"Femmes bourreaux" : anatomie du nazisme au féminin

Le nazisme était un monde d'hommes qui assignait aux femmes les rôles servant leur idéologie, à commencer par la maternité. Pourtant, certaines ont profité de l'époque pour s'élever dans la société et gagner leur indépendance, quitte à se livrer aux pires cruautés, comme les gardiennes de camps de concentration. Entretien avec Barbara Necek, autrice de Femmes bourreaux.

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SS en excursion

Les auxiliaires SS d’Auschwitz, avec le SS Karl Höcker, en juillet 1944, en excursion à Solahütte, lieu de villégiature du personnel du camp. 

United States Holocaust Memorial Museum
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Femmes bourreaux raconte une histoire qui n’avait encore jamais été écrite : l’ascension et le quotidien des gardiennes dans les camps de concentration, les Aufseherinnen. Elles se nommaient Irma Grese, alias la "hyène d’Auschwitz", Maria Mandl, Johanna Langefeld ou encore Hermine Braunsteiner pour les plus célèbres. Dans chaque camp de concentration et d’extermination où elles étaient affectées, elles incarnaient la peur, la brutalité et la mort. 
 
Documentariste, Barbara Necek vit en France depuis qu'elle a 20 ans, mais elle est née en Autriche de parents polonais. Elle a grandi dans une cette double culture, de manière bilingue, avec de nombreux voyages et des contacts très forts avec sa famille polonaise. Une ascendance qui n'est probablement pas étrangère à son appétence pour les sujets d'histoire qui tournent autour de la Seconde Guerre mondiale, autour de la Shoah, du nazisme, mais aussi du travail de mémoire : "Ce qui m'intéresse c'est de savoir comment la mémoire autour de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, s'est construite en Europe occidentale, mais aussi orientale."
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Les femmes et le nazisme

Barbara Necek commence à s'intéresser de près aux gardiennes des camps de concentration en réalisant un documentaire sur les femmes au service du Troisième Reich : "L'idée de ce documentaire était d'expliquer l'implication des femmes dans le système nazi, d'examiner le rôle que le système leur a attribué et comment elles se sont coulées dans ce rôle, comment elles ont finalement aussi aidé ce régime, la dictature, à fonctionner et comment elles ont aussi participé au projet meurtrier de ce régime."
 

En travaillant sur son documentaire, elle découvre ce groupe de femmes, les gardiennes de camps de concentration. Un groupe restreint comparé aux autres femmes qui, à l'époque, servaient l'idéologie nazie : "Dans les différents profils de femmes qui ont servi le Troisième Reich, il y a les mères, qui étaient incitées à faire beaucoup d'enfants, à offrir des enfants au Führer et des soldats pour le front. Nombreuses étaient aussi les infirmières nazies, formées soit pour travailler sur le front, soit pour participer à ces actions d'euthanasie des handicapés mentaux et physiques. Vous avez aussi les épouses SS, qui n'ont pas de rôle officiel dans le régime, mais qui sont quand même là pour soutenir leurs hommes dans leurs différentes tâches, que ce soit les Einsatzgruppen ou le personnel du camp – un rôle que l'on a découvert grâce au film de Jonathan Glaser La zone d'intérêt". 

Et puis il y avait ce groupe de femmes, qui sont bien sûr aussi des Allemandes, que sont les gardiennes de camps.

La loi nazie imposant que les prisonnières et les déportées soient surveillées par des femmes, elles forment un corps de métier dépendant de la SS d’environ 4000 recrues. "Elles sont en quelque sorte prestataires des SS pour garder les prisonnières dans les camps de concentration. Et ce qui m'a intéressée, c'est que leur métier n'aurait pas existé sans le national-socialisme. En assignant des rôles spécifiques aux femmes, aussi dans le monde du travail, le régime nazi leur a aussi permis, d'une certaine manière, de s'émanciper, de trouver une forme de liberté, de s'élever socialement", explique Barbara Necek. 
 

Ascension sociale et émancipation

Rouage essentiel dans l’administration des camps, les gardiennes, généralement issues de milieux modestes et occupant des emploi peu qualifiés sont recrutées par petites annonces, par le bouche à oreille ou sur leur lieu de travail. "Il s'agissait souvent de femmes qui travaillaient dans des usines, dans les fermes, qui faisaient des métiers difficiles, salissants, mal payés, précise l'autrice. Et tout d'un coup, on leur propose de servir le Reich, de rééduquer d'autres femmes, de porter l'uniforme. Elles gagnent trois fois plus que dans leur usine, et participent à la construction de cette nouvelle société allemande que le nazisme promet."
 
