Les mouvements féministes d'aujourd'hui auraient-ils pu porter aussi haut la voix des femmes sans les réseaux sociaux ? Le mouvement Metoo aurait-il pu exister sans son hashtag ? Qu'il s'agisse de dénoncer les violences sexuelles ou de briser le tabou du clitoris, cette nouvelle arme de lutte pour la défense des droits des femmes se révèle parfois à double tranchant, comme l'explique la militante, documentariste et instagrameuse Elvire Duvelle-Charles.
"J’ai sauté seins nus sur la voiture de DSK, fait irruption dans un bureau de vote en Turquie, organisé des campagnes d’affichage sauvage, créé une communauté virtuelle de plus de 120 000 personnes sur Instagram – Clit Révolution. J’ai appris à naviguer dans les méandres aussi fantastiques que terrifiants des réseaux sociaux et à en maîtriser les codes. J’ai oscillé entre actions coups de poing avec des milliers de personnes et placements de produits. En m’appuyant sur ces expériences ambivalentes et sur les témoignages de nombreux·ses activistes et créatrices de contenu en ligne, j’ai pu analyser les liens qui unissent féminisme et réseaux sociaux – une histoire d’amour ouvrant tous les possibles, une histoire de vies sauvées, mais aussi une histoire de haine." Voilà en quelques lignes comment Elvire Duvelle-Charles présente son dernier ouvrage
Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d'amour et de haine (Ed. Hors d’atteinte, février 2022).
"On déteste les réseaux sociaux, mais on ne peut plus s'en passer"
Depuis son entrée dans l’activisme chez les Femen en 2012, cette trentenaire a décliné ses modes d’action sous de multiples formes pour se faire entendre : happenings seins nus, parodie de clip de rap d'Orelsan pour la St Valentin, affichage sauvage...
En 2020, elle réalise avec Sarah Constantin (ex-porte-parole des Femen en France, ndlr) Clit Révolution, une série webdocumentaire, dont est issu un livre, Le Manuel d’activisme féministe de Clit Révolution (Des femmes, 2019). L'aventure continue sur les réseaux avec un compte Instagram (@clitrevolution) suivi par près de 124 000 personnes qui traite à la fois des questions de plaisir féminin et de militantisme.
"On tourne un peu en rond, comme dans un bocal. Nos discussions ressemblent de plus en plus à des réunions d'instagrammeuses anonymes. On déteste les réseaux sociaux, mais on ne peut plus s'en passer", écrit-elle dans son livre. Pourquoi autant d'amour et de détestation de la part d'une militante 3.0 ? Rencontre.
Terriennes : réseaux sociaux et féminisme, à lire votre ouvrage, est-ce qu'on peut parler de liaisons dangereuses ?
Elvire Duvelle-Charles : oui, c'est vrai qu'il y a une relation un peu ambigue avec les réseaux sociaux. On se rend compte que c'est un outil formidable pour aller conquérir de nouveaux publics et faire tout un travail de sensibilisation. C'est aussi très simple à utiliser, qui demande peu de moyens. Et en même temps, c'est un outil qui peut vite nous enfermer dans une logique algorythmique, qui peut très vite nous censurer, nous invisibiliser et donc capitaliser complètement sur les réseaux sociaux, ce n'est pas non plus une bonne stratégie militante.
Les réseaux sociaux ont été un moyen pour les féministes de pouvoir mettre des sujets sur la table qui n'étaient pas abordés dans les médias.
Elvire Duvelle-Charles
Le mouvement MeToo aurait-il pu exister sans les réseaux sociaux ? Non, clairement, MeToo n'aurait pas pu exister sans les réseaux sociaux, en tout cas, pas de cette manière et de cette ampleur-là. Cela a favorisé une grande viralité, cela a permis d'aller très vite. En même temps, à l'époque, il y avait aussi des manières hyper-efficaces de militer, des affichages etc ... Clairement, MeToo, ça marque le début d'une nouvelle ère sur l'usage des réseaux sociaux, qui étaient déjà utilisés auparavant, pour se créer un espace pour les féministes. Ce que j'explique dans mon livre, c'est que les réseaux sociaux ont été un moyen pour les féministes de pouvoir mettre des sujets sur la table qui n'étaient pas abordés dans les médias. Il n'y avait pas de place dans les médias pour ça. Les agressions sexuelles, les viols, on en parlait dans les médias mais toujours s'il s'agissait d'un viol particulièrement "impressionnant", comme par exemple "les tournantes", les viols collectifs.
Pareil pour les féminicides, on n'en parlait que s'il s'agissait d'un crime particulièrement dramatique, mais on ne parlait pas du quotidien, on ne parlait pas du fait qu'une femme meurt tous les trois jours. Et ça, c'est donc un espace qu'on a pris, toutes seules, sur les réseaux sociaux, afin d'y partager nos ressources.
Je pense à Anaïs Bourdet qui a créé
"Paye ta chneck", pour lequel elle a recueilli des dizaines de témoignages de harcèlement de rue. C'était une forme de MeToo qui a pris en viralité très rapidement. Derrière, les médias se sont emparés de la question, les politiques ont suivi. Ce fut le moyen de forcer le passage médiatique.
