Femmes en musique : pluralité acquise, mais sexisme omniprésent

De tribunes contre le sexisme dans le monde de la musique en festivals exclusivement féminins, où en est, aujourd’hui, la place des femmes sur la scène musicale ? Les actrices et acteurs du secteur donnent leur sentiment, à la lumière du témoignage éloquent de la chanteuse Shirley Collins, 85 ans, qui évoque ses débuts au milieu du XXe siècle.

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Femme concert

Paula Maffia au festival "Girl Power," qui présente des artistes féminines solo ou des groupes majoritairement féminin, à Buenos Aires, en Argentine, le 14 décembre 2019. Un mois plus tôt, le Congrès argentin votait une loi garantissant que les artistes féminines représenteraient, début 2020, au moins 30% de la programmation dans certains événements musicaux. 

©AP Photo/Natacha Pisarenko
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Le monde de la musique tel un sanctuaire, parce que les femmes sont enfin nombreuses à y connaître le succès ? Il semblerait qu’il ne faille ici surtout pas pécher par excès de naïveté et d’ignorance. Au printemps 2019, plusieurs centaines d’artistes et salariées de l’industrie musicale française cosignaient une tribune pour dénoncer les propos sexistes et le harcèlement, mais aussi et surtout des injustices d’un autre temps. On les cite : "Les disparités salariales, l’invisibilité des femmes aux postes à responsabilité, les préjugés et les non-dits qui bloquent le développement et les carrières de professionnelles pourtant compétentes et investies." Avec en conclusion un appel à la "révolution égalitaire", pour que des parcours ne soient plus brisés par des attitudes devenues inacceptables. Même ras-le-bol au Québec où, dès juin 2017, les artistes du mouvement "Femmes en musique" s'expliquaient dans une lettre ouverte signée par 117 d'entre elles.

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Les femmes s'en mêlent

Dès 1997, Stéphane Amiel créait le festival itinérant Les Femmes s’en mêlent (LFSM), afin de mettre en avant une scène musicale féminine indépendante qui le fascinait. Il revient à notre demande sur l’ambiance fin de siècle d’alors et assure : "Certains labels avaient une artiste féminine et basta, comme si ce n’était pas possible d’en avoir une deuxième alors qu’ils pouvaient signer vingt mecs sans souci. Du genre 'on a notre voix de femme, c’est bon'. C’était parfois inconscient, parfois inavoué, mais c’était réel. Pareil sur certaines radios américaines, qui passaient une artiste féminine dans l’heure, mais surtout pas deux."

Stéphane Amiel reconnaît la difficulté des femmes à percer par un simple constat, "établi dès notre toute première édition il y a vingt-trois ans : nous avions de la peine à trouver des artistes, simplement parce qu’elles n’étaient pas assez nombreuses. Ça nous a ouvert les yeux."

Les Créatives

Même conclusion chez Dominique Rovini, chargée depuis trois ans du festival genevois Les Créatives, dont Terriennes est partenaire, et dont la 16e édition aura bien lieu à l’automne, avec des priorités régionales dans la programmation face à la situation sanitaire. Elle trouve la remarque toujours d’actualité, et maintient qu’un événement 100% féminin reste pertinent : "Beaucoup de programmateurs et programmatrices de salles indés sont un peu démunis, car ils se rendent compte que la proportion de femmes est encore minoritaire chez les artistes, et ils ne trouvent pas toujours celles qui leur correspondent. Notre collaboration leur apporte beaucoup."

Dominique Rovini rigole doucement quand on lui parle d’un éventuel risque de ghettoïsation à vouloir créer des événements 100% féminins : "J’ai vu tellement de line-ups 100% masculins où personne ne se posait cette question, puisque c’était la norme."

Privilégier la pluralité, c’est devenu un automatisme.
Mathias Kerninon, programmateur de l’Amalgame, à Yverdon

La situation a tout de même bien évolué depuis quelques années. Le mouvement #MeToo a touché toutes les couches de la société, un festival ne peut plus s’embarquer dans une programmation exclusivement masculine, au risque de se faire clouer au pilori. Et les plus jeunes pensent différemment, dans leur grande majorité, tel Mathias Kerninon, aujourd’hui programmateur de l’Amalgame, à Yverdon, en Suisse : "Privilégier la pluralité, c’est devenu un automatisme. Même dans certains domaines où l’offre masculine reste plus importante, le rock et le rap notamment. C’est la conséquence de l’époque, ça devient naturel et ce sera la norme à l’avenir."