Elles deviennent quelqu'un et s'émancipent dans un régime a priori très misogyne.Barbara Necek
C’est à Ravensbrück, le premier et le plus grand camp pour femmes, qu’elles sont formées à partir de 1939 : "Là, on recrute un grand nombre de gardiennes. Dans un camp comme Ravensbrück, les femmes sont entre elles ; les hommes restent à l'extérieur et elles gèrent seules tout ce qui se passe à l'intérieur du camp. Elles deviennent quelqu'un et s'émancipent dans un régime a priori très misogyne." 
 
L'émancipation de la tutelle patriarcale s'accompagne d'une amélioration, souvent notable, de leur condition sociale : "Tout d'un coup, elles quittent leur foyer, puisqu'elles sont logées sur place, souvent dans de meilleures conditions que celles qu'elles ont connues à la maison, parce que ce sont des femmes qui viennent de milieux populaires. A Ravensbrück, on leur construit des maisons à deux pas de l'entrée du camp, des maisons modernes, pour l'époque, avec l'eau courante, le chauffage."
 

Femmes et tortionnaires

En 1942, quand les camps se multiplient et que la "solution finale" est décidée en secret, les gardiennes sont envoyées à l’Est pour seconder les SS dans leur travail macabre : humiliation, torture, sélection pour les chambres à gaz. Leur cruauté n’a rien à envier à celle des hommes. Dans l’univers concentrationnaire, elles deviennent vite des spécialistes de la violence. "Elles sont vraiment au cœur de la machine meurtrière, explique Barbara Necek. Elles la font fonctionner. Même si on le savait déjà, on découvre que les femmes peuvent être aussi cruelles que les hommes." Ne serait-ce que pour se faire remarquer et respecter par leurs collègues masculins, certaines pouvaient même se surpasser en cruauté. 
 
"Elles étaient bien pires que les hommes... Quand elles nous frappaient, elles le faisaient de manière brutale et perfide Les femmes savent où frapper d'autres femmes pour infliger un maximum de douleur." 
Témoignage de Gertrude Austerlitz, rescapée d'Auschwitz
 

Gardiennes, épouses, mères

Au fil eu temps, le système s'adapte aux changements dans la vie des gardiennes, toujours dans le but de préserver une apparence de normalité : "Au départ, on préfère recruter des femmes de 25-26 ans, célibataires, qui n'ont pas d'attache," explique Barbara Necek. A partir de 1942, d'autres camps de femmes apparaissent, rattachés aux camps de prisonniers, comme à Auschwitz. "Là, les gardiennes sont en contact avec les hommes. Au bout d'un certain temps, inévitablement, elles ont des relations avec les gardiens. Certaines vont se marier dans le camp, avec des SS. Certaines vont avoir des enfants. Une minorité est aussi recrutée en ayant déjà des enfants, admis à vivre avec elles dans les camps. On va même construire une garderie pour les petits, afin que ces femmes puissent travailler dans la journée. Et ces enfants sont gardés par des prisonnières." 

En menant une vie normale à côté, on peut penser que le travail qu'on fait est normal aussi. Barbara Necek

Tout est fait pour qu'elles vivent dans un environnement qui se rapproche autant que faire se peut de l'ordinaire : "Comme tout le monde, je pars au travail le matin, je reviens, je retrouve mes enfants ou mon mari, et je reprends ma vie de petite bourgeoise. Cela aussi fait partie du système : en menant une vie normale à côté, on peut penser que le travail qu'on fait est normal aussi", remarque Barbara Necek. 

Aux ordres des hommes

A partir de 1942, des sections spécifiques pour les femmes sont mises en place au sein de beaucoup de camps de prisonniers. Pour les femmes expérimentées de Ravensbrück qui sont transférées à Auschwitz, c'est un changement d'organisation radical par rapport à Ravensbrück. Car là-bas, ce sont les hommes qui donnent le ton. D'autant qu'elles ne sont pas très bien vues : "Les femmes qui arrivent dans les camps, dans cet environnement violent et très masculin, vont à l'encontre de l'image que les nazis ont des femmes." 

