Fil d'Ariane
Terrible. Bouleversante. Cruelle. Etrange.
On peut ainsi qualifier cette séquence d'une dizaine de minutes qui fait partie de l'histoire de mai 68. Beaucoup y ont vu la gueule de bois du mouvement, la fin de l'utopie égalitaire, la trahison d'un idéal pour une réalité sociale retrouvée à peine améliorée.
Mais reprenons.
En France, le mouvement protestataire s'est achevé il y a quelques jours avec les accords de Grenelle.
L'heure est à la reprise du travail.
Jacques Willemont et Pierre Bonneau, étudiants en école de cinéma, ont une idée pour Sauve qui peut Trotski le film qu'ils réalisent : se rendre en banlieue parisienne, à Saint-Ouen devant l'usine Wonder, célèbre fabricant de batteries électriques depuis 1918.
Sur place, ce 10 juin 1968, à 13h30, l'ambiance est morose.
On distingue une banderole : "Nous ne céderons pas. Nous ne rentrerons pas". Mais, justement, après trois semaines de grève, le personnel vient de voter la reprise. Comment se passe le retour à l'usine ? C'est tout l'objet de cet incroyable plan-séquence.
Des ouvriers, le dos rond, franchissent la porte du batiment Wonder. Un contremaître bat le rappel. Mais soudain une jeune femme fait irruption. Trés remontée, elle refuse de retrouver son atelier-bagne : "Non, je rentrerai pas là-dedans. Je mettrai plus les pieds dans cette taule. Vous rentrez-y, vous ! Allez voir quel bordel que c'est ! On est dégueulasse : jusque là, on est toutes noires. Les femmes qui sont dans les bureaux, elles s'en foutent. Elles fayotent avec le patron."
Un attroupement se forme. Un jeune gauchiste partage l'avis de la jeune femme en colère. Ce qui met de l’huile sur le feu. Les syndicalistes lui reprochent de parler sans savoir. Ils tentent de calmer l'ouvrière-rebelle. Ils se veulent rassurants. Ils expliquent que c'est une victoire sur les patrons. Les salaires ont augmenté de 6 %. La moitié des jours de grève seront payés et une 1/2 journée sera payée en plus.
Rien n'y fait.
La jeune femme brune ne décolère pas :
En quelques mois, près de 600 salariés français du groupe seront licenciés. En 1990, il vend le site de Saint-Ouen. Les archives ont été brûlées.
Comment faire ?
Et puis, plus on va vers cette femme, plus on va vers les ateliers et les OS. Là, on tombe sur des femmes qui sont des anonymes et dont, au mieux, on ne connaît plus que le prénom
Hervé Le Roux, cinéaste
Le cinéaste, disparu en juillet 2017, avait expliqué au magazine lesinrocks : "Les premières personnes que l'on retrouve sont les agents de maîtrise, l'encadrement, et puis les délégués syndicaux parce qu'on se souvient de leurs noms. Et puis, plus on va vers cette femme, plus on va vers les ateliers et les OS. Là, on tombe sur des femmes qui sont des anonymes et dont, au mieux, on ne connaît plus que le prénom. Souvent, c'est 'Comment elle s'appelle, elle habitait dans la cité, derrière...' Je sentais que je me rapprochais de cette femme mais aussi que le chemin serait long.(...) Le principe du film, c'était de retrouver cette femme pour lui donner la parole, la logique exigeait que je donne aussi la parole aux gens que je rencontrais. Après tout, eux aussi avaient vécu Wonder."
Il renonce à passer sa photo dans les journaux parce que dit-il, "rien n'indique qu'elle en a envie." Comment expliquer sa difficulté à retrouver cette femme ? " Il y a des gens qui ne vont pas au cinéma, qui ne lisent pas les journaux. En trente ans, elle a pu avoir suffisamment de ruptures dans sa vie pour ne pas avoir d'entourage stable."
Acharné, mais pas indélicat, le cinéaste, pareillement, refuse le gros battage médiatique télévisuel pour la retrouver comme il s'interdit de faire appel à des détectives privés. Au bout de son film-enquête, il admet, résigné, que "On a le droit de disparaître."
Hervé le Roux ne la retrouvera donc jamais. De sa quête mi-romantique mi-policière, il n'aura appris que son prénom, Jocelyne.
Celle qui refuse de rentrer à l'usine.
Celle qui, un jour de printemps, a dit "non" à l'exploitation.
"La reprise" de Hervé le Roux
Editions Montparnasse
environ 15 euros