Les médias sociaux sont devenus une arme incontournable pour faire avancer les droits des femmes ? Est-ce vrai concrètement ou juste en surface ?
Bien-sûr ! On a cette image-là, que les réseaux sociaux ce n'est pas la vraie vie ! C'est faux, les luttes sur les réseaux sociaux ont un impact dans la vraie vie. Aussi bien d'un point de vue négatif comme le cyberharcèlement, que positif. Par exemple, les collages dans la rue qui sont parmi l'un des plus grands mouvements féministes de collage, ce mouvement est né grâce aux réseaux sociaux. C'est une militante qui collait dans la rue qui a lancé un appel sur les réseaux, et le mouvement s'est étendu. Aujourd'hui, il y a en France, des centaines de groupes de collage, qui n'ont pas tous forcément les mêmes opinions politiques, ou les mêmes messages, certains sont très spécialisés, afroféministes par exemple ou concentrés sur les féminicides ou les violences sexistes et sexuelles. Tout cela a un impact sur la vraie vie.
Autre exemple, le mouvement
#Ubercestover. Anna Toumazoff y a dénoncé les agressions sexuelles et les viols par des chauffeurs VTC. Ceux-ci avaient été signalés par les victimes, mais ces chauffeurs étaient toujours en activité et pouvaient agir en toute impunité. Ce hashtag a permis d'avoir une vraie discussion avec Uber et de leur faire changer de politique. Aujourd'hui, les "puissants", les entreprises etc ... savent que n'importe qui a le pouvoir de visibiliser une histoire. Cela a permis je pense une réelle prise de conscience de leur part sur ce genre de violences, et qu'elles ne pouvaient plus "noyer le poisson".
Vous avez commencé comme activiste de terrain chez les Femen, avant de passer à un activisme numérique, lequel est le plus efficace selon vous ? Il n'y a pas une méthode plus efficace que l'autre. Comme je le raconte dans le livre, les
Femen, c'est un peu là que j'ai appris à communiquer. Dans les entrainements, on apprenait comment se positionner par rapport aux caméras pour que nos slogans soient les plus visibles. A l'époque, cela passait par les médias classiques, mais typiquement aujourd'hui, un mouvement comme les Femen n'a plus besoin de passer par les agences de presse pour communiquer. Les réseaux sociaux sont un autre outil. Les deux n'atteignent pas les mêmes publics. Les actions dans la rue, de terrain sont primordiales et qu'on ne peut pas s'en passer, c'est sûr et certain.
En revanche, le "féminisme de clavier" comme le disent les sociologues, c'est aussi un mode d'action qui permet d'être efficace. Je pense notamment à toutes les campagnes de sensibilisation aux violences de genre ou sur les minorités. Par exemple, il y a
l'association En avant toutes, qui anime sur le net et via les réseaux sociaux, un tchat pour discuter avec les internautes sur les relations toxiques, afin d'anticiper et d'éviter les violences, c'est tout un travail de prévention. Elles arrivent à trouver le ton qui convient pour atteindre les jeunes femmes. L'image de la femme battue avec des bleus affichée sur un abribus, ça faisait que toute une partie de victimes de violences ne se retrouvait pas là-dedans.
Il s'agit de prendre du recul sur nos pratiques pour essayer d'ajuster le tir pour trouver un modèle économique plus équilibré et plus sain.
Elvire Duvelle-Charles
Vous évoquez aussi le mercantilisme dans lequel peuvent tomber les influenceuses féministes, malgré elle, ou en toute conscience... Que faire face au risque de récupération ? Ce que je dénonce, c'est la manière dont les marques se sont accaparées des comptes féministes. L'algorythme n'aide pas, il faut produire beaucoup pour pouvoir continuer. Certaines militantes ont dû arrêter leurs activités qu'elles avaient à côté pour pouvoir continuer à alimenter leur compte. Il leur a fallu trouver une manière de devenir autosuffisante pour poursuivre leur travail sur leur compte, car pour poster des contenus, il faut faire des recherches, il y a un travail de production, de montage, de tournage et aussi un travail invisible et pas assez connu, qui est celui de répondre à tous les messages privés que l'on reçoit. Tout ça prend énormément de temps.
Toutes les marques, de sextoy, d'hygiène féminine ont commencé à nous approcher, ce qui en soi est une bonne chose, mais ce qui est dangereux est d'en dépendre financièrement. A partir de ce moment-là, on peut se retrouver obligées de contrôler notre parole et parfois de la baillonner, car il y a alors des choses qu'on ne pourrait plus dire pour ne pas perdre des partenariats. C'est vrai qu'il y a des divisions qui se sont faites, des comptes qui ont complètement lâché prise pour se transformer en vitrine de téléachat.
Mais c'est important de dire qu'il y en a aussi beaucoup qui ont refusé. Cela parfois mène aussi à des contradictions, ça aboutit à reproduire des injonctions, comme le fait d'être obligée d'avoir recours à un sextoy pour avoir une vie sexuelle normale ! Il s'agit de prendre du recul sur nos pratiques pour essayer d'ajuster le tir pour trouver un modèle économique plus équilibré et plus sain. La seule manière de s'assurer une indépendance, c'est de les faire financer par sa propre communauté, en soutenant des projets.
