Fil d'Ariane
Ce matin-là, il règne une ambiance de ruche, sereine et chaleureuse, à "La cuisine pour tous", la cuisine communautaire du célèbre restaurant libanais Tawlé, dans le quartier de Mar Mikhael, pas encore entièrement reconstruit depuis l’explosion du 4 aout dernier. Les femmes, nombreuses, bonnets sur la tête - pour l’hygiène - épluchent des aubergines, des pommes de terre, des carottes. Elles vont vite, tout en papotant doucement. Syriennes, libanaises, cuisinières permanentes du restaurant, envoyées d’associations qui viennent aider, voilées, non voilées, elles sont installées autour de plusieurs tables en bois, par groupe de six, toutes ensemble.
Les plats chauds de riz, de viande, de haricots sauce tomate, de poisson épicé, etc. pourraient laisser croire un moment à l’abondance… Non, c’est de la nourriture destinée aux plus démunis, devenus légion depuis l’explosion du 4 août 2020 et la crise qui s’en est suivie. "Il n’y a pas de raison pour que les nécessiteux mangent une moins bonne cuisine que ceux qui sont aisés ; du moins c’est la philosophie de Tawlé. C’est la même qualité d’ingrédients, les mêmes recettes pour 2500 personnes que pour 60", explique Laure Ghosn, une des cuisinières passionnées qui descend de la montagne, comme beaucoup de ses consœurs, pour venir contribuer.
Elles sont une vingtaine chaque jour à préparer ces milliers de repas, avec amour. Des ONG partenaires viennent ensuite les chercher pour les distribuer gratuitement aux personnes dans le besoin. En arabe libanais, on dit que la cuisine est un nafas c’est-à-dire un souffle, pour dire qu’il faut un souffle particulier pour faire la cuisine… C’est certain que le matin, à Tawlé, souffle cet inspire particulier.
Depuis le 6 Aout 2020, deux jours après l’explosion au port de Beyrouth qui a laissé la ville sinistrée et précipité dans le marasme un Liban déjà en proie à une profonde crise économique et politique, les femmes cuisinent pour nourrir les personnes touchées par la destruction des quartiers les plus démunis.
La double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth avait fait près de 190 morts, plus de 6500 blessés, et laissé des centaines de milliers de personnes à la rue :
Quelques mois plus tard, les 1000 plats fournis par Tawlé sont devenus 2500 du fait de la paupérisation galopante. La cuisine d’urgence est transformée en une cuisine communautaire de longue durée pour les personnes démunies. Tawlé envoie ses plats gracieusement aux personnes vulnérables, via les associations qui s'occupent de la distribution. Paradoxalement, la cuisine communautaire, qui obéit à des procédures et une logistique très stricte d’usine plus que d’un restaurant de 60 couverts, a donné à ces femmes une expérience de l’intimité qu’elles sont unanimes à louer.
On a compris qu’on était toutes pareilles. Cela nous a poussés à oublier la colère, le ressentiment du passé.
Laure Ghosn
Elles disent attendre avec impatience les jours où elles sont de mission pour se retrouver entre elles : "J’aime parler avec Oum Amr, qui est Palestinienne, je me sens mieux quand j’ai partagé avec elle ce que j’ai sur le cœur ; je lui dis des choses que je ne partage pas avec ma famille. Avec 'La Cuisine pour tous', on a connu des femmes d’autres régions ; avant, on voyait les autres femmes une fois, chacune cuisinait seule. Maintenant, on se rencontre. Cette expérience nous a rendues très humbles entre nous. On a compris qu’on était toutes pareilles. Cela nous a poussés à oublier la colère, le ressentiment du passé," dit Laure.
Des ressentiments entretenus par les séquelles de la guerre, et que la société n'a jamais vraiment regardés en face. Les autres femmes partagent le ressenti de Laure : même si elles sont hantées et bouleversées par la réalité qui les entoure, le sentiment d’être utile et la cohésion du groupe, les aide à traverser ce tunnel et cette crise ravageuse.
Quand elle apprend l’explosion de Beyrouth, Georgina el Bayeh veut descendre de la montagne pour s’enquérir de ses amis, ses collègues : "Tout était dévasté, j’ai pleuré tout le long du trajet de la montagne à Beyrouth", dit-elle.
Je n’avais rien à donner... On n’avait que nos mains pour donner.
Georgina
Elle emmène avec elle tout son petit monde, sa belle-sœur, ses enfants qui voulaient tous faire quelque chose pour la ville, pour aider. "Je sentais que je n’avais rien à donner, je n’avais pas de terrain, ni d’argent à donner pour reconstruire. On n’avait que nos mains pour donner, avec amour", dit-elle. Alors elle accepte immédiatement de faire part de la cuisine d’urgence et, plus tard, de la cuisine communautaire.
