Féminisme et arts : "Voix de Femmes" fête trente ans d'engagement

Le festival "Voix de femmes" de Liège en Belgique célèbre ses trente ans. BD, musique, théâtre, spectacles en langue des signes ou ateliers non mixtes... Avec pour ambition, cette année, de "dis-continuer", cet événement choisit la carte pluraliste et intergénérationnelle, tout en cherchant à briser les codes. Rencontre avec ses deux directrices Flo Vandenberghe et Émilie Rouchon.
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Festival Voix de Femmes à Liège
Pour sa 15ème édition, le festival "Voix de Femmes", créé il y a 30 ans, retrouve Liège, et programme jusqu'au 30 octobre une trentaine d'événements avec des femmes artistes, autrices de théâtre, BD, danse, musique... Ici lors d'une rencontre "Le monde, c'est les autres".
©Hélène Molinari
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"Encourager et amplifier les voix et les paroles de celles (et ceux) que l'on entend peu, et pourquoi pas ouvrir - ou au moins débroussailler - quelques voies au passage", lit-on sur le site du festival "Voix De Femmes". Voilà de quoi attiser notre curiosité... Depuis trente ans, la ville de Liège, en Belgique, est hôtesse d’un événement entièrement dédié aux artistes qui s’identifient femmes. Si "Voix De Femmes" n’a jamais perdu de vue son fil rouge, l’événement a évolué, se questionnant sans cesse sur son rôle à jouer en termes de propositions artistiques et d’engagements politiques.

"Amplifier la voix de celles (et ceux) qu'on entend peu"

Cette année, du 14 au 30 octobre, les codirectrices Flo Vandenberghe et Émilie Rouchon ont souhaité réfléchir à la transmission de nos héritages, avec toujours comme ambition d'"envisager la culture comme un puissant vecteur d'émancipation (...) voire susciter des vocations"La programmation, allant du théâtre à la BD en passant par la musique et des ateliers d’autodéfense, se doit aujourd'hui de répondre à des publics de plus en plus jeunes et exigeants, comme nous le confient ses deux codirectrices, que Terriennes a rencontrées. 
 
Flo Vandenberghe et Emilie Rouchon
Flo Vandenberghe et Emilie Rouchon, codirectrices du festival "Voix de Femmes" dont la trentième édition s'est tenue en 2021 à Liège, en Belgique. 
©Terriennes (Hélène Molinari)
Terriennes : Quelle est la genèse de "Voix De Femmes" ?


Flo Vandenberghe : Le projet est né au sein du "Cirque Divers" [un projet de contre-culture liégeois de 1977 à 1999, ndlr] il y a trente ans, à l’initiative de Brigitte Kaquet. Elle faisait partie d’un réseau de femmes de théâtre contemporain, appelé le Magdalena Project. De son implication est née son envie de créer le festival "Voix De Femmes" à Liège. À l’origine, il était très axé théâtre et musique. À partir de 2013, il s’est ouvert à d’autres disciplines artistiques. Lorsque Brigitte Kaquet a pris sa retraite, je suis devenue codirectrice avec Camille Lefèvre en 2017. Puis Emilie Rouchon a remplacé Camille en janvier 2020.

"Voix De Femmes" a longtemps été implanté dans d’autres villes, comme Bruxelles, Gand ou Anvers. Pourquoi revenir exclusivement à Liège ?

Flo Vandenberghe : On s’est dit que c’était important de décentraliser la culture, même à l’échelle de la Belgique.
Emilie Rouchon : Bruxelles a beaucoup de propositions d’un point de vue féministe, mais Liège est moins dotée. C’est important de maintenir une activité en ce sens et réveiller les partenaires liégeois.

Avec une trentaine d’événements sur douze lieux de la ville durant deux semaines, le festival se démarque par son format...

Flo Vandenberghe : Quand nous avons repris le festival avec Camille Lefèvre, "Voix De Femmes" se déroulait sur quatre jours dans un lieu unique. Nous avons rapidement eu envie de quelque chose de plus long, dans des plus petits lieux, pour que ce soit plus participatif et intimiste. Nous voulions des lieux adaptés aux différentes formes proposées, que ce soit un concert, une table ronde, un atelier, une exposition ou une pièce de théâtre.
Emilie Rouchon : Pour la première fois, nous accueillons de la grosse production théâtre, la pièce Tiens ta garde du collectif Marthe. Donc on a aussi des lieux plus grands.
Flo Vandenberghe : "Voix De Femmes" est devenu très éclectique. Grâce à cette nouvelle direction, nous avons commencé à travailler avec d’autres projets culturels liégeois. Les lieux deviennent un deuxième cercle de propositions de programmation.

L’enjeu n’était pas de faire un musée des splendeurs passées du festival, sans pour autant faire rupture.
Emilie Rouchon, codirectrice Voix de Femmes

Comment avez-vous réfléchi à intégrer ces trente années d’existence dans cette édition anniversaire ?

Flo Vandenberghe : Nous l’avons fait collectivement. Ce n’était pas volontaire mais on s’est rendu compte que dans la collective de programmation qui nous accompagne, les douze personnes avaient pratiqué le projet d’une façon ou d’une autre comme ancienne coordinatrice, chargée de communication, de production, comme stagiaire ou artiste… Certaines le connaissent depuis presque vingt ans. Nous ne voulions pas faire une rétrospective, mais réfléchir à ce qui nous a été transmis et ce que nous avions envie de réinvestir.
Emilie Rouchon : L’enjeu n’était pas de faire un musée des splendeurs passées du festival, sans pour autant faire rupture. On voulait toutes le réactualiser.
Flo Vandenberghe : Si le festival est l’élément fondateur de "Voix De Femmes", nous avons aussi des événements en-dehors, notamment des résidences d’artiste ou des ateliers d’éducation permanente. Nos résidentes ont régulièrement des cartes blanches, ce qui implique l’entrée de leur discipline dans la programmation. C’est ainsi que nous avons pour la première fois de la BD.

