Fil d'Ariane
Alicia Nader, Parisienne franco-libanaise, tout juste trente ans, était venue passer quelque temps dans sa terre natale pendant le confinement. Au lendemain de la tragédie historique du 4 Aout 2020, elle s'est retrouvée projetée responsable des projets de reconstruction de Beit el Baraka - l’association qu’elle venait de rejoindre en tant que bénévole et qui avait pour mission la réhabilitation les logements des personnes âgées et démunies.
Et soudain, c’est tout Beyrouth qui n’a plus ni couleurs, ni murs, ni remparts. 6000 blessés, d'innombrables maisons détruites, 300 000 familles déplacées. Beit el Baraka ("la maison de la grâce") n’a jamais aussi bien porté son nom ; c’est le moment d’accueillir, de réparer et de nourrir. Le téléphone d’Alicia ne cesse de sonner : la réhabilitation de 3000 maisons et 108 commerces est à la charge de l’association. Avec trois autres jeunes femmes bénévoles, elle prend à bras-le-corps la reconstruction et la gestion des donations qui leur parviennent, chaque jour plus nombreuses : "Entre le 6 août et le 24 décembre, je crois que j’ai tout donné," dit-elle.
C’était l’expérience qui brise le plus le cœur, mais aussi celle qui le réchauffe le plus.
Alicia Nader
Alicia finit par faire un burn-out "quand l’adrénaline a (quelques mois plus tard) baissé", mais, depuis, vit aussi une histoire d’amour profonde avec le pays. Et comme toutes les histoires d’amour véritables, celles-ci vous transforment : "C’était l’expérience qui brise le plus le cœur, mais aussi celle qui le réchauffe le plus," avoue-t-elle.
La jeune femme qui avait quitté le Liban à l’âge de 17 ans pour aller étudier à Londres – un master en design textile – et ensuite s’installer à Paris et travailler avec les enseignes de luxe et de design, embrassera toute la réalité du pays durant ces mois de 2020 et 2021 qui la transforment : "Je ne suis plus la même". Elle croit à la numérologie : 2020 et 2021 sont des années de changement ; elle l’épouse.
Tout au long des huit mois où elle s’investit dans Beit el Baraka, animée par le sens de sa mission, elle ne perdra ni la concentration, ni la réactivité, quand bien même l’ampleur de la tâche ne cessait de croitre. Elle s’en étonne elle-même a posteriori : il fallait gérer 1,5 tonne de produits par donation ; sélectionner les ONG partenaires, une soixantaine, traiter avec elles, les donateurs et les bénéficiaires tout à la fois.
Alicia travaille de 6 heures à 1 heure du matin tous les jours, sans relâche ; elle fait appel à sa cousine, scientifique spécialisée dans les données, également de passage au pays, pour gérer le flux d’informations et créer une base de données. Les bénéficiaires, les dégâts, les travaux, les matériaux, les budgets dépensés… Rien n’est laissé au hasard : c’est cette gouvernance transparente et hyper structurée qui donne à l’association sa crédibilité, faisant d’elle un des partenaires privilégiés des bailleurs de fonds étrangers et de la diaspora.
L’association est passée de 4 à 45 employés. Deux mois après l’explosion, les dons ne sont plus dirigés sur Beyrouth seulement, mais aussi vers le Nord, le Sud, car la crise frappe tout le monde de plein fouet. Le pays est à genoux ; Alicia le sillonne du fin fonde de l'Akkar jusqu’à Bint Jbeil (régions du Nord et du Sud, pauvres et délaissées, musulmane et chrétienne) et le découvre dans toute sa générosité et sa détresse…actuelle. Elle est fascinée : même éploré, il continue à accueillir ; dans ces villages reculés, démunis et multiconfessionnels, "ils traitent l’étranger comme s’il était de la famille". L’expérience la remue.
J’avais tout, et c’était moi qui sombrais ; eux n’avaient rien, et ils avaient tous le sourire.
Alicia Nader
Ebranlée par la misère avec laquelle elle prend contact pour la première fois de sa vie, elle qui vient d’un milieu privilégié et qui dit avoir vécu dans sa bulle, prend soudain conscience : "J’avais tout et c’était moi qui sombrais ; eux n’avaient rien et ils avaient tous le sourire". C’est pour eux justement, qu’elle n’aura de cesse de s’acharner.
Alicia n’hésite pas à prendre les devants et solliciter telle ou telle autre institution, locale ou internationale, telle ou telle autre ONG ; à prendre la parole en public – comme on le lui demande - dans les conférences internationales de soutien à la population libanaise - en dépit de son angoisse - devant des chefs d’Etat, des bailleurs de fonds internationaux. Ce sont alors aussi d’autres réalités qu’elle dont elle prend conscience, celle des agendas politiques et d’une autre face de la nature humaine, moins solaire : "Celle de ceux qui ont moins besoin, et qui néanmoins prennent la part de ceux qui en ont le plus besoin".
Et pour que personne n’ait à demander ou risque de se faire piquer sa part, elle prône plutôt, à ce stade de la crise qui s’installe, la création de structures permettant aux gens de subvenir à leurs propres besoins. Elle n’a de cesse de le répéter aux donateurs : "Maintenant, c'est de fonds dont on a besoin et non plus de dons en nature" ; de fonds surtout pour initier des projets productifs et autosuffisants.
Dans cet esprit, Alicia, qui fait actuellement une pause post burn-out, dit vouloir entreprendre un projet à dimension socio-économique entre Paris et Beyrouth et, clairement, ne plus pouvoir revenir dans le luxe et la mode, après cette année de plongée dans le réel - même si elle continue à travailler sur certains projets bien spécifiques, dans la mesure où ils ont un impact sur le Liban… Ca y est, elle l’a attrapé, ce virus du Liban.
Il n’est plus possible d’ôter Beyrouth de son équation ; il suffit de marcher dans la rue avec elle dans ce quartier démuni auquel l’association a contribué, pour comprendre pourquoi. Les résidents et les anciens collaborateurs, devenus comme une famille, la hèlent : "Où es-tu ? Comment vas-tu ? Passe nous voir…"
"Il faut ériger une statue à cette créature", dit Khaled, le maitre-d’œuvre des chantiers de reconstruction, qui a retrouvé une vie décente avec sa famille grâce à son activité post explosion. Alicia est entrée dans les cœurs des résidents, et vice-versa ; de telles histoires de cœur ne prennent pas fin du jour au lendemain.
J’ai compris, durant ces mois, que ces deux mondes, celui du rêve et de la réalité, sont très imbriqués.
Alicia Nader
Affaire à suivre, donc, entre Paris et Beyrouth : "J’ai plein de rêves ; et ils pourraient se réaliser. J’ai compris, durant ces mois, que ces deux mondes, celui du rêve et de la réalité, sont très imbriqués", dit la jeune femme qui poursuit : "Si vous le rêvez, vous pouvez le faire advenir : avec de la bonne volonté et du travail, tout est possible… Je sais que ce ne sera plus comme avant maintenant au Liban; tout le monde s’en va ; je suis à terre mais j’espère que ce rêve que j’ai, que le Liban se remette et que l’on puisse un jour tous s’y retrouver, se réalisera."
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