginalisés, ainsi qu'une militante féministe reconnue, elle était noire, et LGBTQ+. Elle était la définition même de l’« intersectionnalité ». Et c’est ce qui est profondément négligé par les enquêtes, rappelle Sophie Boutboul.

« Femmes à abattre » décrit avec précision comment ces figures politiques sont harcelées comme les hommes et éliminées comme les hommes défenseurs des droits. Sauf que le fait d’être femmes ou comme dans le cas de Marielle Franco, une fière représentante de tant de minorités, les rend profondément haïssables aux yeux de leurs persécuteurs et des cibles d’autant plus vulnérables.

« Overkilled » : un acharnement au-delà de la mort

Quand un défenseur des droits sera abattu d’une balle à sang froid, la militante sera « surtuée », « overkilled ». Après avoir subi une campagne de diffamation à caractère sexiste, elle sera cruellement exécutée, mutilée ; sans parler des femmes trans qui subissent un acharnement difficilement descriptible. S’en suivra une campagne de diffamation de leur personne et de dissimulation de la nature du crime.

43 % des victimes recensées par la base de donnée du projet ont été « sur-tuées ».
Collectif « Femmes à abattre »

« Selon la base de données de « Femmes à abattre », 43 % des victimes recensées par la base de donnée du projet ont été « sur-tuées », peut-on lire sur le site de Mediapart où plusieurs volets de l’enquête sont publiés.

La mort de Marielle Franco est emblématique de ce qu’est un féminicide politique, compris comme tel par des milliers de Brésiliens qui se mobilisent depuis cinq ans pour faire pression sur la police et la justice dont les défaillances dans cette affaire sont criantes. Les proches de la militante, dont sa compagne, ne cessent d’exiger justice et poursuivent son combat. Sur le Twitter brésilien, pas un jour ne passe sans lire « Qui a tué Marielle Franco ? ».

La docteure brésilienne en démographie Jackeline Romio fait remonter cette violence politique genrée à la dictature militaire et aux disparitions de femmes politisées entre 1964 et 1984 et avance que « les violences documentées ses dernières quinze années sont un continuum de ces pratiques d’élimination ».

La chercheuse fait état, par exemple, de l’assassinat de la leader guarani Marinalva Manoel en 2015 dans un contexte de titularisation de terres en faveur des populations autochtones. Elle a été enlevée, violée, poignardée. Son corps a été retrouvé abandonné au bord d'une autoroute. Tableaux démographiques à l’appui, Jackeline Romio écrit que les femmes noires et indigènes engagées dans une quelconque lutte courent un risque exponentiel d’être « sur-tuées ».

marinalva manoel leader guarani assassinée
Marinalva Manoel, indienne guarani de 27 ans, violée et poignardée à mort. Son corps a été retrouvé sur le bord d'une autoroute brésilienne en 2015.
©Survival international

Le courage d’Elizabeth Ekaru

À des milliers de kilomètres de Rio, au Kenya, il est aussi question de terres et de mutilation. Sophie Boutboul a enquêté sur le meurtre d’Elizabeth Ekaru. Cette militante était une figure de la défense des droits des femmes, des terres, de l’accès à l’héritage des femmes et de l’environnement. Son travail de plusieurs décennies était connu et reconnu au niveau national. Les mots manquent pour décrire l’impact qu’Elizabeth Ekaru a eu dans la vie de milliers de Kenyans. « Car elle transmettait son savoir », rappelle la journaliste.

Le 3 janvier 2022, elle a été tuée par son voisin à coups d’épée. Il lui réclamait « un changement de frontière dans une parcelle de terre ».

Le procès de ce meurtre documenté par Youpress, qui a débuté en décembre 2022, est devenu « une tribune pour dénoncer les féminicides politiques au Kenya ». Lors du procès « le genre n’a pas été pris en compte » et le mot « féminicide » n’a pas été prononcé puisque celui-ci n’est pas inscrit dans la loi. C’est l’éléphant dans la pièce.

Causes locales, luttes globales

Comme au Brésil, le meurtre d’Elizabeth Ekaru a provoqué une immense vague d'indignation. Les militantes venues en force malgré les menaces ont dit haut et fort « stop aux féminicides » et se sont souvenues de Marielle Franco. Mais aussi de la défenseure de l’environnement hondurienne, Berta Caceres, assassinée en 2016.

Rares sont les féminicides politiques à atteindre le stade du procès : seuls 15 % d’entre eux, selon la base de données.
Rapport d'enquête du collectif « Femmes à abattre »

Aussi imparfaits - et parfois scandaleux - soient les procès de meurtre de ces militantes, ils ont le mérite d’exister. Car ce sont des espaces qui permettent d’exposer toutes les étapes qui ont précédé le crime, le caractère genré des attaques et le danger qu’encourent d’autres militantes. « Rares sont les féminicides politiques à atteindre le stade du procès : seuls 15 % d’entre eux, selon la base de données », affirme l’enquête.

