Fil d'Ariane
La féminisation des noms fait encore et toujours débat en France. Dernière polémique en date, le « Madame le président » du député UMP Julien Aubert à l’Assemblée nationale en octobre 2014, en s’adressant à la présidente de séance du jour, Sandrine Mazetier. Un choix pour lequel le député a écopé d’une sanction financière, conformément à l’instruction datant de 1998 qui rend obligatoire l’usage du féminin pour désigner les fonctions exercées par les parlementaires femmes.
Peu après cet incident, l’Académie française a émis une mise au point pour rappeler le bon usage de la langue française. Ainsi, les immortels n’entendent « nullement rompre avec la tradition de féminisation des noms de métiers et fonctions, qui découle de l’usage même ». Entrés dans la 8e édition du dictionnaire, établi par les académiciens en 1935, les noms artisane, postière, aviatrice, pharmacienne, avocate, bûcheronne, factrice, compositrice, éditrice et exploratrice sont couramment utilisés. Contrairement à professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, encore considérés par les élus de l’Académie comme des « barbarismes ».
« Concernant la féminisation, nous ne sommes jamais contre. Simplement, nous souhaitons conserver ce qui est important, c’est-à-dire une tradition de belle langue. Et dans la grammaire française, le masculin l’emporte sur le féminin car il fait fonction de neutre », explique Hélène Carrère d’Encausse sur France Inter. Mais l’autre règle à l’Académie, « c’est la courtoisie », précise l’historienne. « Si une ministre veut être appelée Madame la ministre, nous le respectons ». Avant de conclure : « c’est un combat qui n’a, en définitive, aucune espèce d’intérêt. »
Toutes n’ont pas le même avis. Surtout que la langue française, sous forme écrite, existe depuis bien longtemps, avant même la création de l’Académie en 1635. À l’initiative de l’association L’égalité, c’est pas sorcier et de la Ligue de l’enseignement, une pétition pour rétablir une règle datant du 18e siècle a été adressée début mars à la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem. Les 1142 signataires au 19 mars réclament la reconnaissance de la règle de proximité qui permet d’accorder un adjectif avec le nom le plus proche de lui, y compris s’il est féminin. Selon les instigatrices de la pétition, ce point précis de grammaire servirait à promouvoir l’égalité femmes-hommes auprès des plus jeunes.
Une opinion pleinement partagée par Eliane Viennot, professeure de littérature française de la Renaissance à l'université de Saint-Etienne et auteure du livre Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin (éditions iXe). La règle de proximité est utilisée dans d’autres langues romanes comme en espagnol et en portugais. Pas en France. La domination du masculin « est une invention française du 17e siècle », explique l’auteure. Une norme à bannir selon elle, qui envoie le mauvais message aux enfants à l’école. « Ce n’est pas seulement une règle de grammaire, c’est une règle sociale qui instruit que le masculin domine sur le féminin. »
De manière générale, l’auteure défend l’idée que les bons usages préconisés par l’Académie française n’ont jamais été une affaire de linguistique mais une affaire politique. « Au départ c’est une bagarre d’hommes, lettrés, bien pourvus socialement, sur une dizaine de noms de fonctions qui les intéressaient au 17e siècle. » Ils ne veulent plus de « professeuse » ou « d’autrice », couramment utilisés à cette époque, « alors que boulangère et boulanger, ça leur est complètement égal ! »
Lorsqu’une poignée de femmes arrivent à ouvrir la porte de la haute fonction publique au milieu du 20e siècle, « on leur fait bien comprendre que leur nom de fonction restera au masculin. » L’auteure reconnaît que ces femmes avaient d’autres préoccupations que celle de se battre sur les termes. Mais regrette que certaines d'entre elles aient intégré cet usage et le revendique. « C’est un phénomène qui va finir par tomber. Le problème, c’est combien de temps les élus de l’Académie vont-ils encore nous faire perdre ? »
En France, si la situation n’évolue guère, dans les autres pays francophones comme le Québec, la Suisse ou la Belgique, la féminisation des mots est plus largement répandue. Professeure, auteure, ingénieure sont des mots d’usage courant au Québec, pionnier dans les modifications apportées à la langue.
Dès 1979, la Gazette officielle du Québec demande aux administrations de féminiser les noms de métiers. 75% de la population québécoise y est d’ailleurs favorable à l’époque. L’objectif des mouvements féministes est d’obtenir davantage de parité dans le domaine professionnel, en passant par le biais de la féminisation des noms de métiers.
