Femme + immigrée + âgée, une équation fréquente pour la précarité

Le 3 juillet 2013, la mission parlementaire lancée en janvier pour faire le point sur la situation, souvent précaire, des immigrés âgés remet ses conclusions. Mais pour parodier le mot d'ordre féministe des années 70 "il y a plus inconnu que le soldat inconnu, c'est sa femme", on pourrait dire qu'il y a plus précaire que l'immigré vieillissant, c'est sa femme. 350 000 immigrés de plus de 65 ans vivent en France. la moitié d'entre eux seraient des femmes qui, au décès de leur mari, se retrouvent souvent sans ressources et isolées faute, pour certaines, de maîtriser suffisamment le français. C'est à Marseille que nous en avons rencontrées quelques unes.  
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Femme + immigrée + âgée, une équation fréquente pour la précarité
Zan Mansouri-Amara avec l'une de ses filles Anissa. Elle était enceinte d'elle lorsque son mari l'a quittée et laissée avec onze enfants à élever seule. 
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On les surnomme les chibanias, celles qui ont les cheveux blancs en arabe. Ces femmes ont quitté leur pays natal pendant les Trente glorieuses pour suivre ou rejoindre leurs maris venus construire routes, immeubles et infrastructures en France. Déracinées, elles ont souvent passé leur vie à élever leurs enfants. A Marseille, elles ont connu les bidonvilles et vu les cités des quartiers nord s'élever. Aujourd'hui, veuves pour la plupart, elles vivent avec peu de ressources et souffrent souvent d'isolement.  

Vêtue d’une djellaba fleurie et d’un voile blanc, Zan Mansouri-Amara feuillète de vieux albums photos. “J’ai plus vécu en France qu’en Algérie, ma vie est ici”, dit-elle, dans un français, encore approximatif. Comme des milliers de jeunes Maghrébines, Zan Mansouri, aujourd’hui âgée de 70 ans, a débarqué à Marseille voilà plusieurs décennies. En 1963, la jeune Oranaise quitte son pays natal et sa famille pour rejoindre son mari, devenu, en France, manoeuvre sur des chantiers et chauffeur-livreur. “A l’époque j’avais déjà trois enfants. Au début, on vivait dans un bidonville et au bout de six mois on a déménagé à Bassens”, se souvient-elle.

Depuis, Zan Mansouri n’a jamais quitté cette cité des quartiers nord de Marseille. Les années ont passé et la vie ne l’a pas épargnée. Abandonnée il y a trente ans par un mari infidèle et violent, cette mère de onze enfants a travaillé pendant dix ans comme femme de ménage d'immeubles. Aujourd’hui, elle doit se contenter de 620 euros par mois pour vivre. “Lorsque j’ai payé mon loyer, le gaz et la mutuelle, il ne me reste plus grand chose, dit-elle d’une voix lasse. Comme je n’arrive plus à payer mes factures, j’ai fait appel à une assistante sociale pour qu’elle m’aide.”

"Je mourrai seule"

La situation de Zan Mansouri n'est pas une exception. Aujourd'hui, de nombreuses femmes âgées, veuves pour la plupart, vivent avec peu de ressources et peinent à faire valoir leurs droits (voir encadré ci contre). C’est pour améliorer la situation de ces femmes et de ces hommes venus construire la France d'après-guerre que l’Assemblée nationale a lancé, en janvier 2013, une mission parlementaire.
 
Femme + immigrée + âgée, une équation fréquente pour la précarité
Tounis Haddad, 70 ans, et son petit-fils. A son arrivée en France, l'algérienne a vécu avec sa famille dans une ancienne caserne de pompier sans eau, ni électricité.
Tounis Haddad, 70 ans, vit de plus en plus mal depuis la mort de son époux, il y a un an et demi. "La vie est de plus en plus chère. J'ai un fils au chômage qui vit avec moi, il n'a pas les moyens de m'aider", explique-t-elle en tenant son petit-fils dans ses bras. Mais ce que cette vieille dame supporte encore moins, c'est la solitude. "Aujourd'hui, chacun reste chez soi. Si j'avais un malaise, personne ne le saurait dans l'immeuble. Je mourrais toute seule." Lorsque Tounis Haddad ne s’occupe pas de ses petits-enfants ou du ménage, elle "regarde la télévision en arabe" et s’endort devant.

Même constat chez sa voisine Zan Mansouri. “Cela fait deux mois que je n’ai pas récupéré de colis alimentaire parce que l’association ne m’a pas prévenue qu’ils étaient arrivés, s’énerve-t-elle. Ma seule occupation, c’est la télévision. Avant, il y avait des bancs dehors, les femmes buvaient le café ensemble mais depuis la rénovation urbaine, on n’a plus d’endroit pour se rassembler, du coup on reste chez nous."  "Ici, quand les femmes âgées sortent de chez elles, c'est pour aller voire le docteur", renchérit Barka Ben Messaoud.
 
