Auteure, universitaire, et militante, Odome Angone fut notamment à l’initiative du mouvement #BalanceTonGoudronnier, qui a permis à des centaines de femmes de témoigner des violences sexuelles et viols subis, parfois au sein même de leur famille, au Gabon. Dans Femmes Noires Francophones, la chercheure documente les différents maux dont souffrent les femmes en Afrique subsaharienne francophone.
C’est en partant de ses propres expériences de femme noire qu’Odome Angone témoigne du vécu de ses consœurs sous le joug du patriarcat en Afrique et en Occident. Stéréotypes obsolètes, langage ordurier, affronts déguisés sous forme de boutades par ceux considérant la femme (noire) comme « un bien meuble » et une insatiable bête de sexe attendant d’être avilie par une cohorte d’hommes... Ces maux sont nombreux. À Camara Laye, grand écrivain noir dont le poème
À ma mère est étudié par des millions d’écoliers africains, l’auteure rétorque qu’elle n’est guère uniquement une « femme des champs (ni) des rivières » mais une citoyenne apte à participer au débat public africain et à s’engager brillamment dans tous les métiers jadis destinés aux hommes...
Dans son essai
Femmes noires francophones, une réflexion subsaharienne sur le patriarcat et le sexisme aux XXe-XXIe siècles (Editions Hermann), Odome Angone, enseignante-chercheuse à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, pointe du doigt les écueils d’une Afrique qui se veut moderne aux yeux du monde alors qu’elle n’hésite guère à punir sévèrement l’avortement, condamner les sexualités et expressions de genre perçues comme déviantes, et accessoirement priver les femmes du libre choix à disposer de leur corps et de leurs sexualités.
En s’appuyant sur le cas du Gabon où elle est née, l’auteure s’indigne également contre un opportunisme politique consistant à brandir quelques lois clientélistes à l’approche des élections, notamment présidentielles, pour séduire l’électorat féminin. Un électorat jugé malléable par ceux-mêmes censés garantir l’égalité des droits… Les femmes sont-elles les grandes oubliées des politiques publiques africaines ? Quid de celles vivant en occident victimes encore aujourd'hui de multiples discriminations ? Soixante ans après l’indépendance des pays africains, il est temps de s’atteler à un bilan. Rencontre avec Odome Angone.
Terriennes : comment vous définiriez-vous ?
Odome Angone : Souvent, je me présente comme une citoyenne gabonaise de nationalité espagnole, et sénégalaise par (ad)option parce que ces trois espaces géographiques confortent aujourd’hui mon imaginaire de femme africaine et noire. Comme beaucoup de personnes vivant hors de leur pays d’origine, j’entretiens vis-à-vis du Gabon une relation ombilicale inexpugnable étant donné qu’il est associé, dans mon cas, au pays de mon enfance, à la terre de mes aïeul(le)s, un pays où sont enterré(e)s mes ancêtres, où vit ma famille. Je vis donc émotionnellement au Gabon. Je suis devenue espagnole par le truchement d’un acte juridique. Je sais aussi, pour l’avoir régulièrement vécu, qu’on n’est jamais « assez espagnole » lorsqu’on vient d’autres horizons. À la différence de ma fille qui est espagnole « de naissance », et subsidiairement afrodescendante et dont la relation vis-à-vis de son pays l’Espagne est bien plus différente de la mienne, la nationalité espagnole me permet de traverser les frontières européennes sans devoir passer par le gouvernail de leurs consulats et le crible de leurs politiques migratoires lorsqu’il faut demander un visa d’entrée. Et là encore, je sais que mon passeport est scruté plus que celui de mes concitoyen(ne)s dont les noms ne souffrent d’aucune « contestation ».
De façon sarcastique, j’aime aussi dire que la Françafrique est un territoire politique qui tient en otage mon imaginaire. Je suis donc une françafricaine par défaut.
Sur le plan professionnel, je suis enseignante-chercheure à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar. Ville où je réside depuis plusieurs années. J’ajouterais que mes travaux portent sur l’Afrique dans les imaginaires-monde en général, et de plus en plus exclusivement sur les féminismes afropéens et subsahariens.
J’ai vu très tôt, dans mon entourage, plusieurs femmes, y compris ma grand-mère maternelle qui était une référence pour moi, assignées à des rôles et injonctions nourris par un patriarcat omniscient.
Odome Angone
Terriennes : Quelles sont les raisons qui vous ont incitées à rédiger cet essai sur la condition des femmes noires francophones ?Odome Angone : Naître et grandir en minorité écrasante au sein d’une famille où je suis fille unique me fait remarquer très tôt, depuis l’enfance, le traitement différencié en raison du genre, entre mes quatre frères et moi. De plus, des questions liées aux violations des droits fondamentaux des femmes africaines me touchent de plein fouet parce que j’ai vu très tôt, dans mon entourage, plusieurs femmes, y compris ma grand-mère maternelle qui était une référence pour moi, assignées à des rôles et injonctions nourris par un patriarcat omniscient. Je fais allusion au langage ordinaire, au discours corporel, aux silences réprobateurs qui vous ramènent « à l’ordre », aux regards inquisiteurs qui vous imposent une « conduite », aux interdits légion qui disent « qu’une femme ne fait pas ci ou ça », au sexisme totalement décomplexé qui s’immisce dans plusieurs situations faussement anodines mais qui ont un impact durable sur nos corps de femme.