S'exposer dans les réseaux sociaux, c'est aussi prendre le risque de se voir cyberharcelée, comment lutter contre ce phénomène?Hélas, on ne peut pas faire grand chose. C'est bien ça le problème, les politiques de modération ne sont pas suffisantes. Il faut parfois dix jours pour faire supprimer des commentaires haineux, ce qui veut dire que cela va durer encore plus longtemps. Il n'existe pas vraiment de moyens de s'en protéger. L'Etat, malgré les lois, ne s'est pas pleinement emparé du sujet. Dans les quelques procès qui ont eu lieu, sur les milliers de harceleurs, seuls trois ou quatre sont jugés et condamnés.
Dès qu'une femme s'exprime dans l'espace médiatique, elle est tout de suite moquée, reçoit des menaces, sans qu'elle tienne même un propos polémique.
Elvire Duvelle-Charles
Pourquoi les femmes sont-elles plus victimes de cyberharcèlement ? Les réseaux sociaux ne sont que l'amplification des phénomènes qu'on observe dans la vraie vie. Il répète ce rapport de pouvoir. Les femmes, les grosses, les femmes voilées, les personnes racisées vont recevoir plus de violence en ligne que les hommes, sans pour autant dire que les hommes n'en sont pas victimes. Dès qu'une femme s'exprime dans l'espace médiatique, elle est tout de suite moquée, reçoit des menaces, sans qu'elle tienne même un propos polémique.
Quels sont les plus beaux succès féministes engendrés grâce aux réseaux sociaux ? On peut citer votre exemple, la clitrévolution !On a lancé le compte
@clitrévolution parce qu'on avait avec Sarah (Sarah Constantin, co-réalisatrice de la web-série) ce projet de documentaire. On avait tourné le premier épisode, mais toutes les portes se fermaient les unes après les autres. On a créé ce compte instagram pour créer une communauté et peut-être permettre de s'autofinancer. Metoo est arrivé ensuite, ce qui a beaucoup aidé, en mettant en lumière que ces problèmes étaient des sujets de société et des sujets politiques.
Les réseaux sociaux ont permis aussi de briser certains tabous liés au corps des femmes ou comme celui de la sexualité et du plaisir féminin ... On peut leur dire merci ? Oui, c'est incroyable ce qui s'est passé sur les réseaux sociaux au niveau de la sexualité clitoridienne. Typiquement, c'est un exemple que les deux modes d'action sont complémentaires, le travail des chercheuses et le vecteur des réseaux sociaux. Instagram a été selon moi le cheval de Troie à l'éducation sexuelle, ce qui a permis de pallier ces cours d'éducation soi-disant obligatoires à l'école mais qui dans la réalité ne sont pas si fréquents. Cela s'explique par des comptes qui sont incarnés, avec un ton bienveillant. Le fait de voir des femmes qui parlent face caméra de la découverte de leur sexualité, de manière très simple et pas forcément toujours positive, pouvant parler de problèmes de santé, de sujet dits "cracra", cela a permis d'évacuer pas mal de complexes et de sujets jusque-là tabous dont on n'osait pas parler.
Les réseaux sociaux, et ça c'est un peu l'envers du décors, sont aussi le territoire des injonctions à une certaine beauté, un certain modèle de féminité sous filtres, pas très féministe tout ça !C'est vrai, c'est même non pas l'envers du décor, mais l'endroit ! Mais peu à peu on a vu arriver des comptes, comme ceux dont je parle dans le livre, où l'on voit aussi des vrais corps, des vrais cernes, de vrai bourrelets, de la cellulite, c'est une manière de rentrer dans une contre-culture. Cela permet de dire qu'on n'est plus obligées de correspondre à ces soi-disant standarts de beauté, qu'on peut réinventer nos propres standarts. Et cela passe par l'image, c'est pour cela qu'Instagram est un bon support pour véhiculer ce genre de message. C'est à nous de voir comment faire pour recréer nos imaginaires.
Comment envisager cet outil dans l'évolution du combat féministe au 21e siècle ? Je pense qu'il y a deux écueils dans lesquels il ne faut pas tomber. Tout d'abord arriver à s'affranchir d'Instagram pour trouver un modèle financier indépendant lorsqu'on est influenceuse et militante féministe sur ces réseaux. Il faut aussi s'affranchir des algorythmes car c'est le risque aussi de se retrouver invisibilisée. Il faut créer nos propres communautés en dehors, il y a plein d'autres outils en dehors des algorythmes pour trouver des contenus différents de ceux qu'on nous envoie. Il faut aussi favoriser les rencontres des communautés dans la vraie vie ! Mon "
Patreon"(plateforme de financement participatif sur le web, ndlr) m'a permis d'aller à la rencontre d'autres militantes, on va au cinéma, on organise des débats, des lectures, on réduit les échelles mais elles sont plus humaines et ça permet des échanges plus riches et moins en ascenseur comme ceux d'Instagram.