Fil d'Ariane
" On est en route vers la Bastille. Je viens de grimper sur les épaules d'un copain. On demandait quelqu'un pour porter le drapeau et moi, j'avais si mal aux pieds à force de piétiner que j'ai saisi l'aubaine. (...) le drapeau vietnamien me convient comme le symbole d'une guerre que toute la jeunesse dénonce. Soudain, je sens plusieurs objectifs braqués sur moi. C'est incroyable, il faut toujours que je les repère ! Une sorte de flair, je suis mannequin... Alors, j'ai comme un réflexe professionnel. Instinctivement, je me redresse, mon visage se fait plus grave, mon geste plus solennel. Je voudrais à tout prix être belle et donner du mouvement une représentation à la hauteur de ce moment. Au fond, je prends la pose. Et je suis piégée par cette pose. (...) Je deviens exactement ce que j'essaie de paraître. Je ne joue plus aucun rôle, je suis à fond dans le mouvement et dans l'instant, et consciente, moi, l'aristo anglaise, d'une responsabilité. " confiait en 1997 Caroline de Bendern à la journaliste du Monde Annick Cojean.
Harlé, maison emblématique des "sixties", possède un passeport britannique. Elle est anglaise, née à Windsor.
Son arrière-grand-oncle est Lord Alfred Douglas, l'amant de l'écrivain Oscar Wilde.
Elle a pour grand-père un personnage haut en couleur, membre libéral de la Chambre des communes, un homme qui ne badine pas avec l'étiquette. Il est comte de Bendern, aristocrate anglais issu d'une vieille famille viennoise. Un homme à principes. Parce que le père de Caroline avait épousé en deuxième noce une roturière, il a été déshérité illico.
Homme richissime, influent, le grand-père fonde de grands espoirs sur la gamine. Il a décidé d'en faire son héritière et s'est chargé de son éducation en la plaçant dans les meilleures écoles.
Quand Caroline avait quinze ans, le bonhomme à même caressé l'idée de la marier à l'ex-roi de Yougoslavie. L'affaire est restée sans lendemain pour une question de protocole : l'adolescente a oublié de faire la révérence au passage du monarque ! Vexé, le roi ne lui a pas adressé la parole, au grand soulagement de la principale interessée qui, déjà, préfère la fréquentation des artistes. A quoi tiennent les destins !
Le succès planétaire de cette photo lui ferme tout à coup les portes des maisons de couture. Pas de mannequin gauchiste dans les rangs ! Surtout, elle provoque un courroux dévastateur chez le grand-père aristocrate. Sa petite fille sur des barricades parmi des hippies et brandissant le drapeau vietcong, ce n'est pas une trahison. C'est un crime. La forfaiture suprême. Caroline raconte son entrevue avec lui dans sa villa à Biarritz : "Il était fou de rage. Nous nous sommes engueulés. Il m’a dit : “You’re cut off ”. (Je te coupe les vivres) et c’est définitif. Je suis partie en claquant la porte. Ce genre de scénario était fréquent. Il voulait diriger ma vie et je n’étais pas toujours d’accord. Ça finissait toujours par s’arranger mais cette fois, c’était sérieux. Quelques mois plus tard on m’a prévenue qu’il était très malade, agonisant. Je lui ai téléphoné, lui demandant si je pouvais venir le voir. Il m’a répondu que non. “Tu le regretteras”, me dit-il. Puis il a raccroché. Il est mort peu après."
Et la mannequin n'a pas hérité des 7 millions de Livres Sterling (8 millions d'euros) de l'irrascible grand-père.
Les autres allaient en Inde. Nous, nous rêvions de la brousse, de déserts, de savanes, de rythmiques tribales.
Caroline de Bendern
La voici parfaitement libre... et fauchée. Elle décide, pour les besoins d'un film, de découvrir le continent africain. Elle confiera à Annick Cojean : "Les autres allaient en Inde. Nous, nous rêvions de la brousse, de déserts, de savanes, de rythmiques tribales. L'idée était de tourner un film entre Tanger et Zanzibar. Nous sommes partis avec une douzaine d'amis, trois Land-Rover, une caméra, des magnétos, des instruments, des cantines et deux mangoustes pour éloigner les serpents. A la fin, nous n'étions plus que trois et avions tout perdu. Notre associé avait reçu un message d'Allah lui commandant de jeter dans le Niger sa caméra. Il avait pris la direction de Tombouctou pour devenir marabout ! ".
A son retour, son coeur bat jazz. Fiévreusement. Avec ses différents compagnons ou amis de coeur, Barney Willen ou Jacques Thollot, elle se lance dans l'aventure musicale, retourne en Afrique parmi les Peuls, enregistre un disque. Un bonheur de création et d'audaces artistiques qui ne l'enrichissent qu'intellectuellement.