Femmes de mai 68 : Régine Deforges, la scandaleuse du "vaste bordel" (3/10)

En mai 68, l'éditrice Régine Deforges est en pleine tourmente judiciaire. La police a investi son bureau pour saisir tout le stock du Con d'Irène, un récit érotique de Louis Aragon. Ses ennuis coïncident avec la grande fête libertaire. L'écrivaine en gardera un souvenir très acide.
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Régine Deforges
Régine Deforges : " C’était un vaste bordel ! Je trouvais ça très rigolo"
(capture écran de l'émission Apostrophe du 4 avril 1986)
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"Que fut pour moi l'année 1968 ? Une année faste ? Une année joyeuse ? Une année de merde ? Disons : une fastueuse année de merde ! En 1968, j'étais très amoureuse et rien d'autre ne comptait que cet amour qui, sans me combler, occupait mes jours et mes nuits. Il
Irene
"Irène", première publication de Régine Deforges, premier problème avec la justice
ne me comblait pas car j'étais affamée d'amour et ne mangeais pas à ma faim" écrit Régine Deforges dans  A Paris, au printemps, ça sent la merde et le lilas (Fayard, 2008).

Il faut dire que cette année a drôlement commencé. A peine six mois auparavant, en août 67, avec l'aide de l'éditeur Jean-Jacques Pauvert, (ce fameux amour qui occupait ses jours et ses nuits), elle a créé une maison d'édition de textes érotiques, L'Or du temps. Le nom est un hommage à André Breton, qui a fait inscrire sur sa tombe  "Je cherche l'or du temps".

Elle est devenue ainsi, en France,  la première femme éditrice. Mais sa volonté de publier des textes érotiques dérange. La clientèle est pourtant là.  Les bibliophiles amateurs de curiosa, ces collectioneurs adeptes du genre, sont nombreux. " Tout ce petit monde vivant de la pornographie clandestine ne vit pas d'un bon oeil l'irruption d'une jeune femme affichant si ouvertement ce qu'il cachait avec soin." Régine Deforges n'a, en effet, pas fait mystère de ses intentions dans les journaux. Elle entend publier et vendre par correspondance et en librairie  des textes érotiques. 

Son premier ouvrage est un chef d'oeuvre du genre,  Le Con d'Irène, écrit par  Aragon mais le distingué poète, par peur du scandale, refuse d'en assumer la paternité.
Elle se lance. Elle veut faire de l'érotisme un genre littéraire respectable, au même titre que le roman policier ou la science-fiction.
 
Il était plus licite de faire la guerre que de faire l'amour 
Régine Deforges
Mais en 1968, dans la France pompidoulienne, on ne badine pas avec les textes "licencieux". Les ciseaux de la censure n'ont guère le temps de rouiller.
Les policiers débarquent donc chez elle en avril et saisissent tout le stock du Con d'Irène, prêt à être publier. "Le commissaire Ottavioli, alors patron de la Mondaine, m’a expliqué tous les malheurs qui allaient me tomber dessus, et qu’effectivement j’ai vécus. J’ai été privée pendant trois ans de mes droits civiques et j’étais quasiment ruinée puisque je ne pouvais plus vendre de livres." Le choc est rude. 

La jeune femme est abasourdie. Elle ne comprend pas. Dans la presse, on peut alors voir les photos grands formats des atrocités de la guerre du Vietnam mais il est défendu  d' évoquer l'amour physique.
Drôle de France.
Sur les murs de la capitale commencent à fleurir d'étranges slogans comme "Il est interdit d'interdire" mais une chanson comme L'Amour avec toi  de Michel Polnareff est toujours interdite d'antenne jusqu'à 22 heures, au moment où les enfants doivent être couchés.
mai 68
Lanceur de pavé en 1968
(AP Photo)

"Une mignonne petite dame comme vous !"

Régine Deforges doit en outre endurer les remarques souvent machistes des magistrats : " Vous n'avez pas honte ? Une mignonne petite dame comme vous, faire un si vilain métier ! Et votre mari ? Vos enfants ? Y avez-vous songé ?".

Josyane Savigneau lui fera raconter l'envers du procès pour le Monde : "Du côté des « amis » éditeurs et de la presse, « on ne se bouscule pas pour être solidaire. Paradoxalement, à une soirée qui réunissait des femmes ayant été des premières dans leur domaine – et j’avais été la première à créer ma propre maison d’édition –, j’ai été attaquée parce que j’étais une éditrice de livres pornographiques. Et c’est Simone Rozès, première femme haut magistrat, devant laquelle je m’étais retrouvée au tribunal, qui a pris ma défense, disant que je publiais non des livres pornographiques mais des livres érotiques de qualité. Elle m’a demandé si je lui en voulais pour les procès. Je lui ai dit que non. Elle faisait son métier et moi le mien »."

Et le mois de mai arriva.

Elle confiera au Figaro" Je passais tout mon temps à la Sorbonne et à l’Odéon. Je distribuais des tracts, je vendais l’Enragé. J’étais complètement attirée par la fête. C’était un vaste bordel ! Je trouvais ça très rigolo. Mais quand j’ai vu les adultes se raccrocher à tout cela, j’ai trouvé cela moins drôle. Je les voyais descendre les Champs, je trouvais ça grotesque. Sartre, Genet, on les sentait émoustillés. Ils se la pétaient. Ça sonnait faux. J’ai pourtant fait partie du comité Écrivains-Étudiants de Censier avec Margurite Duras, Maurice Blanchot et Claude Roy. Je ne prenais pas la parole, mais j’écoutais. Mes camarades ouvriers étaient atterrés. Aux Beaux-Arts, j’ai été huée par les féministes. Je ne les prenais pas au sérieux. J’avais écrit une petite nouvelle intitulée “CRS, tous en bas et jarretelle !”. J’étais alors la première femme éditeur à publier des livres érotiques. Pour moi, Mai 68 n’est pas un truc de liberté mais de répression. "
 
Pourquoi condamner des livres quand on tolère le cinéma "porno" ? Le texte serait-il tellement plus dangereux que l'image ?
Regine Deforges
Elle confiera aussi un autre souvenir resté bien vivace : "Je me souviens d'un soir, à la Sorbonne, en mai 68. C'était la fête. Tout le monde se sentait bien dans sa peau. Les uns dansaient, d'autres s'embrassaient. Cela n'avait rien de scandaleux. Et soudain, exaspéré par cette ambiance de tendresse, un petit Saint-Just a crié : 'Où vous croyez-vous ? Ce n'est pas un "bordel ici !' Et voilà, le charme était rompu."
Régine Deforges
"il vaut mieux exprimer que refouler"
(capture d'écran)