Fil d'Ariane
Bien que remises en cause dans les sociétés contemporaines, les religions ont toujours un impact social très fort sur leurs fidèles. Dans les communautés religieuses, naissent cependant des mouvements libéraux, appelant à des réformes, ou des relectures des textes sacrés sous un prisme égalitaire. Partagées entre leurs communautés, pas toujours prêtes à entendre cette volonté de remise en question, et des mouvements féministes qui rejettent leur attachement religieux, les féministes croyantes essayent tant bien que mal de changer les choses.
Regards croisés de Floriane Chinsky, rabbin de la mouvance libérale du Judaïsme, Christine Pedotti, écrivaine féministe et catholique et Hanane Karimi, doctorante en sociologie et féministe musulmane, à l'occasion d'un colloque organisé à la Sorbonne le 4 avril 2018 par Antenne UN WOMEN - SONU.
Terriennes : L’égalité entre les femmes et les hommes dans vos religions respectives ne fait aucun doute pour vous ?
Floriane CHINSKY : Dans le Judaïsme, c’est compliqué. Si on prend l’exemple de la création d’Adam et Eve, il y a dans le premier récit de la Genèse, une égalité hommes femmes intrinsèque, puisqu’il y est dit qu’ils ont été créés ensemble. Alors que dans le second récit de la Genèse, on voit d’autres tendances : Eve serait tirée d’Adam. Il y a de grandes bases pour fonder l’égalité femmes hommes en tout point, et il y a de grandes bases pour voir dans les inégalités, une influence extérieure de différentes sociétés, en particulier la société romaine, ou la société du Moyen-Âge. Dans la Bible, il y a un personnage divin (Dieu) qui, à mon sens, est très féministe dans une société patriarcale qui ne l’est pas. Il y a un vrai combat à mener. Quand on fait le différentiel de l’influence sociale de l’époque et ce qui est dit dans le talmud, le talmud est favorable aux femmes. Il faut faire cette différence. Le Judaïsme c’est les lunettes de la tradition juive sur le texte de la Torah. Le texte de la Torah, ce n’est pas le Judaïsme.
Christine PEDOTTI : Dans ma tradition (catholique), les textes n’existent que quand ils sont lus et qu’ils résonnent dans le cœur des gens. Il y a une tradition qui n’a pas été favorable aux femmes. On est dans un monde profondément masculiniste donc la lecture l’est aussi. Évidemment, quand je les lis, je suis absolument certaine que l’égalité des hommes et des femmes est inscrite dans le bien que Dieu dit de l’humanité.
La militance des femmes est un remède contre tout le littéralisme et tous les intégrismes. Nos traditions sont insupportables quand nous sommes des femmes si nous restons dans une lecture littéraliste, si on ne les interprète pas.
Hanane KARIMI : Aucun doute pour moi ! Je suis convaincue que les femmes sont les égales des hommes. Les interprétations religieuses ont confortablement mis les femmes sous tutelle, et cette tutelle est révolue !
S’il avait été normal en tant que femme d’être rabbin, j’aurais développé beaucoup moins de choses que je n’ai développées maintenant.
Floriane Chinsky, rabbin du mouvement Juif libéral de France
Terriennes : Pour vous, la pratique religieuse vous a-t-elle aidé à vous émanciper, à devenir féministe ?
Floriane CHINSKY : La religion, la pratique, c’est une énorme partie de ma vie, ça m’a aidée à m’accomplir, forcément. La religion en soi, je ne sais pas, mais ce qu’on en fait oui. J’enseigne à des hommes, comme à des femmes, et je suppose que réfléchir au sens de sa vie, ça nous permet d’avancer. J’écoute des gens, et je considère que la façon dont je les écoute, dont je les accompagne à toutes les étapes du cycle de la vie, ça leur donne une occasion d’approfondir leur vision d’eux, de confronter ce qu’ils sont avec ce que disent les textes sur la tradition, donc j’espère que oui ! S’il avait été normal en tant que femme d’être rabbin, j’aurais développé beaucoup moins de choses que je n’ai développé maintenant. En ce sens, les difficultés ont été très émancipatrices, constructives pour moi. Mais j’aurais pu avec plaisir me passer des souffrances, et des obstacles.