Réveil à 4h30 du matin tous les jours pour préparer le nécessaire à sa propre activité de traiteur dans sa région : enrouler les feuilles de vigne, farcir les courges, etc, puis trois heures de trajet, les jours où c’est son tour, pour descendre à Tawlé, et deux heures pour remonter à cause des embouteillages provoqués par la pénurie d’essence. Peu importe, elle se sent investie d’une mission en faisant cette cuisine, quand bien même sa rémunération ne représente plus grand-chose avec l’érosion du pouvoir d’achat due à la dévaluation de la livre libanaise. Ce qu’elle encaisse "lui donne juste un souffle pour ne pas mourir".
Georgina raconte la baisse de son niveau de vie. Avant, elle gagnait sa vie en dollars américains, surtout grâce aux événements, aux voyages : le fondateur du restaurant emmenait les femmes cuisiner dans des événements à travers le monde : un mariage ou un anniversaire en Inde, des événements en Sicile, au Danemark, en France... Ces expériences la stimulaient. Elle aimait faire découvrir la cuisine du terroir et découvrir le monde. Maintenant, plus de voyages, plus d’événements, ni au Liban, ni ailleurs, et beaucoup moins de commandes…
Laura Meade, directrice de La Cuisine pour Tous
Laura a une longue carrière internationale dans l’agroalimentaire derrière elle, avant de rentrer au Liban quelques années avant l’explosion du 4 août 2020. Le fondateur de Tawlé la contacte deux jours après l’explosion pour lui demander si elle veut bien gérer, en tant que bénévole, la cuisine communautaire d’urgence qui se met en place. Elle accepte puis quatre mois plus tard, prend en charge la direction de la cuisine communautaire - ce n’est plus du bénévolat. Ce projet la sauve.
"On venait là pour pleurer tous ensemble. Si je n’avais pas eu ça, je me serais tuée ; ça m’a sauvé la vie, autrement j’aurais pété un câble. C’était une thérapie de groupe. Le sentiment d’aider, d’organiser les aides pour faire quelque chose de logique, alors qu’on ne comprenait pas ce qui se passait m’a permis de tenir. Maintenant avec la crise, c’est un exutoire d’être ensemble, de travailler là. C’est essentiel dans ma vie ; j’arrive à 7h30 le matin ; j’attends que les femmes arrivent. On aide une population que personne ne regarde ; autrement je serais devenue folle".
Depuis la pandémie, l’explosion du 4 août et la faillite financière. La situation actuelle du pays la hante : "Avant, on disait 'Que Dieu nous aide' et Dieu aidait. Maintenant, il y a l’angoisse, l’inquiétude du lendemain, le dégoût…" Malgré cela, quand un compatriote expatrié à Dubai lui propose son soutien pour ouvrir un restaurant là-bas, elle raconte que son cœur a tremblé : "Je me sens attachée à ce pays et à mon village surtout. Je ne peux pas vivre sans ce pays. J’ai dit à l’investisseur : si tu veux m’aider, aide mes enfants à partir, je voudrais qu’eux travaillent à l’étranger et qu’ils viennent le dépenser au Liban". Elle, elle pleure quand elle passe dans la rue près du port : "Le 4 août, c’est maintenant une date de référence. On dit le 4 août comme on dirait Noël ou le Nouvel An". Et dans la mesure où les symboles autorisent l’imaginaire, Georgina s’anime quand elle partage son rêve d’ouvrir un jour une école de cuisine de kebbé (beignets allongés au boulgour et à la viande, ndlr), pour préserver l’héritage, car autrement "on va tous finir par manger du fast food sans s’en rendre compte".
Laure
Même réaction de Laure : "Je ne peux pas vivre en dehors du Liban ; je ne peux pas vivre sans la terre du Liban", dit-elle. Son fils lui propose de s’installer à Dubaï auprès de lui : il est cameraman pour Skynews là-bas. Elle ne veut pas. Pourtant, elle a une histoire des plus difficiles en lien avec le Liban : elle fait partie de ces dizaines de milliers de femmes qui ont perdu un mari, un fils, un frère dans les geôles syriennes, durant la guerre. Enlevé en 1983, son mari n’est jamais reparu : mort, vivant… Elle ne sait rien de lui, depuis trente-huit ans. Pendant des années et jusque récemment, elle se joignait aux manifestations et sit-ins des activistes qui défendaient la cause des disparus. Le 4 Août l’a projetée ailleurs ; elle ne va plus aux réunions des familles des disparus, elle a choisi de s’investir dans La Cuisine pour Tous : "Tout ce que j’ai vécu par le passé, avec la guerre et l’enlèvement de mon mari, le 4 août et le post 4 août me l’ont fait oublier ; ça avait un autre poids."
"Dire qu’on reste les mêmes est faux. Je pense que j’ai fait un 'shut down' pour pouvoir continuer à opérer. J’ai fait un shut down sur toutes les émotions pour pouvoir dire 'on continue'. C’était une transition abrupte, on n’a même pas fait de transition à vrai dire, pas de deuil. Tout de suite, on s’est remis au travail ; je me disais qu’il ne fallait pas passer trop de temps à se lamenter.
