«Pourquoi tu es Noire?» Elles ont toutes connu les mêmes questions, les mêmes remarques: «Toi, tu es jolie parce que tu as les traits fins.» Elles ont toutes senti un jour une main passée dans leurs cheveux par un inconnu parce qu’ils ont l’air «si agréables au toucher». Toutes racontent qu’elles ont voulu être Blanches.
Quand elle a vu le récent documentaire d’Amandine Gay Ouvrir la voix, la musicienne genevoise Licia Chery s’est aperçue qu’elle n’était pas la seule à avoir cru qu’elle blanchirait en grandissant: «Comme il n’y avait pas d’autres Noires dans mon école, je ne pouvais considérer la couleur de ma peau comme normale.» Toutes, qu’elles soient Africaines installées en Suisse, métisses ou secondos, partagent une expérience, des humiliations, parfois des violences, et probablement une identité complexe que le terme «Afropéenne» englobe. Bienvenue dans un monde où être femme et Noire ressemble à une double peine.
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Elle a une vingtaine d’années, est née d’un père ghanéen et d’une mère suisse et est assistante doctorante au Département d’histoire de l’Université de Genève. Elle travaille à une thèse sur la circulation des idées entre les femmes noires européennes à partir des années 1970. Elle donne une impression de confiance en soi absolue, manie les concepts hérités des African American studies, de l’afroféminisme et de quelques chercheuses européennes comme Léonora Miano. Et puis elle raconte son parcours.
Tension identitaire
«Les douze premières années de ma vie, j’aurais tout donné pour changer de corps, de peau. Née en Suisse, j’étais perçue comme autre. J’avais honte quand mon père devait signer mes bulletins avec son nom africain. Je vivais dans le mépris de moi-même.» A 21 ans, après avoir côtoyé les milieux hip-hop, où le «métissage était cool», après avoir subi de la violence physique, elle s’effondre et est prise en charge par un service psychiatrique: «Je vivais cette tension identitaire constante. Je me tuais au travail parce que j’avais le sentiment que je devais en faire quatre fois plus que les autres. La littérature des femmes noires a été mon médicament.»
Pamela Ohene-Nyako
Elle lit abondamment, sur les privilèges dont les Blancs n’ont même pas conscience dans une société majoritairement blanche, sur le déni de racisme, sur l’identité afropéenne qui émerge comme une évidence longtemps tue. Ce qu’elle affronte, c’est ce silence, ce refus de voir. Elle a créé une plateforme en ligne baptisée Afrolitt’, consacrée aux littératures noires; le premier épisode de sa webserie, réalisée entre Accra et Genève, vient d'être publié. La Suisse change, le sentiment d’être un corps étranger demeure.
Invisibilité des entrepreneuses
Dans le salon de coiffure de Mahine Tchiakpe, à Lausanne, les cheveux frisés sont choyés. La Valaisanne, qui a très peu connu son père béninois, est couronnée d’une afro triomphante: «De 12 à 24 ans, je défrisais chimiquement mes cheveux. Je voulais moi aussi des cheveux lisses comme mes copines et j’ai fini par les détruire.»
Ashley Moponda, justement, partage avec deux jeunes femmes un espace de coworking où elle lance sa propre entreprise de communication et de travaux photographiques. Elle a 25 ans, décrit la commune de Prilly comme sa patrie multiculturelle. Elle a travaillé dans les médias avant de constater qu’ils laissaient très peu de place aux questions qui l’intéressaient: «Dans l’espace public, on peut apercevoir quelques femmes noires musiciennes ou sportives. Mais où sont les autres?»
Elle considère comme essentiel que les femmes noires se racontent elles-mêmes, alors elle saisit son appareil photographique, suit les Noirs de son entourage dans le long projet Melanin in Love, où les femmes sont séparées des hommes: «Entre le refus de la femme noire chez certains Afropéens, l’exotisation dont on souffre parfois quand on rencontre des Blancs et notre hypersexualisation dans la société en général, l’amour n’est pas chose aisée pour les Afropéennes.» Elle expose ce mois-ci son nouveau projet, Black Love, consacré aux couples noirs.

Luttes particulières
Même freinée, même difficilement audible, une parole prend forme dans la nouvelle génération des Afropéennes romandes. Pour Jocelyne Michel, presque 70 ans, établie à Lausanne depuis 1973, c’est un soulagement: «Je désespérais qu’elles se politisent.» Elle a grandi dans la dictature duvaliériste, en Haïti: «Je venais d’un pays où l’on n’avait pas le droit de parler. C’est en Suisse que j’ai appris la démocratie. C’est une responsabilité que j’ai prise au sérieux: m’exprimer.»
Psychopédagogue, elle participe à la création de l’association d’aide aux migrants Appartenances, siège à la municipalité de Pully, prend en charge les naturalisations, bat le pavé dans toutes les luttes féministes, notamment la grève des femmes en 1991. Récemment encore, elle participait à une marche qui rebaptisait le nom des rues de Lausanne du nom de migrantes africaines.
«Quand je suis arrivée, il n’y avait pratiquement pas de Noirs. On me demandait si, chez moi, je marchais pieds nus. Je me suis construit des protections. Je me rends compte que j’ai élevé ma fille comme une migrante alors qu’elle a grandi ici!» Pendant des années, Jocelyne Michel s’est demandé, tandis que la population afrodescendante croissait en Suisse, pourquoi la jeune génération ne s’engageait pas davantage.
Et puis elle s’est retrouvée dans la rue avec des jeunes femmes pour dénoncer notamment les violences policières; des jeunes femmes qui ne s’excusaient plus d’être Suisses. Comme Licia Chery, qui comprend pourquoi certaines femmes noires ont du mal à s’identifier au combat féministe: «Aux Etats-Unis, quand les femmes blanches se battaient pour la légalisation de l’IVG, les Noires se battaient pour l’arrêt de leur stérilisation forcée. Nous avons des luttes communes, naturellement, mais aussi des luttes particulières.»
C’est pour cela que Fanny Toutou-Mpondo, étudiante en droit et employée d’une organisation de défense des droits humains, a contribué à l’organisation d’une table ronde dans le cadre du festival Les Créatives: «Nous allons traiter des identités féminines afropéennes face aux violences publiques. Nous ne traiterons pas seulement des violences policières ou du déni de justice. Nous parlerons aussi des micro-agressions qui façonnent notre image de nous, notamment les diktats de beauté.» Pour cette enfant de la banlieue parisienne qui a créé depuis qu’elle vit à Genève un agenda culturel nommé Azanya, la Suisse se pense moins raciste que la France «parce qu’elle n’a pas participé officiellement à la colonisation». Force est de constater que Fanny se reconnaît à la nuance près dans le témoignage des Afropéennes romandes.