Christine PEDOTTI : J’ai éprouvé le christianisme, ma foi, dans ma propre histoire comme profondément émancipatrice. Ça a fait de moi un être humain libre. C’est dans cette liberté que j’ai réinterrogé mes textes sur la question des femmes. Dès l’instant où je me trouve dans la foi, revêtue de cette liberté libre, je me sens capable de lire les textes. À ce moment là, je vais l’éprouver comme femme, et me battre contre l’enfermement dans lequel les femmes peuvent être dans ma tradition.
Hanane KARIMI : À titre personnel, elle m'a permis d'avoir des outils de contestation aux limites culturelles que l'on m'imposait parce que je suis femme. Ensuite, ce souci de ne pas accepter les rôles prédéfinis s'est enrichi du féminisme. Je l'ai vécu comme une continuité dans mon souci de vivre une vie digne et juste. S'il fallait être féministe pour être pratiquante, le patriarcat religieux aurait du souci à se faire. D'ailleurs les féministes qu'elles soient musulmanes ou pas, ont très mauvaise presse chez les leaders religieux. Ça leur fait peur, ils inventent donc des affiliations pour les discréditer. Je crois même que pour eux, les féministes musulmanes sont plus dangereuses que les féministes non musulmanes. Là, où les dernières ont très peu d'influence sur les femmes pratiquantes, les premières peuvent en avoir !
Comme je crois en un Dieu qui libère, je ne peux pas donner des gages aux hommes qui aliènent. Je ne cesse de dire que ma position est très inconfortable.
Christine Pedotti, journaliste, écrivaine chrétienne et féministe
Terriennes : Quels sont vos rapports avec les mouvements féministes laïcs ou confessionnels ?
Floriane CHINSKY : Je trouve intéressant de remplacer l’inter-religieux par « l’inter-convictionnel ». Même s’ils ne sont pas toujours prêts à cela, ça permettrait de solliciter des discours féministes qui viennent d’un univers philosophique non religieux à nos côtés, pour reléguer cette frontière entre religieux et athées, qui n’est pas réelle à mes yeux. Il faudrait redéfinir d’une autre façon celles et ceux qui se battent pour que tout le monde soit respecté dans son individualité. De ce point de vue, il est clair que nous sommes tous alliés. C’est un enjeu très important que de créer une pensée laïque ouverte. Les religions vont chercher des choses très loin dans les racines. On est là quand les gens naissent, quand ils meurent. C’est puissant. Ce serait intéressant que les laïcs portent des choses puissantes pour avoir à nos côtés des femmes qui voudraient défendre la même chose que nous, et ce serait plus facile pour elles dans ces circonstances.
Christine PEDOTTI : Les relations avec les mouvements féministes laïcs sont relativement compliquées. Je trouve souvent une très grande communauté de pensée et de luttes avec les femmes combattantes dans leurs propres traditions. C’est toujours très étonnant de voir à quel point nous sommes proches les unes des autres. On se bat toutes contre la même chose : le patriarcat. L’ennemi est réellement commun. Les féministes non croyantes ont beaucoup de mal à comprendre la question que je me pose si souvent : « Pourquoi j’y suis toujours ? » Elles pensent que d’une certaine façon, on donne du crédit à une puissance aliénante, et ça, c’est assez difficile. Comme je crois en un Dieu qui libère, je ne peux pas donner des gages aux hommes qui aliènent. Je ne cesse de dire que ma position est très inconfortable.
Hanane KARIMI : Lorsque des féministes musulmanes se retrouvent avec des féministes chrétiennes ou juives, leur appartenance réciproque à la classe des femmes se ressent fortement, bien évidemment. Généralement, nos préoccupations se font écho. Cet enrichissement mutuel est très motivant. Concernant les mouvements féministes traditionnels, il y a quelques années, c'était compliqué. Les féministes musulmanes étaient dépeintes comme des usurpatrices dont l'objectif était la soumission à l'ordre patriarcal et non l'émancipation. Aujourd’hui certaines arrivent à dépasser cet a priori. J'ai été plus souvent agréablement surprise que l'inverse. Mais c'est sans doute parce que j'accorde beaucoup d'intérêt au dialogue et à l'écoute. Et par dessous tout, entre femmes caricaturées, on se rend aussi très vite compte que les simplifications empêchent d'allier nos forces alors qu'elles sont indispensables à l'émancipation de toutes les femmes.
Des femmes osent cette parole, encouragent les plus jeunes à s'émanciper d'une lecture unique des textes. Hanane Karimi, Doctorante en sociologie, féministe et musulmane
Terriennes : Constatez vous une évolution dans votre communauté religieuse, ou une prise de conscience de la nécessité d’une interprétation féministe ?
