Fil d'Ariane
Ce mardi 21 mai 1968, une dizaine de personnes entrent à l'Hôtel de Massa, un édifice du XVIIIème siècle au 38, rue du Faubourg-Saint-Jacques, dans le 14 arrondissement, au sud de Paris. Non pour venir y chercher quelques renseignements mais pour occuper les lieux. Simplement.
On imagine la stupéfaction du personnel d'accueil devant ce commando sans arme mais à la détermination souriante.
Bien entendu, le choix de l'Hôtel de Massa pour ce coup d'éclat n'est pas innocent.
Il abrite La Société des Gens de lettres, une société fondée par Balzac, George Sand, Victor Hugo et Alexandre Dumas et qui a pour mission de défendre les droits des auteurs.
Qui sont ces gens ? On reconnaît Paul Louis Rossi, Michel Butor, Jean-Pierre Faye et Nathalie Sarraute.
L'écrivaine est déjà une légende.
écrivains, traducteurs) prennent leurs quartiers, on accroche, comme il se doit, une bandelore aux fenêtres de la célèbre maison. Un bureau est investi pour collecter les signatures de soutien.
La récolte est fameuse : 200 signataires ! On y trouve Georges Perec, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Aimé Cesaire, Christiane Rochefort, Marguerite Duras, Michel Leiris...
Nathalie Sarraute, en étant présente dès le début de l'occupation de l'Hôtel de Massa, a apporté sa caution. Sans doute, il n'est pas défendu de penser que l'écrivaine, née en Russie, ait été sensible au fait que cette action-coup de poing est aussi un hommage à L'Union des écrivains tchécoslovaques et à son un rôle déterminant dans l'émergence du Printemps de Prague, en cette même année 1968.
Ouverte à tous ceux qui considèrent la littérature comme une pratique indissociable du procès révolutionnaire actuel, cette Union sera un centre permanent de contestation de l’ordre littéraire établi.
Communiqué de l'Union des écrivains
Bientôt paraît le communiqué qui explique l'action : "Par ce geste symbolique frappant une institution vétuste et non représentative, mais qui bénéficie de privilèges injustifiés, de puissants moyens matériels et de l’appui des pouvoirs publics, ils décident de marquer leur volonté de donner à l’écrivain un statut nouveau dans une société nouvelle.
Ils décident de fonder dans les anciens locaux de la Société une Union des écrivains, en étroite liaison avec les étudiants et les travailleurs du Livre. Ouverte à tous ceux qui considèrent la littérature comme une pratique indissociable du procès révolutionnaire actuel, cette Union sera un centre permanent de contestation de l’ordre littéraire établi."
L'écrivain Bernard Pingau, dans le numéro La Quinzaine Littéraire qui paraîtra fin juin 68, évoque dans un article le sérieux du travail de cette Union des Ecrivains naissante. : "Deux tentations contradictoires s’offraient à nous, aussi dangereuses, finalement, l’une que l’autre. La première consistait à faire de l’Hôtel de Massa un second Odéon (référence à l'action célèbre du mercredi 15 mai 1968 où un millier de personnes a envahi le Théâtre de l'Odéon ndlr). Il fallait l’écarter, non parce qu’elle courrouçait les dignitaires de la SGL (Société des Gens de Lettres ndlr.) mais parce qu’elle allait contre notre objectif initial, qui était de tirer les écrivains de leur isolement traditionnel pour leur proposer un travail en commun. Nous sommes aussi sensibles que quiconque aux charmes
du folklore, mais nous ne confondons pas la contestation de l’ordre établi avec la foire permanente. À cet égard, le «Happening» qui s’est déroulé pendant trois ou quatre jours à l’Hôtel de Massa a eu au moins l’utilité d’une démonstration négative. S’il s’était poursuivi,
nous étions, sous couvert d’«agitation», condamnés en fait à la paralysie.
L’autre tentation était d’installer, à côté de la SGL, une organisation parallèle et rivale qui l’eût, peu à peu, supplantée. Il fallait l’écarter aussi, parce que nous ne croyons pas aux vertus du corporatisme."
Contrairement à bien d'autres actions de mai 68, les travaux de L'Union des Ecrivains, déboucheront sur des choses très concrètes. Elle aura élaborée un statut social de l’écrivain qui entrainera, le 1er janvier 1977, pour les artistes-auteurs, un régime d'assurance sociale spécifique.
Il est encore plus angoissant de ne pas écrire..
Nathalie Sarraute
Nathalie Sarraute ne s'exprimera guère sur sa participation ce 21 mai à "la prise" de l'Hôtel de Massa. Artiste solitaire, une fois les événements passés, elle retournera à sa rythmique immuable : le bistro, chaque matin, de 9h30 à 12h, pour écrire.
Dans une de ses rares interviews, elle confiera au journal Le Monde en janvier 1972 :" Je n'ai ni distractions, ni journaux, ni livres : une petite table dans un coin, des feuilles de papier machine, une pointe-feutre.. c'est rassurant, un bistro. Je m'y sens comme en voyage : à la fois entourée de monde et d'animation et seule, puisque personne ne s'occupe de moi.".
A la question de savoir si l'écriture est angoissante pour elle, Nathalie Sarraute répondra : "Il est encore plus angoissant de ne pas écrire..."