Femmes de mai 68 : Jocelyne ou la colère d'un fantôme chez Wonder (2/10)

Mai 68 n'est plus. Juin sonne la reprise du travail. A l'usine Wonder de Saint-Ouen, en banlieue parisienne, une jeune ouvrière refuse de regagner l'usine. Devant une équipe de cinéastes étudiants, elle laisse éclater son raz-le-bol. Mais qui est donc Jocelyne, cette ouvrière en colère ? Personne ne le saura jamais.
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Joceline Wonder
 Jocelyne, un mystère jamais résolu sur le devenir de cette ouvrière rebelle.
(capture d'écran)à
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Terrible. Bouleversante. Cruelle. Etrange.
On peut ainsi qualifier cette séquence d'une dizaine de minutes  qui fait partie de l'histoire de mai 68. Beaucoup y ont vu la gueule de bois du mouvement,  la fin de l'utopie égalitaire, la trahison d'un idéal pour une réalité sociale retrouvée à peine améliorée.
Mais reprenons.
En France, le mouvement protestataire s'est achevé il y a quelques jours avec les accords de Grenelle.
L'heure est à la reprise du travail.
Jacques Willemont et Pierre Bonneau, étudiants en école de cinéma, ont une idée pour Sauve qui peut Trotski le film qu'ils réalisent :  se rendre en banlieue parisienne, à Saint-Ouen devant l'usine Wonder, célèbre fabricant de batteries électriques depuis 1918.

Pile Wonder
Une publicité pour les piles Wonder. L'usine de Saint-Ouen emploie majoritairement des femmes souvent  sans instruction ni qualification et  où se côtoient vingt-deux nationalités
(capture écran)

Sur place, ce 10 juin 1968, à 13h30, l'ambiance est morose.
On distingue une banderole : "Nous ne céderons pas. Nous ne rentrerons pas". Mais, justement, après trois semaines de grève, le personnel vient de voter la reprise. Comment se passe le retour à l'usine ?  C'est tout l'objet de cet incroyable  plan-séquence.

L'expression de la révolte des sans-histoire, des femmes, ouvrières

Jocelyne Wonder 2
"On n'a même pas d'eau chaude pour se laver !"
(capture d'écran)

Des ouvriers, le dos rond,  franchissent la porte du batiment Wonder. Un contremaître bat le rappel. Mais soudain une jeune femme fait irruption. Trés remontée, elle refuse de retrouver son atelier-bagne : "Non, je rentrerai pas là-dedans. Je mettrai plus les pieds dans cette taule. Vous rentrez-y, vous ! Allez voir quel bordel que c'est ! On est dégueulasse : jusque là, on est toutes noires. Les femmes qui sont dans les bureaux, elles s'en foutent. Elles fayotent avec le patron."

Un attroupement se forme.  Un jeune gauchiste partage l'avis de la jeune femme en colère. Ce qui met de l’huile sur le feu. Les syndicalistes lui reprochent de parler sans savoir. Ils tentent de calmer l'ouvrière-rebelle.  Ils se veulent rassurants. Ils expliquent que c'est une victoire sur les patrons. Les salaires ont augmenté de 6 %. La moitié des jours de grève seront payés et une 1/2 journée sera payée en plus.
Rien n'y fait.
La jeune femme brune ne décolère pas : 

Séquence inouïe, devenue iconique.
Cette jeune femme symbolise LA révolte d'un quotidien de travailleuse/travailleur exploité.e.  Terminées les promesses, les lendemains qui chantent. Elle SAIT  que les avancées obtenues à l'issue de cette grève sont dérisoires. De fait, après 68, on installera deux douches dans cette usine, où travaillent majoritairement des femmes comme manoeuvres, et la pause-pipi, enfin accordée, sera de cinq minutes... Les augmentations obtenues ?  Un pourboire. Insuffisant. Humiliant. La preuve d'une absence de considération.
 
