Femmes et franc-maçonnerie: loges féminines ou féministes?

La Grande Loge féminine de France fêtait cette année 2016 ses 70 ans. Pourtant, la franc-maçonnerie a longtemps été un domaine réservé aux hommes. Les franc-maçonnes qui sont de plus en plus nombreuses, ont pour modèle les combattantes Maria Deraismes, Olympe de Gouges ou encore Louise Michel. Aujourd’hui, si les franc-maçonnes ne sont plus toutes aussi militantes, elles restent néanmoins très attachées à l’émancipation des femmes.
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Madeleine Postal, présidente de la loge mixte, le Droit Humain
Madeleine Postal, présidente de la loge mixte, le Droit Humain
© Elise Saint-Jullian
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« Les personnes admises membres d'une loge doivent être hommes de bien et loyaux, nés libres et d'âge mûr et discrets, ni esclaves, ni femmes, ni hommes immoraux, ni scandaleux, mais de bonne réputation », pouvait-on lire dans l’article III de la Constitution d’Anderson, rédigée en 1721 par le grand maître de la loge de Londres, comprenant les règles et usages des franc-maçons. Elle excluait alors les femmes de cette voie ésotérique et initiatique, visant à l’amélioration de l’humanité et de la société.

Aujourd’hui, les franc-maçonnes représentent en France le quart des effectifs dans les loges et plus de 25 000 femmes ont été initiées depuis 1970.
Au 18ème siècle, la place des femmes dans la franc-maçonnerie se limitait aux milieux aristocratiques et aux loges féminines dites « d’adoption », qui restaient sous la tutelle de celles des hommes. La création de loges indépendantes fut le fruit d’un long combat, mené en parallèle de la lutte pour les droits des femmes dans la société. Ce n’est que le 14 janvier 1882 qu’est initiée la première femme selon le même rituel d’initiation que les hommes, Maria Deraismes, femme de lettres et féministe. Une vraie transgression pour l’époque, vivement réprouvée par les obédiences masculines.

L’égalité de l'homme et de la femme devant l’initiation maçonnique

Mais cette grande oratrice trouve en Georges Martin, médecin, sénateur et franc-maçon, un vrai allié pour l’égalité hommes/femmes en franc-maçonnerie. Onze ans après le scandale qu’avait provoqué son initiation, tout deux décident de créer la première loge mixte, le « Droit Humain ».
Rapidement, seize femmes très engagées pour l’émancipation féminine sont initiées et rejointes par quelques hommes. « Le Droit Humain est issu du mouvement féministe réformateur de l’époque, sous la troisième République. C’est à cette période que les femmes ont été autorisées à ouvrir un livret d’épargne sans l’autorisation de leur mari, qu’elles ont enfin eu accès à l’université et aux syndicats », explique Dominique Segalen, membre de la commission Histoire du Droit Humain. « Le premier article de notre constitution internationale de 1893 au Droit Humain est très important car il déclare l’homme et la femme comme égaux dans leurs droits et leurs devoirs », ajoute l’auteure de plusieurs romans sur des grandes figures de la franc-maçonnerie féminine comme Maria Pognon ou Marie Becquet de Vienne.

Vocabulaire spécifique à la franc-maçonnerie :
-    Franc-maçonnerie : voie ésotérique et initiatique apparue au XVIIe siècle en Ecosse. Elle vise à l’amélioration de l’humanité et de la société.
-    Loges : ateliers de travail des franc-maçons, dirigés par des Vénérables maîtres.
-    Obédience : Une obédience maçonnique est un regroupement de loges. Il existe en France cinq grandes obédiences et d’autres plus petites.
-    Grand maître : titre attribué au président d’une obédience.
-    Temple : nom symbolique donné à l’endroit où se réunissent les loges pour pratiquer leurs rituels, dans le cadre de réunions qu'ils nomment des « tenues ».
-    Planche : La planche est le travail (généralement écrit) présenté en loge par le franc-maçon.

Marqueurs d’une véritable évolution dans l’histoire de la franc-maçonnerie, Georges Martin et Maria Deraismes font la fierté du Droit Humain. Au siège à Paris, dès l’entrée, sont exposés les bustes des fondateurs, marqueurs de l’identité mixte de la loge. « Le Droit Humain a été créé par un homme et une femme mais surtout par un homme qui ne comprenait pas pourquoi ses frères vivaient leur franc-maçonnerie en oubliant l’autre moitié de l’humanité », commente Madeleine Postal, présidente de cet ordre international.