Si tu diffuses une pluralité de propositions, ce n’est intéressant que si tu as une pluralité de publics pour le recevoir.
Flo Vandenberghe, co-directrice Festival Voix de femmes

Le nom du festival n’a jamais changé, mais vous avez commencé à mettre des sous-titres. Celui de cette année est "dis-continuer". Pourquoi ?

Flo Vandenberghe : Nous avons pensé à changer complètement de nom. Après une journée de travail, nous avons décidé de le garder et d’ajouter des sous-titres. Mais il va falloir continuer à s’interroger sur l’utilisation du mot "femmes" et se remettre en question.
Emilie Rouchon : Nous sommes bousculées par les plus jeunes générations et leurs exigences en termes d’explosion de la binarité. Par ailleurs, nous rencontrons au sein du festival des femmes qui passent par cette position de "je suis femme" ou "je suis mère" parce que c’est un point de départ essentiel pour construire une lutte et agir ensemble. Cette nécessité de déboulonner la binarité est en tension avec le fait d’utiliser cet objet social pour se protéger ou faire de l’autodéfense.
Flo Vandenberghe : C’est un numéro d’équilibriste pour avoir une pluralité de publics et faire vivre toutes les formes d’expression. Si tu diffuses une pluralité de propositions, ce n’est intéressant que si tu as une pluralité de publics pour le recevoir.

Festival Voix des Femmes de Liège
Fondée en 1991, Voix De Femmes développe un projet à l'intersection des arts, des cultures et des féminismes.
©HM

Tarifs au choix, langue des signes et non-mixité

Vous bousculez aussi les cadres normatifs avec une tarification inédite ?

Flo Vandenberghe : Toutes les activités participatives sont à prix libre, et pour le reste, il y a trois tarifs - solidaire, moyen et soutien - qui sont démocratiques. Les gens choisissent !
Emilie Rouchon : On ne révolutionne pas toute une manière de faire, mais on fait à notre mesure. On voit tellement les effets de ces petits pas qu’on ne pourra jamais revenir en arrière. Ces questions seront toujours dans notre viseur pour les prochaines éditions.

Comme avez-vous choisi de proposer des spectacles en langue des signes française ou des ateliers en non-mixité ?

Emilie Rouchon : C’est devenu une évidence d’intégrer la langue des signes à notre programmation et de pouvoir accueillir aussi un public concerné. La question est de savoir pourquoi on ne produit pas plus de spectacles en L.S.F. ? C’est une forme inédite accessible à plus de monde.
Flo Vandenberghe : Il y a cependant toujours eu une non-mixité chez "Voix De Femmes". C’était déjà le cas lorsqu’on avait des ateliers pour les femmes en réinsertion par exemple. Certains événements pourraient être en mixité, mais les hommes cis ne viennent pas forcément sur ces propositions. Aujourd’hui, il faut tout de même moins expliquer pourquoi notre festival et les engagements qu’il porte sont nécessaires.

Affiche festival Voix de femmes de Liège
"Dis-continuer", pour sa 15ème édition, le festival Voix de Femmes se pose la question de nos héritages.
©VoixdesFemmes/Liège/2021

Des mouvements très forts comme Metoo et Black Lives Matter ont été des ondes de choc dans la société occidentale. Ont-ils eu un impact sur votre festival ?

Flo Vandenberghe : Ça traverse les artistes et les publics qu’on peut toucher. Cette année, on est même devenues un peu cool ! Mais "Voix De Femmes" articule plein de formes et d’engagements, donc le festival n’a jamais été pensé de la même manière que de la pure diffusion. Nous sortons de l’achat de spectacle, où l’artiste est bookée dans un festival sans savoir où elle met les pieds.
Emilie Rouchon : Les choses se sont faites de manière organique. Les créations féministes et décoloniales n’ont pas encore assez de place, mais quand on est attentives, on les voit et on veut les programmer. Du côté des bénévoles, nous avons eu une marée de jeunes féministes très emballées.
Flo Vandenberghe : Elles sont hyper attentives, avec des points de vue critiques. Même si elles étaient très heureuses de retrouver les concerts et la fête l’été dernier, j’en connais qui ont écrit à des organisateurs de festival en disant quelque chose comme : "C’était cool, merci ça nous a fait du bien, mais sinon pourquoi y’a que des mecs blancs dans ta programmation ?" Elles ont beaucoup plus d’exigence et de cohérence dans leurs pratiques culturelles. C’est clairement un effet de tout ce qui s’est passé ces dernières années.
Emilie Rouchon : Nous posons de notre côté la question de la transmission des activismes et des féminismes entre les années 1970 et aujourd’hui. On se demande surtout : Qu’est-ce qui s’est passé avec les femmes des années 1980 ?
Flo Vandenberghe : J’ai grandi avec l’idée que le féminisme, c’était cool, mais que c’était fini. J’ai pourtant été élevée par une femme de cette génération qui a fait son travail de fin d’études sur le MLF… et qui m’a transmis que c’était bon, que je pouvais faire ce que je voulais. Des décennies plus tard, je me dis que je me suis un peu fait avoir.