Sur scène, l'une d'elle évoque ses souvenirs d'enfance, et déjà les premières violences subies. Les yeux d'une autre se mettent soudain à s'embuer, et une main, discrètement, tente d'effacer toute trace humide sur la joue, sans y parvenir vraiment. Résonances ...
Au premier rang du public, c'est sans doute plus encore cette émotion partagée que les faits racontés qui nous serre le coeur, ce matin là, un lundi de décembre 2018, dans l'auditorium de l'INALCO à Paris (Institut national des langues et civilisations orientales). Ces femmes sont venues raconter leur histoire et porter haut la parole, que l'Histoire, avec un grand H, a souvent (voire toujours) réduite au silence, celle de leurs soeurs, mères, grands-mères.

Ce n'est sans doute pas dû au hasard, si cette date du 10 décembre 2018, 70ème anniversaire de la Déclaration des Droits de l'Homme, a été choisie par l'association En Terre Indigène pour nous présenter ce projet ainsi donc baptisé : "La voix des femmes autochtones ". Une belle et juste façon de célébrer et de défendre les droits humains en plaçant enfin sur le devant de la scène, les droits des femmes, et plus particulièrement ceux des femmes autochtones. Ce projet propose une plate-forme sur internet, mais aussi des conférences, des expositions, offrant ainsi un lieu de transmission mémorielle pour les générations futures, un lieu d'échange et de découverte pour les générations d'aujourd'hui.
A l'origine du projet, la journaliste Anne Pastor, qui a déjà signé de nombreux documentaires sur le sujet et anime également une émission sur France Inter (cette conférence a fait l'objet d'une émission radio que vous pouvez ré-écouter ici). Elle a réalisé des portraits sonores de femmes autochtones qu'elle a pu rencontrer au cours de ses reportages, des femmes particulièrement engagées dans la cause de leur peuple. Les dix premiers portraits sont d’ores et déjà sur le site (dix autres suivront à la mi-2019). Une exposition photo nous les présente, dans leur milieu naturel, chez elles, en tenue traditionnelle, au coeur d'une forêt calédonienne ou canadienne, ou bien au bord de rivières si chères à leurs ancêtres. Petite précision, les clichés sont l’œuvre de photographes autochtones eux-mêmes.
Aujourd'hui, on recense environ 150 millions de femmes autochtones à travers près de 90 pays. Le niveau de violences à leur encontre est beaucoup plus élevé que dans les autres populations. Longtemps ignorées, très souvent exploitées et discriminées, en tant que femmes et autochtones, elles doivent se battre pour gagner leur place et leur reconnaissance. Terriennes a eu la chance de s'entretenir avec trois de ces femmes, émancipées, engagées, toutes trois habitées par un puissant désir de justice et de paix.
Fanny Wylde, pionnière par soif de justice
Originaire d’une communauté algonquine au nord-ouest de Montréal, fille de victime et victime elle-même de violence, Fanny Wylde a su toute petite qu'elle deviendrait avocate pour défendre les femmes des premières nations, "Pour pouvoir un jour dire à sa fille que ce n’est pas parce qu’elle est autochtone qu'elle doit subir la violence". Poussée par son grand-père qui connaît sa situation d'enfant-victime, elle quitte son village à 12 ans, avec son rêve en bandoulière.
Fanny Wylde
"Mon engagement découle de mon histoire personnelle. Moi-même victime de violence sexuelle, j'ai développé très tôt, enfant, ce désir de justice, pour mon peuple mais surtout pour les femmes, car plus je vieillis plus je réalise que ce sont elles les plus vulnérables", nous explique-t-elle, précisant que 80% des victimes d'agression sexuelle au Canada sont des femmes autochtones.
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L'avocate militante n'est pas tendre avec les autorités canadiennes, "Le Canada donne l'image d'être précurseur sur le terrain des libertés et des droits, mais dans la réalité, il y a une distorsion avec la manière dont il traite ses premiers peuples, et c'est encore pire pour les femmes autochtones".
Absente au sein de l'Etat, la prise de conscience est-elle plus présente chez les Canadiens ? "Beaucoup ne sont même pas au courant qu'une commission d'enquête sur les disparitions et assassinats de femmes autochtones existe ! Il faut sans cesse informer, rééduquer. Cette commission est apparue grâce au combat mené pendant près de 45 ans par les autochtones eux-mêmes."
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Depuis 2015, date de création de la commission d'enquête nationale sur les femmes autochtones, elle parcourt des milliers de kilomètres à travers le Canada pour recueillir les témoignages des victimes et de leurs proches. Son rôle est aussi de les accompagner, "livrer ses souffrances, c'est très difficile, se retrouver exposée, à coeur ouvert, les victimes ont besoin d'être écoutées". Et puis, dans le scandale, les autres scandales, "Il y a ces autres choses que l'on a découvertes au fil de notre mission à travers le pays. Par exemple la disparition de nombreux enfants autochtones. Des femmes emmènent leur enfant à l'hopital et quelques jours plus tard, on leur dit qu'il est brutalement décédé, sans qu'elles puissent jamais voir le corps..."
