Fil d'Ariane
La victoire en chantant ! Ce fut le bilan de la longue grève - sans précédent ! - que menèrent, il y a 50 ans, les 3000 ouvrières de la F.N. (la fabrique nationale) de Herstal, près de Liège.
Avec un seul slogan : A travail égal, salaire égal !
Au passage, elles avaient embarqué les syndicats dans leur grande aventure. D’autres usines belges, à Ans, à Charleroi, leur emboîtèrent le pas.
La Fabrique Nationale, société créée en 1889, était un des plus gros employeurs de Wallonie et même de Belgique au sortir de la Seconde guerre mondiale. 13 000 ouvriers, dont 3000 femmes, faisaient tourner les machines pour fabriquer des armes, des munitions ainsi que, un temps, des voitures, des motos (joliment surnommées « les demoiselles de Herstal »), des moteurs d’avion. La tradition armurière du pays de Liège valait alors à la F.N. un gros carnet de commande, surtout depuis la signature du Traité de l’Atlantique Nord en 1949, qui avait eu pour conséquence qu’un grand nombre de pays s’étaient tournés vers elle pour équiper leurs armées. Quant aux fusils de chasse et aux armes de poing, ils connaissaient un grand succès jusqu’ aux Etats-Unis.
Autant dire que quand les ouvrières décidèrent d’une grève spontanée le 16 février 1966, les patrons eurent beau jouer l’intimidation, rien n’y fit.
Les travailleuses de Herstal en avaient marre de ne gagner que 73% de ce que gagnaient leurs compagnons. Marre de ne pas avoir accès aux formations continues. Marre d’être astreintes à des conditions de travail épuisantes – ateliers surchauffés, odeur d’huile lancinante, cadences effrénées, bruit – pour des actes de précisions qui, de toutes les manières, étaient jugés moins pénibles que tous les métiers masculins de l’usine.
Les plus instruites d’entre elles, les plus engagées savaient que le principe de l’égalité salariale figurait bien dans le Traité de Rome signé en 1957.
De là à ce qu’il soit transposé dans les législations, dans les conventions collectives, il y a un pas. Et les ouvrières de la F.N. estimaient qu’on avait assez attendu.
Les deux principaux syndicats de Wallonie, la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB) proche du Parti Socialiste, et la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) se sont unis pour proposer une exposition sur cette grève inédite et hautement symbolique à l’échelle européenne.
Elle aurait fait tache d’huile, à l’époque, en Grande-Bretagne (Equal work deserves equal pay ), en Allemagne (Gleicher Lohn fûr gleiche Arbeit ), en Espagne et en Amérique Latine (A trabajo igual, salario igual ).
Cette exposition, ils l’ont installée dans un des hauts lieux de la mobilisation, soit un vaste hangar désaffecté de l’usine de Herstal, sis au Pré-Madame (cela ne s’invente pas !) non loin du centre ville et de l’entreprise toujours en activité.
Les organisateurs ont fait appel à des historiens de l’Institut d'histoire ouvrière et sociale - IHOES, et du Centre d'animation en recherche ouvrière et populaire - CARHOP, pour en concevoir la scénographie et dénicher des archives, des objets, des affiches, des machines, permettant d’offrir au public un parcours construit autour de 2 axes : l’histoire de la grève et les avancées obtenues depuis, toujours à parfaire.
Les visiteurs sont d’emblée mis en situation. Y compris pour ce qui est de l’environnement domestique des années 60. Puis ils déambulent à côté de quelques-unes des machines qui peuplaient l’usine et constituaient le quotidien des travailleuses. On les retrouvera, en guise de décor, à la fin de la visite, dans les précieux témoignages filmés en situation par Anne-Françoise Theunissen, sous le titre de "Les femmes machines".
Entre temps, ils auront parcouru toutes les étapes de la grève : les raisons du débrayage « sauvage » ; les premières réunions et Assemblées Générales à la Ruche, un ancien cinéma ; la manière dont les ouvrières se sont organisées pour tenir bond ; les propos patronaux, arguant de l’illégalité du mouvement, puis jouant la carte de la culpabilisation ; les réactions des ouvriers masculins ; les manifestations de rue à Herstal et à Liège, la capitale provinciale ; les coupures de presse ; le comportement du gouvernement belge. Et le formidable élan de solidarité : des colis de nourriture et de vêtements arriveront de l’intérieur du pays, de France, d’Italie, d’Espagne, d’Algérie. Des délégués CGT viendront participer au mouvement. On chantera même la Marseillaise à la F.N. !
Des panneaux montrent aussi le ralliement des syndicats. Avec cette « curiosité » que, faute de déléguées dans le secteur métallurgiste, les femmes n’avaient pas été admises dans les premières négociations. Si elles représentaient, dans les années 60, un travailleur sur 3, elles n’occupaient qu’un mandat syndical sur 10.
En mai 1966, le travail reprit à la FN. L’augmentation de 5 francs belges de l’heure réclamée était à moitié satisfaite. Mais les femmes s’étaient attiré le respect, et la cause de l’égalité salariale était enfin entrée dans les esprits. En 1967, la FGTB publia la Charte de la femme au travail, suivie par la CSC qui rédigea en 1968 Le Statut de la Travailleuse, et un Arrêté Royal reconnut le droit d’agir en justice en cas de discrimination salariale.
Les syndicats firent des efforts pour recruter des déléguées femmes, y compris via des campagnes d’affiches amusantes.
Au-delà du déroulement historique du mouvement, ce qui ressort ici c’est que les femmes de la F.N. ont appris à parler en public, à communiquer avec la presse. L’exposition rappelle que si la radio a bien relayé immédiatement le mouvement, la télévision mit bien plus de temps. Il fallut attendre des années pour que la la RTBF/télévision belge consacre à ce mouvement social majeur l'un de ses programmes cultes, l’émission « Les Pieds dans le Plat ».
Les travailleuses de Herstal étendirent leur combat à des revendications sur des questions sanitaires et de santé au travail. De formation. De pénibilité, comme pour les infirmières notamment.
Les intellectuels intégrèrent aussi leurs revendications.
Ce fut notamment le cas de Guy Spitaels, alors directeur de recherche à l’Institut de Sociologie de l’Université de Bruxelles avant de connaître un destin politique de premier plan, dont la longue analyse du conflit signée avec la résistante Simone Lambert et parue dans L’Année sociale en 1966 a beaucoup aidé les organisateurs de l’exposition, et est mentionnée sur une borne interactive.
Le plafond de verre n’a pas disparu pour autant dans les années qui nous séparent de ce mouvement social. Les stéréotypes ont la vie dure comme l’illustre une campagne de la CSC. En période de crise, le travail des femmes est généralement fragilisé. Et en 2014, les derniers chiffres parus pour la Belgique font encore état d’une différence de 22% d’écart salarial, et de 31% d’écart dans les retraites entre hommes et femmes. Le travail à temps partiel y concerne à 85% les femmes. Tandis qu'elles représentent 80% des chefs de familles monoparentales et des travailleurs précaires.
Une « salle des revendications » clôt le parcours.
Et l’on apprend que des enfants de Herstal ont repris le tracé de la manifestation de leurs aïeules. L’émotion était, nous dit-on, au rendez-vous.
Exposition jusqu’au 26 mars 2016 à Herstal (Province de Liège - Belgique).
Pour plus d’informations sur ces centres de recherches et d’archives en Wallonie :
* Institut d’Histoire Ouvrière, Economique et Sociale
* Centre d’Animation et de Recherche en Histoire Ouvrière et Populaire