Maria Deraismes et Georges Martin
Maria Deraismes et Georges Martin, fondateurs du Droit Humain, en photo à gauche et à droite en bustes exposés au siège parisien du Droit humain
© Elise Saint-Jullian

Le choix de la mixité en loge, un vrai progrès ?

Pour elle, la mixité est d’ailleurs indispensable en franc-maçonnerie. « Il y aurait plus de changements dans la société si hommes et femmes travaillaient ensemble. Je pense que la franc-maçonnerie bouge. Dans quarante ans il n’y aura plus ces obédiences traditionnelles mono-genre », assure Madeleine Postal.

Parmi elles, la Grande Loge féminine de France (GLFF) qui fêtait ses 70 ans cette année 2016. Avec plus de 14 000 soeurs et plus de 400 loges en France et dans le monde, l’obédience assume son choix de non-mixité et se voit comme un lieu privilégié.  « Dans la vie quotidienne, nous sommes tout le temps en mixité. Les endroits où il n’y a que des femmes sont rares. Nous nous construisons donc entre femmes mais cela ne veut pas dire que nous sommes contre les hommes. On dit d’ailleurs souvent dans nos loges : " Vous êtes un pôle de l’humanité, n’oubliez pas que l’homme est l’autre pôle ". Je pense que les femmes ne disent pas les mêmes choses en présence des hommes. Cela nous permet d’aller dans l’intime », constate Marie-Thérèse Besson, grande maîtresse de la GLFF.

A la Grande loge féminine de Memphis Misraïm, qui compte environ 1300 soeurs, la mixité n’est pas non plus synonyme de progrès et se veut presque un obstacle à l’affirmation de soi. « Notre obédience a 50 ans d’existence seulement. Nous voulions nous démarquer de la franc-maçonnerie masculine, montrer que nous sommes aussi capables de réfléchir, de chercher à nous perfectionner et à tendre vers plus de spiritualité. Dans les loges mixtes, c’est pour moi plus difficile d’être soi-même », estime l’une de ses membres.

Aujourd’hui les femmes du Droit Humain sont moins engagées dans le féminisme
Madeleine Postal, « grand-maître » de la loge mixte le Droit Humain

Au Droit Humain justement, pas question d’appeler Madeleine Postal « grande maîtresse », car les titres et fonctions restent au masculin selon les choix de la loge. Pas non plus de commission des droits des femmes ou de travaux sur ce thème, malgré l’orientation féministe des pionnières de la loge. « Nous soutenons les revendications pour les droits des femmes mais nous préférons avoir une commission sociétale. Nous sommes conscients que les femmes sont discriminées au niveau des salaires, qu’elles subissent des violences, mais dans notre fonctionnement maçonnique nous ne faisons pas la différence hommes/femmes. On dit que la condition de la femme est celle de l’humanité », justifie « le grand maître » élu cette année, sans condition de parité.

Chaque 8 mars, si certaines loges décident de participer à la manifestation pour la journée internationale des droits des femmes, le Droit Humain préfère rester discret et fleurir le buste de Maria Deraismes, square des Epinettes à Paris (XVIIème arrondissement). Mais pour la suppression du droit à l’avortement en Espagne en 2014, Madeleine Postal l’assure, les franc-maçons du Droit Humain étaient partis manifester.

« Dès 1920, toutes les femmes franc-maçons du Droit Humain ont commencé à militer pour le droit de vote des femmes. Aujourd’hui, elles sont moins engagées. Il n’y pas de féministes à ma connaissance dans notre loge. Mais on ne vit pas non plus repliés dans nos temples, nous avons des formes d’investissement à titre privé », soutient l’ancienne directrice d’école, dont la loge qu’elle préside revendique 17 000 membres, dont deux tiers de femmes.

Dominique Palefroy, présidente de la grande loge féminine de Memphis Misraïm
Dominique Palefroy, présidente de la grande loge féminine de Memphis Misraïm
© Elise Saint-Jullian

Nous sommes une loge féminine mais pas féministe
Dominique Palefroy, présidente de la grande loge féminine de Memphis Misraïm

Chez les « soeurs » de Memphis Misraïm, les ateliers de réflexion sont moins portés sur des sujets sociaux concernant les femmes et plus sur des sujets philosophiques et symboliques. « Nous sommes une loge féminine mais pas féministe. Nous travaillons sur le féminin sacré par exemple, mais surtout sur nous-mêmes. Cela n’empêche pas que des soeurs, lors de commissions inter-obédencielles, aient participé aux travaux sur les violences faites aux femmes », explique Dominique Palefroy, présidente de la grande loge féminine de Memphis Misraïm.