Je sais aussi que libérer la parole n’est pas chose aisée lorsqu’on a été formatée comme objet du discours d’autrui. C’est pourquoi la plume est une échappatoire féconde. C’est fort de ce constat que j’ai voulu publier
Femmes Noires Francophones en 2020. Je voulais faire coïncider deux agendas politiques importants : le soixantenaire des indépendances africaines dans les pays francophones, d’une part, et le cinquantenaire de la francophonie, d’autre part. J’ai trouvé opportun de faire coïncider ces deux agendas politiques pour interroger l’imaginaire et les modalités du regard associé(e)s aux corps noirs féminins dans l’espace francophone africain.
Peut-être qu’il faudrait interroger les mécanismes de décolonisations pour comprendre pourquoi il n’y a pas cet essor du discours des femmes noires francophones à l’international.
À titre personnel, nous n’aurons jamais assez écrit pour référencer nos expériences et faire entendre nos voix. L’écriture d’imprimerie a l’avantage de traverser les frontières, d’atteindre un lectorat parfois inimaginable. Je voudrais aussi subsidiairement souligner que, de façon générale, sur la scène internationale, c’est l’espace anglophone qui mène le peloton sur le plan politique : la première femme élue présidente en Afrique est la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf. L’auteure incarnant les idéaux de féminisme africain au niveau international est Chimamanda Ngozi Adichie. Peut-être qu’il faudrait interroger les mécanismes de décolonisations pour comprendre pourquoi il n’y a pas cet essor du discours des femmes noires francophones à l’international. Ce sont donc les raisons pour lesquelles j’ai voulu que soit publiée cette tribune sur des sujets qui nous concernent en tant que femmes, africaines, noires et liées aux questions politiques, culturelles et historiques, à partir de l’espace francophone.
Nous ne nous appartenons pas dans l’espace public, nos corps sont renvoyés aux marges de la normalité, objet politique du discours d’autrui, sans relâche. Et dans l’intime, nous sommes des espaces locatifs pour ménager le plaisir masculin.
Terriennes : Sexisme, racisme, mésestime, sexualisation à outrance et invisibilisation. Vous abordez ces questions dans votre livre. Sont-elles liées ? Pourquoi les avoir associées ?Odome Angone : Tous ces éléments sont des maillons d’une même chaîne. Ils sont tous interconnectés pour construire les corps socio-historiquement assignés comme femmes, africaines et noires. Le tandem d’assignation est composé du patriarcat et du racisme, selon les espaces de production. C’est pourquoi, les femmes, africaines et noires étant à l’intersection des différentes formes de discriminations qui découlent du tandem, la question ne peut être abordée que dans sa globalité pour mieux la comprendre. Mon essai dit autrement que nous étions des millions sur le point de départ, toutes prêtes à en découdre sur les starting block. Mais plusieurs d’entre nous ont été retenues telles des grumeaux par les plafonds de verre, détenues en chemin par les frontières invisibles, retardées par le complexe d’imposture, dans les passoires du patriarcat, du racisme, du classisme, du validisme, etc. Nous ne nous appartenons pas dans l’espace public, nos corps sont renvoyés aux marges de la normalité, objet politique du discours d’autrui, sans relâche. Et dans l’intime, nous sommes des espaces locatifs pour ménager le plaisir masculin.
Dorénavant, nous ne pourrons plus être réduites à des corps inertes, livrés et attentistes. Nous allons à la (re)conquête des écosystèmes de l’imaginaire collectif, interroger les catégories intersectionnelles - établies selon le régime des sexes et des codes-couleur-, afin de renouveler les modalités du regard posé sur des corps construits socio-historiquement comme femmes et noires, notamment en Afrique subsaharienne. Hors des écritures lancinantes, soporifiques et des poncifs réducteurs, au degré zéro de l’aveuglement, cet essai veut déjouer la nomenclature sadomasochiste de figures éternellement bafouées, d'emblée dépouillées de leur substance, ne pouvant exister qu’au moyen de supplices ou parfois au prix déraisonnable de l’autoflagellation. L’essai met en déroute le patriarcat, remet en question le racisme omniscient, se demande de quoi la
Misogynoir est le nom aujourd’hui encore. La mysoginoir est un néologisme afroféministe théorisé par Moya Bailey en 2010. Elle l’associe à une aversion à l’encontre des corps spécifiquement féminins et noirs.
