Incivilités, harcèlement, discrimination, les violences que subissent les femmes handicapées sont rarement dénoncées en justice ou même évoquées dans les médias. Loin d'être isolés, ces actes font pourtant partie de leur quotidien déjà difficile. Enquête.
C'est une violence banale, odieuse et taboue, humiliante et potentiellement dévastatrice. Les femmes handicapées la subissent chaque jour.
Il y a d'abord ces mains anonymes et baladeuses qui pelotent cette aveugle qui tente de se frayer un chemin dans la rue ou parmi les usagers du métro.
Il y a aussi ces médecins qui, profitant d'une vulnérabilité et se croyant à l'abri de la justice, forcent un baiser à une femme muette ou la violente au cours de leur consultation..
Des agissements qui n'ont rien d'exceptionnel.
Aux Etats-Unis, selon
le ministère de la justice, les femmes souffrant d’un handicap mental sont douze fois plus susceptibles d’avoir subi un viol ou une agression sexuelle. Un
article du journal
Le Monde, en janvier 2018, donnait la parole à Nancy Thaler, co-responsable des services sociaux pour l’Etat de Pennsylvanie
. Elle expliquait
: "Ce sont souvent des personnes qui ne peuvent parler, ou dont la parole est moins développée. Elles apprennent généralement depuis l’enfance à être obéissantes. En raison de leur handicap, on a tendance à ne pas les croire, ou à penser qu’ils/elles inventent ou imaginent ce qu’ils/elles disent. Pour toutes ces raisons, un agresseur voit une opportunité de faire une victime ". Publié il y a deux ans
, un rapport de l’ONU affirmait que plus de la moitié des femmes handicapées d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie sont victimes de maltraitance, contre un tiers des femmes valides.
Cachez ces handicapées que je ne se saurais voir ?
En France, l’association "Femmes pour le dire, femmes pour agir", FDFA, (dont la devise est "femmes handicapées, citoyennes avant tout !") estime qu'une femme handicapée sur trois est victime d’agression sexuelle ou de maltraitance au sein de sa famille.
Quand elles ne relèvent pas d'un caractère exceptionnel, comme lors des meurtres en série de jeunes femmes fragiles dans le cas du meurtrier en série Emile Louis, ces affaires-là, disons-le, ne recoivent jamais ou presque l'hospitalité d'une première page dans un quotidien ou l'aumone d'un sujet dans les journaux télé.
Cachez ces handicapées que nous ne saurions voir ?
Mais une souffrance tue n'est jamais morte.
Elle transpire parfois sur la toile, via des blogs et les réseaux sociaux.
Il suffit de fouiller.
Là, ni crimes ni délits mais,souvent, des petits événements qui rendent pénible un quotidien déja difficile.
"On ne sélectionne pas les plus compétents, on sélectionne les plus conformes et ça c'est dangereux".
Albert Jacquard
Par exemple au travail.
Dans Ma vie, mon handicap, mes emmerdes, une internaute évoque sur son blog les difficultées rencontrées au quotidien avec son handicap. Elle écrit : "J’ai été surprise d’apprendre que, là où les collègues utilisent une plateforme pour acheter leurs billets de train professionnels sans avoir à avancer les frais, pour les personnes handicapées, la réservation n’est pas possible. Rien n’est prévu spécifiquement, ce qui n’est pas sans conséquence car, de ce fait, la seule solution est que je me rende en gare et que j’avance l’achat des billets pour ensuite me les faire rembourser. Il y a comme un problème, non ?"
Brigitte Bricout, présidente de l'association FDFA, explique : "Dans le monde du travail ce sont surtout les collègues, le management qui font défaut dans la relation. Une femme doit se surpasser quand elles sont en situation "normale" vis à vis d'un homme pour avoir une situation dans une entreprise. Mais pour une femme handicapée, elle doit se sur-surpasser !".
Comment expliquer le fait que nombre de personnes handicapées vivent parfois ces affaires-là avec une sentiment de culpabilité ? : "C'est vrai. Je suis moi-même dans une situation de handicap. Nous sommes souvent dans le déni de handicap pour pouvoir surpasser les violences qu'on peut nous faire. On se dit : 'Oui, mon handicap fait que je ne suis pas à la hauteur'. on se culpabilise automatiquement. On se dit : 'C'est notre faute, ce n'est pas l'autre, c'est nous'...".
Le détournement de chien d'aveugle
Charlotte de Vilmorin, qui a créé l’appli Wheeliz permettant aux handicapés de louer des véhicules équipés évoque sur son blog les incivilités subies au quotidien. Elles concernent, par exemple, le comportement des gens à l'égard du chien d'assistance, qui, elle le précise, "n’est pas un animal de compagnie, mais de travail. Il a été dressé pendant 2 ans pour apprendre à se comporter d’une certaine manière et à obéir à son maitre en toutes circonstances. Mais ça reste un animal, qui aime la nourriture sous toutes ses formes, les caresses, et jouer. Normal. Et entre son maitre un peu impotent qui lui demande de rester calme et de travailler, et un inconnu qui lui propose de s’éclater, le chien va vite choisir. Le jeu c’est plus fun que le travail..."
Et de raconter d'un ton enlevé mais où perce une certaine exaspération, le comportement des gens dans la rue avec India, sa chienne Labrador : "
Parfois je croise des gens qui me disent '
Je sais qu’il ne faut pas les caresser, j’ai vu ça sur la 5 (télévision française ndlr
.)', je me dis 'ALLELUIA ! Et vive les chaines du service public !'. Mais là, déception, ils se mettent accroupis à la hauteur du chien et commencent à gagatiser 'et coucou toi ! oh ! qu’il est chou ! coucou ! arreuh guizi guizi !'. Ou encore, cet autre cas de figure. Elle entend : "
Oh qu’il est beau ce chien d’assistance ! Je peux le caresser svp ?