L’Office québécois de la langue française publie alors un avis, où l’usage du féminin est fortement conseillé. Cela passe d’abord par l’ajout du mot « femme » aux métiers (femme-magistrat, femme-ingénieur).
Ce n’est qu’en 1991 que l’office publie un guide complet « Au féminin : guide de la féminisation des titres de fonction et des textes ». Ces nouveaux usages ont ainsi été adoptés dans les administrations, les journaux puis par la société québécoise.
Un article publié en octobre 2014 sur Radio Canada, évoquait ce débat toujours vif en France et déjà réglé au Québec. « ll n'y a rien de plus démocratique que la langue : c'est l'usage qui décide [...] Le débat sur la féminisation des titres et des professions est un faux débat », y témoignait Guy Bertrand, le conseiller linguiste du média.
Défenseur de la féminisation des titres, pour lui, dire qu’un mot au féminin ne serait pas beau, n’est pas un vrai argument. C’est avant tout une question de mentalité, qui doit évoluer.
En Belgique, un décret pour la féminisation des noms de métiers a été adopté en juin 1993. Le Conseil supérieur de la langue française devait proposer des règles, estimant qu’il fallait « aider les mentalités à progresser en laissant à l’usage toute liberté », tout en féminisant les actes administratifs. En 1994, le Conseil publie un premier livret, réédité en 2005 avec des enrichissements de noms et intitulé « Guide de la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre ». Dix ans plus tard, ces nouveaux usages semblent être rentrés dans les mœurs, avec l’utilisation courante de mots tels que « soldate américaine » ou « vice-rectrice ». Mais un troisième guide encore enrichi vient d’être édité en Belgique à l’occasion de « la langue française en fête » du 14 au 22 mars 2015 afin de répondre toujours mieux au « besoins des usagers ». « Peu à peu l’usage des formes féminines s’est répandu dans la vie quotidienne, au point où, à l’heure actuelle, des dénominations comme ‘la secrétaire d’Etat américaine’, ‘la commissaire européenne’, ‘la gouverneure’, ‘la juge’ etc. n’étonnent plus grand monde », peut-on lire en préambule du guide.
Les années 1990 ont été aussi porteuses de changement en Suisse, où dès 1988, dans le canton de Genève, un règlement est adopté par le Conseil d’Etat, obligeant les administrations à féminiser les noms de métier. Ainsi en 1999 paraît un « Nouveau dictionnaire féminin-masculin des professions, titres et fonctions ».
Ailleurs en Europe, dans les pays non francophones, certains pays sont bien plus en retard dans ce domaine, comme l’Italie. Les mots ministre, député, médecin et avocat n’ont pas d’équivalent féminin. Un article du Vanity Fair italien évoquait ce problème, revenant sur la publication en janvier dernier d’un titre qui prêtait à sourire dans les médias : « Il ministro è incinta », soit, « le ministre est enceinte », au sujet de la grossesse de la ministre Béatrice Lorenzin, en charge de la Santé.
Les langues allemande et espagnole ne rencontrent pas ce problème, puisque des terminaisons sont déjà prévues pour les titres et les métiers. Les Allemands rajoutent « in » (die Ministerin au féminin) et les Espagnols ajoutent un « a » à la place du « o », à la fin des mots (ministra au féminin).
Quant aux Anglais, ils utilisent le « the » avant un titre ou une fonction, « the Minister », et les Suédois introduisent « utrum » aux mots, un mélange entre le féminin et le masculin. Un usage du neutre qui permet d’éviter les débats houleux.
Ces batailles, Michaelle Jean les connaît bien. Première femme Secrétaire générale de la francophonie, autrefois Gouverneure générale du Canada, diplomate et journaliste, née à Port au Prince en Haïti, elle connaît le poids des mots dans le rude "et beau" combat des femmes pour conquérir leurs droits. Michaelle Jean fait sien le "féminisme" et aimerait que le français soit plus souvent utilisé dans les Organisations internationales, en particulier lorsqu'il s'agit d'évoquer les femmes francophones, une "question éminemment politique", rappelle-t-elle.
Et elle ne serait pas hostile, par exemple, au changement de l'expression Droits de l'Homme pour Droits humains, héritée de la Révolution française, qui se fit à l'exclusion des femmes. Une pétition a été adressée en ce sens au gouvernement français.
Propos recueillis par Ivan Kabacoff et Benjamin Hubert