La GLFF, Grande Loge féminine de France, se présente quant à elle dans sa plaquette, comme « particulièrement attentive à la promotion des femmes, aux respect de leurs droits et de leur dignité ». Dans cette obédience, la féminisation des titres va de soi, et la commission des droits des femmes se veut très active. « Nous suivons les textes de loi, nous faisons des articles, des communiqués contre la prostitution par exemple, sur la santé des femmes, leurs droits. Le Sénat nous consulte sur de nombreux sujets. Nous organisons des conférences, des colloques, comme l’année dernière pour les quarante ans de la loi Veil », énumère la présidente de la commission nationale du droit des femmes de la GLFF, qui préfère rester anonyme.

équerre et tablier FM
A droite, équerre et compas, symboles maçonniques. A gauche, tablier franc-maçon
© Elise Saint-Jullian

Aujourd’hui nous sommes davantage dans l’évolution des droits des femmes. Nous n’en voulons pas plus, mais au moins les mêmes droits
Marie-Thérèse Besson, grande maîtresse de la GLFF

L’obédience aborde également les droits des femmes au niveau européen, possédant un Institut maçonnique européen (IME) et faisant partie du comité de liaison de la maçonnerie féminine qui regroupe toutes les obédiences féminines européennes (CLIMAF).
 

Marie-Thérèse Besson, Grande Maîtresse de la Grande Loge Féminine de France
Marie-Thérèse Besson, Grande Maîtresse de la Grande Loge Féminine de France
© GLFF

« Le CLIMAF a fait paraître un communiqué de presse sur les migrantes. Toutes les commissions travaillent donc en ce moment sur cette problématique. Le sujet de notre assemblée générale du mois de janvier était : "Regards maçonniques sur les migrantes et les réfugiées dans l’Europe d’aujourd’hui ". Mais nous réfléchissons à ce que nous pouvons faire sur le terrain, pour ne pas se contenter de manier des idées. Nous avons notamment des contacts avec Gynécologie sans Frontières », ajoute Marie-Thérèse Besson, grande maîtresse de la GLFF, qui s’est rendue quelques semaines plus tard dans le camp de réfugiés de Grande Synthe près de Dunkerque, au côté de l’association.

Mais si la plupart des franc-maçonnes de la GLFF portent des idées féministes en loge comme dans le « monde profane », elles n’en font pas non plus une priorité et ne sont plus toutes aussi militantes. « Je rapproche le militantisme de ce que l’on voyait dans les années 70, quand il fallait revendiquer des droits tels que l’avortement, la pilule… Aujourd’hui nous sommes davantage dans l’évolution des droits. Nous n’en voulons pas plus, mais au moins les mêmes droits », analyse la présidente.

La franc-maçonnerie, un lieu d’épanouissement pour les femmes

Et si l’apport et l’implication de la franc-maçonnerie pour les droits des femmes ne sont plus autant significatifs que par le passé, il n’en reste pas moins selon les loges, un endroit qui participe à l’émancipation des femmes. « Une jeune femme franc-maçonne va acquérir grâce à son initiation et au travail en loge une connaissance d’elle-même, une force et une assurance qui vont l’aider dans sa vie professionnelle et personnelle », soutient Marie-Thérèse Besson, rentrée en maçonnerie à l’âge de trente ans.

La franc-maçonnerie se présente également comme une façon de se ressourcer dans un autre espace en dehors de la sphère professionnelle et familiale, même si cette voie demande investissement et engagement. Mais selon l’analyse de la grande loge féminine de Memphis Misraïm, elle attirerait aujourd’hui de plus en plus de jeunes femmes moins établies socialement que par le passé. Elle répondrait ainsi aux besoins d’une société actuelle en quête de sens, et serait une vraie voie spirituelle, épanouissante pour les femmes. « Les femmes cherchent peut être des valeurs auxquelles se rattacher dans une société qui ne les garantie plus. Elles pensent les trouver en franc-maçonnerie. Cela devient un véritable espace de liberté pour elles ».

J’aime l’idée de recevoir l’initiation de femme à femme
Corinne Drescher-Lenoir, membre de la GLFF

Corinne Drescher-Lenoir GLFF
Corinne Drescher-Lenoir au 13 Salon Maçonnique du Livre de Paris - 2015 et ses Livres de la collection Voix d’Initiées de la GLFF
© Elise Saint-Jullian