Fil d'Ariane
Offertes, patientes, immobiles, elles semblent attendre le claquement de doigt de l'homme et maître. Alors que les Européens, Français en tête, colonisaient le Maghreb et le Moyen Orient, les terres ainsi conquises, fantasmes et lumières méditerranéennes réunies, attiraient peintres et écrivains. Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845 - 1902) fut de ces voyageurs. Deux séjours de part et d'autre de la mer, en Espagne et au Maroc, firent de lui l'un des maîtres de l'orientalisme, mouvement pictural qui sacralisa les clichés de la femme idéale - belle orientale taiseuse et offerte -, alors même qu'en Europe, des intellectuelles et autres pétroleuses commençaient à revendiquer sérieusement l'égalité des droits entre les sexes.
L'exposition proposée aux musée des Beaux Arts de Montréal (Québec) propose de redécouvrir ces très belles toiles, à l'aune d'un double regard historique et féministe, un mariage très adéquat entre l'esthétique et l'idéologique. Ainsi, pour faire contrepoids, le musée offre aux visiteurs des oeuvres, pour la plupart photographiques, d'artistes contemporaines, en particulier du Maghreb et qui revisitent ces stéréotypes de l'orientalisme.
L'orientalisme a été déconstruit à la fin du XXème siècle, après les indépendances de ces régions autrefois incluses dans les grands empires occidentaux, dont les populations était réduites, le plus souvent, à n'être que des citoyen-nes de seconde zone. Dans l'une de ses oeuvres majeures "L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident", l'intellectuel palestinien Edward Saïd définit ainsi cette approche qui a aveuglé un siècle de réflexion et imprègne encore nos représentations : un savoir et un imaginaire issus d’une position de puissance.
"L'Orient fut une quasi invention européenne, et fut depuis l'antiquité, un lieu de fiction, de créatures exotiques, d'obsédants souvenirs ou paysages, et autres expériences remarquables. Et voilà que tout cela a disparu : de la même façon que cela était apparu, ce temps est révolu. (.../...) L'Orient n'est pas seulement adjacent à l'Europe ; c'est aussi là que l'Europe installa ses plus riches et vieilles colonies, la source de ses civilisations et langues, son concurrent culturel, et sa source profonde et récurrente d'images de l'autre." écrit Edward Saïd dans son introduction.
Et parmi ces images, ces représentations de "l'autre", surgissent abondamment des odalisques, esclaves des harems, fantasme parmi les fantasmes des peintres et des écrivains occidentaux du XIXème siècle et du XXème, tissant un imaginaire collectif, où les femmes idéales seraient irréelles, à disposition des mâles, obéissantes et reposantes.
Or nous rappelle justement rappelle l'historienne britannique Lynne Thornton dans son ouvrage "La femme dans la peinture orientaliste", dès 1878, l'anthropologue allemand Carl Benjamin Klunzinger décrivait une tout autre vie à propos des orientales : " contrairement à ce que les habituelles descriptions de la vie de harem nous portent à croire, elles ne passent pas leur vie allongées sur un divan […], parées d’or et de pierres précieuses, fumant et appuyant sur des coussins qui s’affaissent ces bras rendus si potelés par l’indolence, tandis que les eunuques et les esclaves se tiennent devant elles, impatients de leur épargner le moindre mouvement ".
Elle même introduisait ainsi sa thèse : "A partir des années 1700 et jusque vers 1920, les histoires hautes en couleur, connues communément sous le titre Les mille et une nuits, ou encore Nuits arabes, connurent un succès considérable et durable. Alors que ces récits étaient traversés d'une intense spiritualité, c'est le thème de la sexualité, de l'amour et de la violence qui ont laissé une trace indélébile d'un Orient poétique, érotique et violent".
Et puis, près de moi, sous une tente, à l'ombre d'un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau brune
Les artistes ne furent pas les seuls à inventer cet Orient mythique et ces femmes idéales à leurs appétits de mâles colonisateurs. Il suffit de lire le Journal d'Orient de Flaubert, publié après la mort de l'auteur de Madame Bovary, recueil de morceaux de journal intime et de lettres à ces amis restés de l'autre côté des rives de la Méditerranée.
"Je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud ; je rêvais l'Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux et leurs clochettes d'airain ; je rêvais les cavales bondir vers l'horizon rougi par le soleil ; je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d'argent ; je sentais le parfum de ces océans tièdes du Midi ; et puis, près de moi, sous une tente, à l'ombre d'un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau brune, au ragréé ardent, qui m'entourait de ses deux bras et me parlait la langue des houris."
Dans une missive adressée depuis Le Caire à son ami, Louis-Hyacinthe Bouilhet, il enfonce le clou et se laisse aller. "À Esneh j’ai en un jour tiré 5 coups et gamahuché 3 fois. Je le dis sans ambage ni circonlocution. J’ajoute que ça m’a fait plaisir. Kuchuk-Hanem est une courtisane fort célèbre. […] C’est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. […] Le soir, nous sommes revenus chez Kuchuk-Hanem. Il y avait 4 femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu. Comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres !!!…). La fête a duré depuis 6 heures jusqu’à 10 heures 1/2, le tout entremêlé de coups."
Ainsi, bardé-e de ces imaginaires construits, mais conscients de leur prégnance, peut on se régaler de la superbe mise en espace des toiles de Benjamin Constant au musée des Beaux Arts de Montréal.