« Bah, vous êtes déjà en train de la caresser là Madame… Désolée, il ne vaut mieux pas… »
« Ah bon ? (La dame retire ses mains) Oooh bah non désolée petit chien, ta maman elle veut pas que je te caresse ! Bah non ! O bah non ! Areuh guizi guizi "…Agaçant.
Le handicap est une crasse qui colle au yeux de nos concitoyens, qui dans leur grande majorité, ne nous voient qu'à travers notre particularité.
Julie Caillet-Peron
Les traitements de défaveurs ?
Enfin, il y a parfois ce que l'on pourrait surnommer les "traitements de défaveurs" réservés aux personnes souffrant d'un handicap.
Julie Caillet-Peron, elle, se remet mal de sa dernière mésaventure.
Cette femme déterminée et fonceuse, juriste experte en Droit du Sport, achève en ce moment son doctorat au sein d'une université marseillaise "Mon poste actuel est un emploi réservé. C'est un dispositif de l'Etat réservé aux doctorants en situation de handicap." précise-t-elle.
Elle raconte : "Fin mai, je découvre une offre d'emploi en CDI correspondant à mes compétences, mon expérience et mes aspirations. (Il s'agit d'un poste au sein de la Ligue Nationale de Hand ndlr) Je postule. 4 personnes du milieu avec qui j'ai collaboré pendant 9 ans me recommandent auprès des recruteurs . Je suis parmi les 6 retenus. Je réponds à un questionnaire complémentaire. Je fais partie des 3. Je vais donc à Paris le 4 juillet (...) accompagnée de mon époux dans notre véhicule personnel.
Et là le drame. Des escaliers dans le hall alors que l'immeuble est de plain-pied, qu'il y a un stationnement handicapé devant et que le quartier est accessible. Les 4 personnes qui m'ont gentiment recommandées ont parlé de mon handicap aux recruteurs et personne n'a pensé à me prévenir de l'escalier et de l'absence d'ascenseur ! Là, une secrétaire descend me rencontrer après que deux amis lui aient téléphoné. Elle était désolée. On a discuté un quart d'heure sur le trottoir. Résultat : rencontre des 2 recruteurs 5 h plus tard dans un bar diffusant de la techno à fond, alors que les concurrents pour le CDI ont bien été reçus au siège de l'entreprise. Le chef des recruteurs m'a dit : "On a eu l'info selon laquelle vous montiez les escaliers". Ça signifie sûrement que s'ils avaient su que je ne les montais pas, je n'aurais pas été sélectionnée. Je lui ai répondu que l'offre d'emploi ne comportait pas le pré requis suivant : savoir monter les escaliers."
"C'était une remarque, simplement pour s'excuser"
Etienne Capon, directeur de la Ligue nationale de hand livre une version différente de cet entretien. S'il reconnaît qu'il n'a pu recevoir la postulante dans les mêmes
conditions que les autres candidat.es, il balaye toute volonté de discrimination : "
On reçoit des candidats au siège de la Ligue et d'autres dans des hôtels, en marge de réunions et dans d'autres bureau". Mais cette musique techno ?
"C'est totalement faux. Dans ce café avenue de France, on avait un espace climatisé d'environ 30m2, soit environ trois fois mon bureau et l'entretien s'est très bien déroulé. Il n'y avait pas de musique sauf dans les tous derniers instants de l'entretien où il y a eu test de sono pendant une dizaine de secondes. Les conditions n'étaient pas plus mauvaises que celles où nous avons reçu les autres candidats.". Et cette phrase "On a l'info comme quoi vous montiez les escaliers" ? : "
C'était une remarque simplement pour s'excuser de l'avoir conviée à un endroit où elle n'aurait pas pu monter les marches. Sinon, on aurait proposé d'emblée un autre lieu pour la recevoir car la Ligue n'est pas accessible en fauteuil"."La seule solution est l'inclusion, partout, toujours"
La candidature de Julie Caillet-Peron n'a pas été retenue.
La jeune femme a envoyé un courrier explicatif à plusieurs personalités politiques dont Jean-Luc Mélechon, député "France Insoumise" (gauche) de Marseille, où elle réside.
Pas de réponse.
Sa pugnacité en a pris un coup. Le découragement la guette. Mais c'est surtout un sentiment d'injustice qui affleure et qui lui fait dire :
"Est-ce qu'un jour quelqu'un va se lever pour dire Stop ? Est ce que quelqu'un va comprendre comment on traite les handicapé.es dans notre pays ? A-t-on idée du coût de ce gâchis? (...) L'Etat a investi pour que je poursuive des études supérieures et que j’acquière des compétences. Je n'ai même pas la possibilité de rendre cette richesse à mon pays et de jouer le match consistant à faire tourner ma patrie.(...)Pourtant handicap ne signifie pas incompétence. Il signifie souvent soif de vie, effort, dépassement de soi, autant de valeurs positives pour une entreprise.
Le problème est que nous représentons et incarnons tout ce que l'autre a peur de devenir. Avant de prouver nos compétences et motivations nous devons faire tomber les peurs primaires et animales du recruteur. C'est mission quasi impossible.
La seule solution est l'inclusion, partout, toujours, pour que le recruteur connaisse le handicap afin de pouvoir l'accueillir dans le cadre professionnel. (...)"
Et de prophétiser : "Dans un siècle ou deux, peut être qu'une femme de la grandeur de Simone Veil rentrera au Panthéon pour avoir construit une vie meilleure aux personnes handicapées. "
En attendant, Julie Caillet-Peron achève son doctorat, le coeur bleui d'hématomes.