"Le Canada ne peut plus se fermer les yeux, il a vu, il a entendu !- s'exclame Fanny Wylde- actuellement l'Histoire qui est enseignée dans les écoles ne reflète pas la réalité. Il y a juste deux ou trois pages sur nous dans les livres, on n'y mentionne absolument pas l'existence des pensionnats autochtones (institutions dans lesquelles les autorités canadiennes enfermaient les enfants des Premières Nations, les séparant de leur parents et de leur famille)".
Elle veut également dénoncer "l'indifférence voire le mépris" des autorités policières et judiciaires, ce qui, selon elle, explique pourquoi de nombreux cas de disparitions de femmes ou fillettes autochtones ne font l'objet d'aucune poursuite.
Sa bataille pour la justice, elle la mène aussi en tant que procureure dans les cercles de justice des communautés autochtones. On y pratique une justice dite alternative, une justice réparatrice. Ce système millénaire privilégie la réparation à la punition, on prend soin à la fois des victimes et des accusés. "Punir, il le faut, mais il faut surtout éviter qu'un coupable ne recommence. Le type de punition est choisi par la communauté, parfois il peut s'agir d'un éloignement en forêt, pour renouer avec ses racines, les rites ancestraux et les valeurs de nos ancêtres. Bien-sûr, il y a des crimes qu'il faut condamner, mais le but, c'est aussi de guérir -nous explique-t-elle- et les résultats sont là, le taux de récidive est réduit de moitié, c'est encourageant.".
Fara Caillard, kanak et en colère
Fara Caillard est une femme kanak du clan “Seriwo”, originaire de l’île de Maré en Nouvelle-Calédonie, elle est présidente de l'Union des Femmes Citoyennes et membre du collectif Femmes en colère. Elle a à coeur de faire vivre ensembre ces deux sociétés, kanak, celle de son peuple, et occidentale, celle ramenée par les colons. "L'arrivée de la colonisation a tout bousculé. Après a commencé le combat politique pour faire valoir les droits kanak. Il faut rappeller que pendant 70 ans a régné le code de l'Indigénat. Les Kanaks étaient enfermés, n'avaient pas le droit de circuler en ville, vivaient en vase clos, ils n'étaient pas du tout préparés à cette modernité."
"Quand ils sont arrivés en ville, l'école n'était pas adaptée à ce moment là. Il y a eu beaucoup de raisons pouvant expliquer la frustration. Je ne dis pas qu'il n'y avait pas de violences auparavant, mais le système moderne n'était pas du tout adapté à la famille kanak ou océanienne en général", ajoute Fara Caillard.
Son engagement vient de son histoire familiale. La militante évoque souvent sa mère. Une "fille-mère" qui tombe enceinte et se retrouve en ville sans en connaître les codes. Femme de ménage, elle vit quasi à même le sol, au bord du caniveau. Fara, elle, va bien à l'école, mais dans un bâtiment réservé aux élèves kanak, insalubre et isolé des autres enfants, elle y subit la discrimination et l'exclusion. Ce fut l'élément déclencheur.
Fara Caillard
Justement, dans cette justice coutumière, la militante dénonce l'absence des femmes, "Bien souvent les affaires qui sont jugées dans ces tribunaux civils, sont des affaires concernant les femmes, et elles sont traitées par des hommes uniquement. La victime, souvent une femme, n'est pas bien défendue. Il faut aussi former des défenseur.e.s en droit kanak" .
Et sur le plan politique ? "La parité est appliquée en Nouvelle Calédonie, mais une parité sous contrôle des hommes ! Tous les partis sont aux mains des hommes, il n'y a pas de programme féministe, car le mot est rejeté -nous dit-elle hésitant un peu, cherchant le mot juste - en fait, il provoque même un malaise ! C'est un combat de faire valoir un projet féministe qui tient compte du droit coutumier et la vie citoyenne".
Khadija Arouhal "Tillili", femme libre en Amazigh
"Tillily" signifie femme libre en langue amazighe. Et elle le porte bien. Khadija Arouhal est poétesse Amazighe. Elle est depuis son plus jeune âge une militante en faveur des droits des femmes dans la région de Sousse au Maroc. Ses poésies chantent la liberté de la femme et son émancipation. "La poésie me donne la liberté de m'exprimer, d'habiller les mots par des images poétiques, qui peuvent faire passer des messages de manière moins choquante, plus légère. J'ai déjà essayé les discours en tant que membre de mouvement féministe marocain ou au sein du mouvement amazigh, mais je trouve que la poésie est vraiment le symbole d'une langue vivante", nous confie-t-elle, le sourire illuminant son visage.
Khadija Tililly Arouhal
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Bien-sur, son discours dérange. D'ailleurs, c'est parce qu'elle a dérangé, toute jeune, qu'elle s'est engagée dans ce combat. Au lycée, un poème en amazigh qu'elle avait affiché sur le tableau central, avait été arraché quelques heures plus tard. Aujourd'hui, c'est dans les médias et sur les réseaux sociaux qu'elle poursuit sa bataille, ses poèmes y provoquent des commentaires injurieux et parfois menaçants. "J'ai de la chance car je suis soutenue dans ma famille, par mon mari, alors je prends le risque de choquer encore !"