Fil d'Ariane
A 23 ans, Ada Hegerberg affiche un CV que nombre de joueurs, masculins, aimeraient accrocher dans leur chambre. La Norvégienne, déjà sacrée meilleure joueuse de la saison 2016 par l’UEFA, a remporté sous le maillot lyonnais trois Ligues des Champions, et vient donc de décrocher le premier Ballon d’or féminin de l'histoire du football. Enfin.
Pour cette première, un jury exceptionnel avait été formé par les instances de France Football, composé de 46 journalistes spécialisés, dont 28 hommes, à raison d'un.e représentant.e par pays. Le vote était serré entre la Norvégienne et ses 14 concurrentes. Ada a obtenu 136 points face à celle qui la suit, la Danoise Pernille Harder.
Décerné lundi 3 décembre 2018 sous les verrières du Grand Palais à Paris, ce prix c'est comme le graal pour tout supporter de ballon rond qui se respecte. Qui, tout petit, dès ses premiers pas derrière une balle dans sa cour, une rue de son quartier ou sur une pelouse de stade, n'a pas rêvé un jour de décrocher ce titre, celui du meilleur joueur du monde ?
Ada Hegerberg est la première gagnante du tout nouveau #ballondor fémininpic.twitter.com/VxhscJ3P8k
— la chaine L'Équipe (@lachainelequipe) December 3, 2018
Désormais, ce rêve n'est plus réservé aux garçons, qu'on se le dise, les filles aussi peuvent le garder dans un coin de leur tête, chaussettes relevées sur les mollets et crampons bien aiguisés. Car les victoires en foot féminin sont belles et nombreuses mais restent encore trop peu reconnues, médiatiquement et économiquement parlant. Hormis dans quelques clubs qui font figure d'exception, il faut enlever de nombreux zéros aux salaires des joueuses en comparaison à ceux accumulés par les stars du Mercato.
Malgré tout, chaque année en France, comme ailleurs dans le monde, citons notamment les Etats-Unis pionniers en la matière, le foot féminin engrange de plus en plus d'adeptes. Aujourd'hui, la Fédération française de football compte 2,2 millions de licencié.e.s, dont 160.000 féminines. Très peu de femmes en vivent et celles pour qui c'est le cas gagnent en moyenne 96% de moins que les hommes (chiffres de l'Observatoire des inégalités).
Un ballon d'or féminin ? Il a donc fallu attendre 2018, alors que le ballon d'or tout court (masculin donc) existe depuis ... 1956, soit 62 ans, pour que cette inégalité soit réparée, mais sans pour autant effacer d'un coup franc les (mauvaises) habitudes et les malentendus ou maladresses qui vont avec...
Illustration avec ces quelques mots prononcés par l'animateur de la soirée de remise des prix, le DJ Martin Solveig, sorte de ballon d'or de la planète electro, à l'attention de la lauréate. "Est-ce que tu sais twerker ?", demande-t-il en français à la joueuse norvégienne, qui lui répond non en détournant la tête. (Le twerk est une danse du bassin et du postérieur, assez, voire très suggestive, évoquant un acte sexuel, qui donne lieu à de nombreuses vidéos sur le net, ndlr)
Cette courte séquence provoque aussitôt un tollé sur les réseaux sociaux, pas seulement chez les femmes, et pas seulement en France. Les internautes s'indignent du "sexisme" et du "total manque de respect" du DJ français envers la buteuse.
J’aime pas le foot féminin mais l’autre beauf qui demande si elle sait twerker alors qu’elle est la première ballon d’or féminine et qu’elle le doit à son talent, il dégoûte #BallonDOr #Solveig https://t.co/6YV6ZdQYIE
— (@GaetGK) December 4, 2018
Norway's @AdaStolsmo is the first woman to win a #BallonDor since the ceremony started in 1956. A major achievement for women and sports. And to celebrate, the DJ asked her to twerk.
— Leah Harding (@LeahHardingAJE) December 3, 2018
No. Not ok. Ever.
Two steps forward. Several steps back. #AJNewsGrid pic.twitter.com/W1yuK3oI1c
Une fois la cérémonie terminée, Martin Solveig a rapidement réagi dans une vidéo publiée sur Twitter: "Je suis étonné par ce que je suis en train de lire sur Internet. Bien sûr, je ne voulais offenser personne", déclare-t-il.
Sincere apologies to the one I may have offended. My point was : I don’t invite women to twerk but dance on a Sinatra song. Watch the full sequence People who have followed me for 20 years know how respectful I am especially with women pic.twitter.com/pnZX8qvl4R
— Martin Solveig (@martinsolveig) 3 décembre 2018
"Ça vient de mon mauvais usage de la langue anglaise, et de ma mauvaise compréhension de la culture de la langue anglaise, qui n'est visiblement pas suffisante. Je ne savais pas que cela pouvait être vu comme une offense, surtout quand on regarde la séquence en entier, qu'on a terminée ensemble en dansant sur du Frank Sinatra", se justifie-t-il. En ajoutant : "C'est une blague, peut-être une mauvaise blague et je voulais m'excuser envers ceux que j'aurais pu offenser. Désolé".