Dans bien d’autres cas, les zones grises de ces meurtres politiques sont si denses que les enquêteurs, la police et la justice passent complètement outre. C’est le cas des faux suicides, des meurtres maquillés, des suicides advenus après une intense campagne de harcèlement, ou encore les « féminicides conjugaux » où le compagnon tue la militante en raison de son activité politique.

Peu importe le continent, les causes défendues par les activistes ou leur notoriété, le message est toujours le même : « Taisez-vous, restez chez-vous ». Et les messagers, toujours des hommes, selon la base de données du projet « Femmes à abattre ». Ces violences menacent sans équivoque la participation politique des femmes et laissent de graves séquelles dans le militantisme.

Berta Caceres
La militante hondurienne Berta Caceres, militante écologiste issue de la minorité Lenca, assassinée à La Esperanza le 3 mars 2016. L'un des commanditaires de son meurtre a été condamné en 2020, mais ses meurtriers courent toujours. 
©wikicommons

Notre article ►Honduras : assassinat de la militante écologiste Berta Caceres

Trente ans de féminicides théorisés

C’est en 1996 que la Mexicaine Marcela Lagarde a décrit et établi le concept de « féminicide ». La députée et militante féministe présidait la Commission spéciale de la chambre des députés mexicains pour mieux connaître et combattre la mécanique du féminicide quand Ciudad Juarez devenait tristement célèbre avec ses croix roses. Et c’est en 2012 que le crime a été inscrit dans la loi du pays.

Notre article ►Mexique : le drame sans fin des femmes disparues

féminicides Ciudad Juarez
Ciudad Juarez : au Mexique, les féminicides sont symbolisés par des croix roses. 43 % des victimes recensées par la base de donnée du projet « Femmes à abattre », qui a concentré son enquête sur les féminicides politiques, ont été « sur-tuées ».
©Wikicommons

Trente ans après les travaux de Marcela Lagarde, une poignée de pays a pris en compte cette typologie de crime. Ce n’est pas -encore- le cas de la France.

Peu importe la latitude, la police et la justice sont encore très loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Mais il y a urgence car des ONG comme Amnesty International s’alarment des statistiques macabres, notamment en Colombie, où les défenseures de l’environnement sont une cible privilégiée d’entreprises extractivistes, du crime organisé et des paramilitaires. « Femmes à abattre » consacrera d’ailleurs une enquête au cas colombien.

Mais c’est aussi en Amérique latine qu’une voie à une véritable réflexion sur le sujet existe. L’avocate mexicaine Digna Ochoa, qui défendait les droits des prisonniers politiques, a été retrouvée morte en octobre 2001. Deux ans après, l’enquête a conclu au suicide. Mais sa famille n’a jamais accepté ces conclusions et s’est battue.

Digna Ochoa
Digna Ochoa, avocate et militante des droits de l'homme mexicaine, retrouvée morte le 19 octobre 2001 chez elle à Mexico. Les autorités ont conclu à un suicide, sa famille continue à se battre pour obtenir justice. 
©Musée de la femme/Mexico

En 2021, la Cour interaméricaine des droits humains a condamné l’État mexicain pour les « graves irrégularités » commises durant l’enquête. Les journalistes du collectif retranscrivent la décision de la CIDH : « les enquêteurs se sont fondés sur des éléments de la vie personnelle – elle suivait une thérapie et avait une relation de couple conflictuelle – de Mme Ochoa pour considérer qu’il s’agissait plus probablement d’un suicide que d’un meurtre. Autrement dit, Mme Ochoa a été présentée comme une femme fragile et instable émotionnellement, et donc sujette au suicide ».

« Il revient aux États d’adopter une perspective de genre et une approche intersectionnelle afin d’appréhender les différentes formes de violence que les défenseuses peuvent subir en raison de leur profession et de leur genre », ajoute la Cour.

Ils ont voulu nous enterrer mais ils ne savaient pas que nous étions des graines.
Militantes du collectif « Femmes à abattre »

Pour Sophie Boutboul, la jurisprudence Ochoa est fondamentale pour éclairer les cas de féminicides politiques, pour les combattre au niveau institutionnel ainsi que pour lutter contre les biais genrés du travail policier. Car comme dans le cas du féminicide « intime » de nombreux signaux d’alerte précèdent les crimes et la police se montre incapable de recevoir les plaintes ou fait tout pour l’être, sacrifiant ainsi les femmes qui se battent.

« Femmes à abattre » est un projet ambitieux qui s’appuie bien entendu sur le travail de terrain mais aussi sur la recherche universitaire, les ONG ainsi que sur les institutions qui ont déjà l’intuition de nommer l’assassinat politique genré. C’est le cas de l’ONU lorsque Michelle Bachelet, ancienne présidente chilienne et ex présidente d’ONU femmes, était à la tête du Haut-Commissaire des Nations unies aux droits humains .

Les chiffres rapportés par l’enquête sont vertigineux et le degré d’impunité est écrasant. À ce constat tristement édifiant, Sophie Boutboul aime opposer la ténacité et le courage de celles qui restent. « Ils ont voulu nous enterrer mais ils ne savaient pas que nous étions des graines », répètent les militantes qui ne se laisseront pas intimider.