Cela m’a fait travailler le cerveau de voir comment faire marcher ce projet de cuisine communautaire : ce n’était plus le même 'business model' ; comment réagir vite et monter une 'usine', engager toutes ces femmes. Ce travail qu’il fallait penser dans l’urgence : passer d’un resto à une usine, m’a permis de ne pas trop m’attarder sur la catastrophe et les émotions. J’avais de la colère, je l’ai canalisée dans un projet positif.
Un an après, c'est plus difficile.
Christine Codsi
Un an après, on a réalisé l’ampleur des dégâts. Maintenant, c’est plus difficile que dans l’immédiat post- 4 août, vu le gouffre dans lequel le pays est plongé. Maintenant qu’il n’y a plus l’urgence comme directement après l’explosion, il n’y a plus le même niveau d’aides ; maintenant qu’il s’agit d’un état de crise long, on va devoir se battre tout seul. Maintenant, je me dis que je n’ai pas le choix, je vais devoir trouver une solution, une façon de continuer… On ne peut pas laisser tomber les gens qui dépendent de ce projet, aussi bien le resto, le marché, les maisons d’hôte. C’est un devoir de trouver des solutions. Il va falloir trouver l’optimisme pour. C’est un devoir.
Je vois aussi qu’on doit changer notre façon de travailler. On est plus conscient de la difficulté de chaque personne au jour le jour. On doit donner du bien-être, à ceux qui viennent travailler ici ; par exemple du soutien psycho-social pour sortir de la toxicité, du marasme.
"Rien n’a été aussi dur que cette année passée : voir un homme de soixante-dix ans fouiller dans les poubelles et manger des détritus ou une octogénaire se tenir à la porte pour qu’on la nourrisse, pensant que c’est un resto du cœur… J’ai pris l’autorisation du chef pour lui donner tout de même un plat". Laure pleure quand elle raconte cela. "J’ai senti, senti avec les gens qui ont beaucoup moins que moi : la faim, la pauvreté, les femmes qui pleurent et qui ont plus mal que ma mère qui a pleuré mon père quand il est mort. J’ai soixante-deux ans ; j’ai vu des vieux manger dans la poubelle ; j’ai oublié ma peine. Je n’avais jamais vu ça. Ces gens dont les maisons ont été détruites pouvaient manger sans nous avant l’explosion."
Laure descend de la montagne aussi pour cuisiner. C’est avec ce travail qu’elle a trouvé une nouvelle vie. Cela fait treize ans qu’elle travaille avec Tawlé. Lorsque son mari a disparu, elle s’est retrouvée, à vingt ans, en pleine guerre avec deux enfants sur les bras et sans ressources. Elle s’est alors mise à préparer du lait caillé et du labné, pendants libanais du fromage blanc et du yaourt, à distiller de l’eau de fleur d’oranger, de l’eau de rose, etc, pour gagner sa vie. Par la suite, elle travaillera pour un des restaurants de l’hôtel Intercontinental à la montagne. Plus tard, et jusqu’à aujourd’hui, elle travaille pour une grande entreprise où elle tient un kiosque de manouché et la cuisine de la cafétéria depuis peu.
Le 4 août m’a donné la force de chercher la liberté, de cultiver l’amour et l’entraide.
Laure Ghosn
Laure doit conjuguer plusieurs activités pour joindre les deux bouts. Cependant, rien ne vaut Tawlé : "A Tawlé, c’est diffèrent ; j’aime venir ici. Je sens qu’ici c’est ma maison, ma famille. Je guette le jour où je viens cuisiner ici, dit Laure. Quand je suis malade et que je viens là, je guéris. Quand je suis fâchée ou triste, je viens vider mon sac ici. Je reste avec Oum Amr qui vient du camp palestinien de Ain el Helwé, et je me sens mieux après".
C’est cette connexion humaine retrouvée si puissamment féminine, qui se révèle libératrice et qui maintient vivant : "De la douleur du 4 août, j’ai eu plus d’amour, et une famille dans laquelle je suis née à nouveau. Encore maintenant, quand on dit 4 août, mon cœur se serre, mais le 4 août m’a donné la force de chercher la liberté, de cultiver l’amour et l’entraide. Comment donner, comment faire bloc même si eux veulent nous casser ?"
Auraient-ils réussi à le faire certaine façon ? Car la battante a abdiqué ses rêves : "J’avais plein de projets, mais maintenant, je veux seulement que le Liban redevienne ce qu’il était. Même durant la guerre, on n’avait pas faim. Avant je rêvais. Maintenant je ne rêve plus. Nous, nos rêves ils nous les ont détruits ; je voudrais seulement qu’ils laissent les jeunes rêver. Même l’enfance, ils la leur ont brûlée. Quand tu demandes à un enfant maintenant 'Que veux-tu faire quand tu seras grand ?' Il répond 'Je veux partir'."
Tawlé lui-même devrait voyager bientôt : il prévoit d’ouvrir une enseigne dans la capitale française dans les mois à venir. La même formule de buffet et de cuisine du terroir sera maintenue ; des cuisinières du Liban iront former des cuisinières en France. Peut-être que Laure, Georgina et compagnie pourront alors, retrouver un peu de leur capacité à rêver.