C'est le seul film qui soit un film vraiment révolutionnaire
Jacques Rivette
Marre, c'est marre !
"Les travailleurs qui rentrent aujourd'hui, rentrent dans l'unité", ont beau assurer  les syndicalistes devant l'usine. Ils ne convaincront jamais la jeune femme révoltée :" On est noires, on est de vrais charbonniers, quand on sort de là-dedans... Il faut attendre une demi-heure pour se faire soigner". Le film s'achève.

Le cinéaste Jacques Rivette dira de ce film qu'il est "Le seul film intéressant sur les événements (de mai 68), le seul vraiment fort (...) c'est un film terrifiant, qui fait mal. C'est le seul film qui soit un film vraiment révolutionnaire, peut-être parce que c'est un moment où la réalité se transfigure à tel point qu'elle se met à condenser toute une situation politique en dix minutes d'intensité dramatique folle."

Le mystère Jocelyne

Bon. 
Mais cette ouvrière, qui est-elle ? Que s'est-il passé ensuite pour elle ? Qu'est-elle devenue ?
En 1997, près de trente ans après, le cinéaste Hervé Le Roux se pose ces questions. Il réalise Reprise, (que les Editions Montparnasse ont la bonne idée de publier en DVD) une enquête sur cette jeune femme en colère avec, en toile de fond, un état des lieux sur la culture ouvrière, le bilan des luttes passées.
Jocelyne Wonder
Qui était Jocelyne et pourquoi a-t-elle totalement disparu ?
(capture d'écran)

En fait, Hervé Le Roux est tombé amoureux de la belle révoltée.
Si l'idée est romanesque, (la retrouver !), la réalité, comme souvent, est singulièrement plus ingrate.
Les rushes du film ont mystérieusement disparu de la salle de montage le 15 juillet 1968. Ne subsiste que cette  séquence dite de La Reprise du travail aux usines Wonder.

L'usine ? Elle a fermé en 1986, deux ans après son rachat par Bernard Tapie. L'homme d'affaire avait promis de remettre à flot le navire Wonder.

En quelques mois, près de 600 salariés français du groupe seront licenciés. En 1990, il vend le site de Saint-Ouen. Les archives ont été brûlées.
Comment faire ?

Et puis, plus on va vers cette femme, plus on va vers les ateliers et les OS. Là, on tombe sur des femmes qui sont des anonymes et dont, au mieux, on ne connaît plus que le prénom
Hervé Le Roux, cinéaste

Le cinéaste, disparu en juillet 2017, avait expliqué au magazine lesinrocks : "Les premières personnes que l'on retrouve sont les agents de maîtrise, l'encadrement, et puis les délégués syndicaux parce qu'on se souvient de leurs noms. Et puis, plus on va vers cette femme, plus on va vers les ateliers et les OS. Là, on tombe sur des femmes qui sont des anonymes et dont, au mieux, on ne connaît plus que le prénom. Souvent, c'est 'Comment elle s'appelle, elle habitait dans la cité, derrière...' Je sentais que je me rapprochais de cette femme mais aussi que le chemin serait long.(...) Le principe du film, c'était de retrouver cette femme pour lui donner la parole, la logique exigeait que je donne aussi la parole aux gens que je rencontrais. Après tout, eux aussi avaient vécu Wonder."

Il renonce à passer sa photo dans les journaux parce que dit-il, "rien n'indique qu'elle en a envie." Comment expliquer sa difficulté à retrouver cette femme ? " Il y a des gens qui ne vont pas au cinéma, qui ne lisent pas les journaux. En trente ans, elle a pu avoir suffisamment de ruptures dans sa vie pour ne pas avoir d'entourage stable."

Acharné, mais pas indélicat, le cinéaste, pareillement, refuse le gros battage médiatique télévisuel pour la retrouver comme il s'interdit de faire appel à des détectives privés. Au bout de son film-enquête, il admet, résigné,  que  "On a le droit de disparaître."
Hervé le Roux  ne la retrouvera donc  jamais. De sa quête mi-romantique mi-policière, il n'aura appris que son prénom, Jocelyne.
Celle qui refuse de rentrer à l'usine.
Celle qui, un jour de printemps,  a dit "non" à l'exploitation.

La reprise

"La reprise" de Hervé le Roux
Editions Montparnasse
environ 15 euros