Les tensions sont inévitables entre celles qui viennent d'environnements exclusivement féminins et les hommes qui entendent être obéis : "Il va y avoir des frictions entre Johanna Langefeld, la surveillante en chef qui, à Ravensbrück, a pris l'habitude de commander tout le monde, et son supérieur à Auschwitz. Tout à coup, on lui impose des hommes qui deviennent ses patrons, et elle va finir par être licenciée parce qu'elle ne veut pas se subordonner", explique Barbara Necek.

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Johanna Langefeld est renvoyée à Ravensbrück, et c'est une autre gardienne très expérimentée qui la remplace, Maria Mandl. "Elle va savoir s'adapter à cet univers masculin. Elle va savoir composer avec sa hiérarchie masculine. Elle va vraiment faire carrière en tant que gardienne en chef des femmes à Auschwitz," explique la documentariste.

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A travers les mailles de la justice

Les gardiennes retrouvées dans les camps au moment des libérations, par les armées britanniques, américaines ou soviétiques – celles qui ne se sont pas enfuies – vont être, comme les hommes, internées, puis ensuite jugées par des tribunaux militaires. Certaines sont exécutées par la justice alliée. 

accusées du procès de Bergen-Belsen

Les accusées du procès de Bergen-Belsen à Lünebourg en 1945. Irma Grese porte le numéro 9.

Elles ne représentent toutefois qu'une poignée des 4000 gardiennes qui ont sévi dans les camps, et la majorité parvient à se faire oublier. "Les femmes qui ont réussi à s'enfuir se fondent assez rapidement dans la masse, parce qu'elles se marient et changent de nom", explique Barbara Necek. Certaines partent à l'étranger et il faudra toute l’opiniâtreté de chasseurs de nazis, comme Simon Wiesenthal, pour les traquer et les débusquer, parfois jusqu’aux Etats-Unis.

Il y a aussi une image de la femme passive qui persiste : "On se dit qu'elles n'ont pas eu beaucoup de responsabilités, qu'elles n'ont pas décidé, et que de ce fait, elles n'ont pas pu vraiment commettre de crimes, souligne l'autrice. Et les femmes s'accommodent très bien de cette excuse."

De manière générale, les femmes profitent des difficultés de la dénazification au même titre que les hommes : "Tant de personnes sont concernées. Et puis juste après la guerre, la connaissance du système et de ses rouages reste superficielle. Qui a fait quoi ? Est-ce qu'on est coupable seulement quand on a donné des ordres ? Est-ce qu'on est coupable pour avoir, par exemple, travaillé dans la cuisine d'un camp ? Toutes ces réflexions ont duré pendant des décennies et des décennies, rappelle Barbara Necek. Et puis il fallait aussi des gens pour reconstruire l'Allemagne. Certains nazis ont réintégré l'appareil administratif, pour le faire fonctionner malgré tout…

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Ainsi certaines gardiennes de camp ont rejoint les rangs des Trümmerfrauen, ces femmes qui déblayaient les ruines pour reconstruire les grandes villes bombardées, à commencer par Berlin : "Elles étaient un peu les héroïnes allemandes. Les hommes, eux, étaient tous nazis ou morts, et on avait envie de se dire qu'au moins les femmes allaient sauver l'honneur du pays. Or il s'avère que certaines parmi elles étaient d'anciennes gardiennes, et en fait le fait de reconstruire l'Allemagne, de travailler sur ces chantiers, était leur punition. Elles ont été condamnées à ces travaux par les tribunaux."

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Femmes et dictatures

"Sans les femmes, un tel système ne peut pas fonctionner, assure Barbara Necek. C'est-à-dire qu'il faut leur trouver un rôle pour qu'elles se sentent utiles et valorisées dans ces sociétés-là. Et même si on leur dit qu'elles sont inférieures à l'homme, que c'est lui qui commande et qui va diriger le monde, on leur dit aussi 'tu as ton rôle à jouer, à ton niveau, au foyer, en élevant des enfants qui deviendront de braves soldats ou de parfaits petits nazis. Tu dois soutenir ton homme qui va se battre, aller au front.'" 

Il n'y a pas de dictature sans les femmes, indispensables à son bon fonctionnement, conclut l'autrice.

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