Equilibre et cohérence 

Rémi Bruggmann, programmateur au Montreux Jazz Festival, sent lui aussi que son métier a définitivement évolué vers plus d’égalitarisme : "Que tu en sois conscient ou non, tu es influencé par ton écosystème et ceux qui t’entourent." Un bienfait de l’époque, donc, même s’il n’aimerait pas voir les quotas et contraintes se multiplier. Ses mots préférés sont plutôt "équilibre" ou "cohérence", et ses observations le rendent optimiste quand il insiste sur "les domaines de l’ombre. Les tour managers, les chauffeurs, les ingénieurs son et lumière… Des milieux historiquement très masculins, dans lesquels je vois de plus en plus de femmes."

Le sexisme encore omniprésent

Une militante française expliquait récemment, à la suite de la mort de Gisèle Halimi, que le combat féministe ressemblait à une marche sur tapis roulant inversé : quelques instants d’arrêt, et la cause revenait irrémédiablement plusieurs années en arrière. Dominique Rovini parle, elle, d’une révolution à mener en profondeur. Surtout en musique, où il reste plus de travail à accomplir qu’en danse ou qu’au théâtre : "Le sexisme est omniprésent, ça se joue à tous les niveaux. Les écoles d’art, par exemple. On y trouve 50% d’étudiantes, donc le talent est là, mais elles ont moins de moyens ensuite, moins de mise en avant. Alors elles sont moins primées, les agents les proposent moins, et elles apparaissent moins sur scène. Chaque maillon de la chaîne industrielle fait qu’elles sont moins avantagées."
 

La légende folk Shirley Collins, qui vient tout juste de sortir un grand disque à 85 ans, intitulé Heart’s Ease, raconte un sexisme terrifiant au milieu du XXe siècle.

"Il faut bien avoir ceci en tête : au cours des années 1950 et 1960, le sexisme était omniprésent dans la vie de tous les jours. Impossible pour une jeune femme de faire vingt mètres dans la rue sans entendre une réflexion obscène ou des ouvriers de chantier hurler comme des loups sur notre passage. Le nombre de fois où j’ai pris le train avec mon étui à banjo et où les contrôleurs me balançaient : 'Alors comme ça, vous êtes dans les combines ?' ['So you’re on the fiddle ?', jeu de mots intraduisible, 'fiddle' signifiant à la fois 'violon' et 'trafic']. Je les ignorais et ils me balançaient : 'Bah vous n’avez aucun sens de l’humour vous, hein ?'"

Des histoires couraient, sous-entendant que les jeunes artistes femmes devaient être "gentilles" envers les producteurs-prédateurs, un peu comme dans l’industrie cinématographique finalement. Ma chance à moi, en quelque sorte, c’est d’avoir été une artiste folk, un domaine indépendant qui échappait à l’industrie musicale. Mais la discrimination était omniprésente à l’époque. J’ai ouvert mon premier compte bancaire au début des années 1960, et j’ai eu besoin de la signature de mon mari pour le faire. Et après notre divorce à la fin des années 1970, impossible d’obtenir un emprunt pour acheter un appartement, alors que j’en avais les moyens. Parce que j’étais une femme. J’ai dû imiter sa signature pour y parvenir.

Les femmes ne pouvaient pas entrer seules dans de nombreux pubs. Un problème pour moi, puisque je devais jouer dans des bars.
Shirley Collins

Les femmes ne pouvaient pas entrer seules dans de nombreux pubs, également. Un problème pour moi, puisque la grande majorité des scènes sur lesquelles je devais jouer étaient dans des bars. Je me souviens d’un soir où j’étais habillée à la dernière mode – un grand manteau qui tombait juste au-dessus de mes chevilles et une minirobe en dessous. Je me suis fait huer par tous les hommes en entrant dans le pub, avant qu’ils ne se mettent à hurler lorsque je l’ai enlevé. Et impossible de m’en aller puisque je devais jouer…

Je suis sûre que les choses se sont grandement améliorées depuis, mais il reste du travail. Quant aux festivals 100% féminins, je suis résolument contre. Moi, je joue avec un groupe entièrement masculin. Je les ai choisis parce que ce sont de bons musiciens, des amis que je connais depuis de nombreuses années et qui comprennent les chansons que je veux chanter. Et pas parce qu’ils sont des hommes. Donc oui, je pense qu’il pourrait y avoir un risque de ghettoïsation à multiplier les événements 100% féminins. Je n’aime pas les gens agressifs ni ceux qui veulent contraindre, quel que soit leur sexe.