Fil d'Ariane
Sa sincérité le touche. Légalement, l'artiste Dominique Grange "appartient" à la maison de disque de Guy Béart. Sans condition, il lui rend sa liberté avec cette recommandation fraternelle : " Si tu y crois, c'est bien. Va jusqu'au bout !"
Elle qui fut comédienne au Théâtre de l'Atelier puis chanteuse yéyé tourne définitement la page. Certains parleraient de "suicide social". Dominique Grange préfère le mot "engagement".
On ne la reconnaît plus, elle qui, dès octobre 1961, jouait dans la série télévisée Le Temps des copains, et se produisait aux côtés de Jacques Higelin (Le Don-Juan moderne en mars 1965).
Epoque révolue.
L'artiste avait rencontré son premier grand succès avec "Le trou dans le seau", un duo avec Guy Béart, puis, rebelotte en 1965, avec "Mon cher Frantz", ballade gentiment grinçante et un tantinet mysogine :
Que dis-tu, en ce moment
On doit lire son testament ?
Non mon cher Frantz ! Plus une seule danse,
Je vais courir pleurer mon vieux mari !
(Mon cher Frantz)
Du passé !
Elles ne sont alors guère nombreuses les chanteuses qui épousent la cause ouvrière et colorent de rouge leurs paroles. Citons Colette Magny, Anne Vanderlove, Pia Colombo, Francesca Solleville...
Je ne vais faire plus que ça : chanter dans les usines et les facs occupées, dans les tris postaux...
Dominique Grange
Dominique intègre le Comité Révolutionnaire d’Agitation Culturelle (le CRAC) "Il était basé à la Sorbonne, où les comités de grève des usines en grève pouvaient venir et demander le soutien des chanteurs. Ce lieu là va focaliser mon engagement. Je ne vais faire plus que ça : chanter dans les usines et les facs occupées, dans les tris postaux..., partout où l'on nous demande de soutenir la lutte, pour être dans un processus de grève active..".
Elle inaugure avec le chanteur Evariste un premier 45 tours autoproduit. Vendu 3 francs l'exemplaire "Le disque était fait avec des gens solidaires dans les studios, des musiciens engagés", l’intégralité des ventes est versée aux différents comités d’actions, comités de grèves… Les titres s'enchaînent : « Chacun de vous est concerné », « La pègre », « Grève illimitée », « À bas l’état policier »…
Les couplets, on l'aura compris, n'ont rien d'un pastel délicat :
La pègre on en est,
La chienlit aussi
Des éléments parfait’ment incontrôlés,
Des indésirables
Des autres enragés
Et quelques milliers d’ groupuscules isolés.
(La pègre)
La télévision et la radio, faut-il le préciser, n'inviteront plus beaucoup Dominique Grange, y compris après la fin des "événements" : "C'est une censure qui ne dit pas son nom. C'est le silence, le black-out" et cela continue. Moi j'écris toujours des chansons engagées et n'ai pas envie d'écrire sur mes états d'âme ni sur ce qui peut m'arriver dans la vie. J'ai envie d'écrire pour que mes chansons soient des outils, des armes pour celles et ceux qui en ont besoin, c'est à dire ceux qui sont en lutte..."
Si pour beaucoup d'activistes de mai 68, le réveil fut brutal avec une gueule de bois en conséquence, Dominique Grange, elle, n'a pas abandonné le combat. Elle a vu, au fil des années, certains de ces compagnons de route chausser les pantoufles bourgeoises et épouser de confortables carrières : "Ni je ne les juge, ni je ne les nomme, dit-elle doucement. Je les connais. Cela a été une déception et aussi quelques fois une tristesse. j'avais de l'amitié pour certains d'entre eux, de la fraternité... Servir n'est pas se servir. Elle préfère taire le nom de ce directeur de journal "de gauche", fils de polytechnicien, qui avait promis une plaque funéraire en hommage à un drame social et qui a laissé tomber la famille...
Dominique ne renoncera pas au combat après les accords de Grenelle et les concessions du patronnat faites aux ouvriers. En 1969, elle s'engage dans l'organisation maoïste « la Gauche Prolétarienne » (GP) et part travailler comme ouvrière dans une usine de conditionnement alimentaire près de Nice.
Elle écrit ensuite pour L'Idiot international piloté par le polémiste Jean Hedern Hallier. L'une de ses publications (en fait le texte de sa chanson " Nous sommes les nouveaux partisans ") lui vaut un procès "pour apologie du meurtre, du pillage, pour injures graves envers la police et pour atteinte à la sûreté de l'État".
Rien de moins.
Vous expulsez Kader, Mohamed se dresse
Car on n'expulse pas la révolte du peuple
Peuple qui se prépare à reprendre les armes
Que des traîtres lui ont volé en 45
Oui bourgeois contre vous, le peuple veut la guerre
(Nous sommes les nouveaux partisans )
En octobre 70, Simone de Beauvoir prend sa défense et publie une tribune-cravache. Elle écrit : "Ne nous trompons pas : le pouvoir ne tolère que les informations qui le servent, il refuse aux journaux qui révèlent les misères et les révoltes le droit à l'information."
Dominique Grange et le directeur de la publication écopent d'une grosse amende.
Impossible de relater ici tous les combats menés par Dominique Grange après 68. Ils feraient baisser les yeux de honte celles et ceux qui croient être dans l'engagement en signant des pétitions en ligne.
L'artiste-activiste, "artiviste" dirait-on aujourd'hui, prend encore sa guitare et chante pour soutenir une oeuvre, une association, une cause.
L'engagement ne s'émousse-t-il pas avec le temps ? "Moi, je suis toujours profondément révoltée par les inégalités dans ce pays, ce que l'on fait vivre aux migrants, le racisme, la discrimination qui touche les handicapés et dont l'Etat se fout éperdument, la cause palestinienne aussi. Je suis ausi scandalisée par la situation du prisonnier politique, Georges Ibrahim Abdallah, qui est gardé en otage dans les prisons françaises depuis 34 ans alors qu'il a été condamné pour complicité de meurtre et non pas pour avoir assassiné qui que ce soit".
50 années ont passé. L'engagement de Dominique Grange est resté intact.
Il est la colonne vertébrale de sa vie.