Femme + immigrée + âgée, une équation fréquente pour la précarité
Khera Delladj, 78 ans, vit depuis 1974 dans la même cité. De peur de s'éloigner de ses voisines, elle ne souhaite pas déménager.
"Je me suis sentie libre"

A 78 ans, Khera Delladj se dit plus chanceuse. Habitante de la cité des Flamands, située non loin de Bassens, et membre d'une association pour femmes, la vieille dame a rejoint la cité phocéenne en 1971. "Moi je ne voulais pas quitter ma famille et mon pays mais mon mari m'a dit 'si tu ne viens pas, je divorce'. Je n'ai pas eu le choix, raconte-t-elle. Mais quand je suis descendue du bateau, je me suis sentie libre. Ici, je pouvais sortir sans le voile". Aujourd'hui, même si cette veuve vit avec peu de ressources, elle a su développer une vie sociale : "Une fois par semaine, l'association organise un dîner et une fois par an, on part en voyage à l'étranger. Mes voisines sont comme mes soeurs. A l'association, on prend le café ensemble et on parle du pays."
 
Femme + immigrée + âgée, une équation fréquente pour la précarité
Barka Ben Messaoud avec l'une de ses petites filles. Parce qu'elle ne veut pas quitter sa famille, cette grand-mère ne souhaite pas rentrer définitivement en Algérie.
Pour Barka Ben Messaoud, 69 ans, l'arrivée en France a été un "choc". "On a vécu dans une cabane. On avait ni eau, ni électricité. Il fallait aller découper le bois pour se chauffer. Nos voisins venaient tous d'Algérie. Je ne pensais pas que la France, ça ressemblait à ça. Pour moi, il n'y avait aucune différence avec l'Algérie", témoigne-t-elle en tenant dans ses mains un livre sur Bassens, un ancien bidonville transformé en cité d'urgence. C’est avec émotion qu’elle évoque la pauvreté, les contrôles de police, le racisme mais aussi la solidarité entre les habitants. “Aujourd’hui, c’est chacun pour soi. J’ai peur que mes petits-enfants fréquentent de mauvaises personnes. Je veux qu’ils aillent à l’école, comme mes enfants”, insiste-t-elle. "La vie est plus difficile, il y a la drogue, les jeunes rentrent chez eux à minuit et le matin ils ne vont pas à l'école", s'inquiète aussi Khera Delladj.

Malgré la solitude, la peur de l'avenir et la difficulté du quotidien, ces vieilles dames ne s'imaginent pas pour autant rentrer "au pays". Leur vie et leur famille sont désormais en France.
 
Femme + immigrée + âgée, une équation fréquente pour la précarité
Barka Ben Messaoud tient dans ses mains le livre Bassens, écrit par et pour les habitants de la cité. Il retrace l'histoire de la cité éponyme construite en 1963.
 

Oubliées deux fois, des autres et d'elles-mêmes

Oubliées deux fois, des autres et d'elles-mêmes
Barka Ben Messaoud, son époux et neuf de ses enfants.
Alors qu'environ 350 000 personnes immigrées âgées de plus de 65 ans vivent en France dans des conditions de vie et d'isolement problématiques, le président de l'Assemblée nationale, Claude Bartolone estime que leur sort constitue un problème "social" à résoudre. La mission parlementaire devrait proposer, par exemple, qu’elles aient accès au minimum vieillesse dans leur pays d’origine et que l’Etat facilite leur naturalisation. 

"On parle surtout des hommes et quasiment jamais des femmes migrantes âgées car on les repère moins bien", indique Martine Bendahan, déléguée territoriale de l'Association service social familial migrants (Assfam). Une fois veuve, ces femmes se retrouvent isolées et souvent, elles ne maîtrisent pas la langue française. La plupart vivent avec la pension de réversion de leur mari ou le minimum vieillesse. Selon Martine Bendahan, elles vivent en moyenne avec 700 euros par mois. "Parfois, elles oublient même d'accéder à leurs droits sociaux, certaines vivent donc sans sécurité sociale", explique-t-elle.

A Marseille, Hadda Berrebouh a créé en 1990 l’association Arc-en-ciel. Ce lieu permet aux personnes âgées de se réunir. “L’idée est qu’elles aient un lieu convivial où prendre le café et organiser des activités comme la peinture sur tissu, la couture, le tricot, des ateliers de cuisine et des sorties”. Chaque année, l’association organise également un voyage d’une semaine à l’étranger. “Les voyages entre femmes sont différents des séjours avec leurs enfants. Elles discutent entre elles de leur jeunesse, elles se racontent des anecdotes. Ces femmes sont seules, cette association leurs sert de thérapie”, estime Hadda Berrebouh.