I explained to @AdaStolsmo the buzz and she told me she understood it was a joke. Nevertheless my apologies to anyone who may have been offended. Most importantly congratulations to Ada pic.twitter.com/DATdg0TfQk
— Martin Solveig (@martinsolveig) 3 décembre 2018
Mais en regardant bien les images, on voit bien à son air dépité, que la jeune femme trouve à ce moment là précis la demande, ou blague, de Martin Solveig assez inappropriée voire totalement décalée...
Aurait-on demandé cela à un homme ? "Ça, c'est une bonne question", a-t-elle répondu sans se montrer réellement dupe face aux excuses du DJ. Pour elle, cette histoire doit plaider la cause pour une meilleure reconnaissance du football féminin."Ce sont aussi les hommes qui vont aider le foot féminin. Il faut de l'aide des gens les plus hauts placés dans le système, à la Fifa, à l'UEFA... Il y a encore du travail à faire", conclut la buteuse norvégienne.
Du côté des hommes justement, l'un de ses plus fervents soutiens n'est autre que le président de l'Olympique Lyonnais, pour qui cette victoire "montre que le football féminin a franchi une étape et que ce qu'on a fait pour son développement obtient une forme de reconnaissance de la part des grands clubs". Mais Jean-Michel Aulas interrogé par Francefootball, estime aussi qu'Ada Hegerberg "mérite cette distinction par la manière dont elle truste les distinctions depuis des années. C'est aussi une vraie jeune femme avec la qualité de l'élégance et la fierté qui la caractérisent. En plus d'être la première Ballon d'Or féminin, c'est une femme qui vit sa féminité comme les autres femmes. Cette féminité qui fait que tout le monde l'adore." Féminité ? Mais alors, mesure-t-on la qualité d'un joueur (au masculin) à sa qualité de jeu ou à sa virilité ?
WHAT A NIGHT Photo: Ivar Waage Johansen pic.twitter.com/bDfbUuAYrI
— Ada S Hegerberg (@AdaStolsmo) 4 décembre 2018
Il y a encore du boulot, comme on le dit hélas encore trop souvent chez les Terriennes... Comme le dénonce aussi ce twittos, car dans la soirée, il n'y a pas que Martin Solveig qui s'est illustré par sa "maladresse", mais aussi un certain Antoine Griezmann. Le champion du monde français, déçu certes de ne pas gagner son ballon d'or, s'est pris les pieds dans le tapis au moment de féliciter la Norvégienne, dont il n'arrive pas à se souvenir du nom. Carton jaune.
Simple hypothèse, mais peut-être que si les journalistes sportifs parlaient un peu plus du sport féminin il n'aurait pas eu de problème à retenir son nom... ?#BallonDor https://t.co/rHPUWqzf77
— Nicolas (@Nicoulas308) December 4, 2018
Marie Curie, prix Nobel de chimie et fondatrice de l’Institut Curie et son époux Pierre Curie.
— Fatima H (@fatimaham75) December 4, 2018
C’est vrai que si Martin Solveig existait à cette époque...#BallonDor2018 #AdaHegerberg https://t.co/cxSqh5buQ7
... ou avec Jeanne d'Arc ...
Sure, fighthing in a war and achieving sainthood. But can you twerk? pic.twitter.com/SYeyMxpFWQ
— Elias Olsson (@Eliasol33773378) 4 décembre 2018
ou bien encore avec Rosa Parks ...
— Andreas Heier Røe (@andreasheierroe) 4 décembre 2018
Plus sérieusement, la question qui se pose est : le sport au "féminin" sort-il vainqueur de cette soirée ? D'une certaine manière, oui, car encore et toujours le sport pratiqué par les femmes reste sous-médiatisé. Ne boudons pas ces avancées même à petits ponts. Au final, ce "badbuzz" comme on l'appelle, fera peut-être que chacun.e, (et même Antoine Griezman, sic) se souviendra plus du nom de la première femme ballon d'or, que de celui du Croate Luka Modric, ballon d'or 2018 ?
Le plus intéressant est que cette attitude sexiste soit largement dénoncée ; c'est là qu'on voit les avancées. La remarque passe pour ce qu'elle est : ringarde, so "old school". Le monde avance et le sport féminin est l'une des incarnations de cette émancipation #egalitefh #genre https://t.co/qQFA414eIG
— Marie-Cécile Naves (@mc_naves) December 4, 2018
Après cette première soirée que nous qualifierons de rodage, osons le pari que tous les regards des passionnés de foot, femmes et hommes compris, seront tournés vers le Mondial de foot féminin organisé en France en 2019. Et même si Ada Hegerberg à priori n'y participera pas, parce qu'elle a tiré sa révérence de la compétition internationale l'an dernier, elle restera "A jamais la première !", comme le titre le journal Francefootball.