Floriane CHINSKY : Dans le judaïsme le courant libéral est majoritaire dans le monde. Evidemment les États-Unis sont à la pointe, et la France est en retard. Depuis quelques années, il y a des femmes rabbins orthodoxes qui sont ordonnées en Israël, elles ne sont certes pas reconnues par tout le monde mais elles existent. Il existe aussi un féminisme orthodoxe dans le judaïsme. Il n’y a pas besoin de beaucoup relire les textes, de faire un effort de relecture. Tout y est. C’est surtout une histoire de décision. Il y a plein de barrières qui n’ont pas de sens. Mon enseignement s’adresse à des gens qui veulent s’ouvrir à l’étude, qui veulent progresser, qui veulent aussi rentrer dans une synagogue où le rabbin est une femme. On est aussi là pour essayer de redonner une ouverture à des gens qui se sont éloignés et qui ne se reconnaissent pas dans les images médiatiques du Judaïsme.
Christine PEDOTTI : La question des femmes est cruciale dans le catholicisme. Tout le monde le sait. Il y a ceux qui résistent et ceux qui se laissent aller. On voit bien que la fracture avec la société, c’est là dessus qu’elle se joue. L’ébranlement anthropologique de l’émancipation des femmes est sans équivalent dans l’histoire de l’Humanité depuis son apparition. C’est énorme. Le pape dit « c’était les femmes qui étaient au tombeau du Christ ». Mais il n’en tire pas les conséquences. Sinon c’est la révolution. L’histoire a montré qu’à chaque fois que quelque chose bouge, il y a des gens qui essayent de retenir le mouvement pour que ça n’arrive pas. Je pense que l’Église Catholique n’a jamais couru autant de risques qu’aujourd’hui. C’est un mastodonte, une multi-nationale vieille de 2000 ans. Est-elle assez solide ? Va-t-elle supporter le changement ?
Hanane KARIMI : Indéniablement ! Cette parole était très attendue. Le fait qu'aujourd'hui des femmes osent cette parole et l'assument, encouragent les plus jeunes à s'émanciper individuellement et collectivement d'une lecture unique des textes est favorable à l'épanouissement des femmes. Et c'est très gratifiant que de voir ça.
Terriennes : Y a-t-il des similitudes, selon vous, dans la manière dont les femmes ont été silenciées, leurs rôles réduits dans les trois grandes religions ?
Floriane CHINSKY : Certainement, mais à nous de réfléchir sur comment on peut changer cela aujourd’hui. Par exemple, les médias ont une grande responsabilité. Pour chaque homme religieux invité, ils devraient aller interroger des femmes pour avoir une autre parole. Il y en a marre de voir des films entiers, des réunions entières où il y n’a que des hommes. Ce n’est pas bien pour nos fils et nos filles. Le Christianisme court le risque de s’isoler en ignorant le tournant du féminisme, alors que le Judaïsme est déjà isolé. On est déjà minoritaires.
Christine PEDOTTI : Il y a des images qui me donnent des hauts le cœur. Quand je vois les cardinaux entrer en conclave pour élire le nouveau Pape, je suis physiquement hors de moi. C’est un spectacle insoutenable. L’autre danger de nos sociétés, c’est que le spirituel disparaisse complètement. Il y a une maladie grave que peuvent transmettre certaines visions des traditions, c’est l’obscurantisme. Mais il y a aussi la maladie du désert spirituel. C’est une des choses qui m’inquiète le plus. Si on ne considère pas que les êtres humains ont une vie intérieure, ou qu’ils ont une âme, on va avoir des sociétés hyper malades.
Hanane KARIMI : Je me souviens d'un jour où j'étais invitée à parler sur le thème « femmes et religion » à la librairie Kléber de Strasbourg et où Anne Soupa du Comité de la jupe était présente. C'est une femme pour qui j'ai personnellement beaucoup d'affection. Je décrivais l'action des femmes dans la mosquée, et j'ai volontairement comparé l'intrusion des femmes dans la salle "des hommes" de la Grande Mosquée de Paris, à l'entrée de Marie dans le temple. Je soulignais que dans les deux cas il y avait eu transgression de la ségrégation sexuelle et elle était complètement secouée et séduite par ma lecture quelque peu originale de cet épisode.
Retrouver dans Terriennes tout notre dossier sur > féminismes, femmes et religions