Terriennes : S’agissant de la misogynoir, n’est-ce pas un phénomène également circonscrit aux hommes noirs ? La chanteuse Aya Nakamura en est d’ailleurs une cible régulière sur internet.Odome Angone : La misogynoir est construite comme cet élément croisé et intersectionnel qui met en lumière la double discrimination subie par les femmes noires en raison de leur genre et de leur couleur de peau. La grande complexité des corps féminins construits comme « autres », en l’occurrence les corps féminins noirs, c’est d’être confrontés non seulement au diktat du patriarcat des hommes noirs mais aussi à la double injonction qui leur est constamment imposée de correspondre à des modèles de corps, aux antipodes de leur phénotype. L’industrie de la beauté regorge de pépites misogynoiristes…
Bien que star planétaire, Aya Nakamura est perçue pour beaucoup, avant tout comme « femme et noire », donc comme un corps vulnérabilisé qui en fait le prétexte à des harcèlements ubuesques sur les réseaux sociaux à travers notamment ce qu’on peut appeler la cybermisogynoir. C’est une attitude incongrue qui ne trouve sens que dans la construction des carcans si profondément incrustés dans l’imaginaire collectif que « même » les personnes « noires » la considèrent comme « une imposture » parce que le regard a été accoutumé au diktat d’un modèle de femme idéalisée, se rapprochant inconsciemment de la femme blanche. Ainsi Aya Nakamura n’étant pas une femme noire « claire de peau » comme Beyonce par exemple, elle ne correspondrait pas au modèle de beauté promue dans l’industrie musicale. Elle est agressée non seulement de la part des personnes qui qualifient/catégorisent la beauté des femmes noires d’après leur degré de carnation mais aussi de l’industrie musicale qui doit souscrire à une injonction assez implicite, cette tendance à prioriser une catégorie de femmes qui doivent se plier aux injonctions de dépigmentations de peau, de lissage des cheveux, de rhinoplastie etc…
Je crois donc qu’Aya Nakamura est l’illustration, le reflet implicite du discours colonial intériorisé de la part des hommes noirs par rapport au modèle de beauté puisqu’elle est « plus foncée » de peau et qu’elle vient quelque peu briser le mythe. Elle n’est pas Beyonce, et elle n’en a pas besoin. Entre Beyonce et Aya Nakamura, on va tendre quelque peu à apprécier la première parce qu’implicitement il y a un collorisme qui se joue, et qui voudrait faire de Beyonce, l’incarnation de la belle femme noire qui « vend » parce qu’implicitement elle serait beaucoup plus proche de la femme blanche. C’est vicieux et pernicieux à plus d’un titre.
Dire que je ne suis pas la femme noire est une démarche politique puisque je m’insurge contre un modèle créé pour moi, en mon absence et censé me représenter. Je ne me retrouve pas dans cette assignation-là.
Odome Angone
Terriennes : "Je ne suis pas la femme noire", un chapitre de votre livre consacré à diverses femmes aux parcours variés et brillants tente de déconstruire les stéréotypes auxquels sont assignées les femmes noires.
Odome Angone : Il était important d’inclure ce chapitre dans le livre puisque je suis dans une déconstruction des assignations culturelles, identitaires et sociétales vis-à-vis des corps féminins, africains et noirs. En tant qu’enseignante, il était pédagogique de proposer des figures alternatives, car lorsque vous vous indignez contre des modèles d’assignation, il faut impérativement proposer d’autres figures pour montrer que différents profils de femmes noires existent. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle j’ai choisi de faire un essai et non un roman. La question de l’essai est cruciale car c’est une territorialité politique que l’on occupe à travers la psychologie sociale. Et faire un essai, c’est dire que c’est une étude qui n’est pas l’objet d’une fiction. Ce n’est pas un simulacre ni un fantasme. Mais une réalité. Dire que je ne suis pas la femme noire est une démarche politique puisque je m’insurge contre un modèle créé pour moi, en mon absence et censé me représenter. Je ne me retrouve pas dans cette assignation-là. Moi, je vous propose plutôt d’autres modèles qui sont pour moi le fruit d’une variété possibles et disponibles. C’est pourquoi je fais cette proposition dans le dernier chapitre avant la conclusion, une sorte de synthèse de toutes les réflexions développées dans l’ouvrage. Proposer une piste de sortie pour montrer qu’en nous, on héberge d’abord une humanité et non pas des clichés parce que la femme noire est un cliché politique.
Terriennes : Comment comprendre l'endurance de ces clichés malgré la présence de plusieurs figures féminines noires (Michelle Obama, Christiane Taubira, Louise Mushikiwabo) aux parcours brillants sur la scène internationale.Odome Angone : Le système s’alimente d’éléments de perpétuation de pouvoir. Le cliché en est un. Un cliché sert de sentinelle à un discours dominant pour maintenir les choses en l’état. Le système est aussi avant tout une structure physique à travers des institutions qui l’alimentent, omnisciente à travers les images et le langage qui renforcent son discours. Lorsque ce que vous ressentez, ce que vous mangez, ce qui alimentent votre regard et ce que reçoivent vos sens sont pris en otage par ce système, vous êtes politiquement dominé.
S’en défaire devient une lutte existentielle, parce que la domination s’immisce partout, aussi bien dans l’intime que dans l’espace public, parfois de façon frontale et assez subtilement de façon « joviale » parce que la violence la plus pérenne n’est pas que brutale, elle est aussi psychologique et semble s’installer durablement. Les plus grandes blessures issues de grandes défaites sont aussi l’objet d’un héritage transgénérationnel. Lorsqu’on a été construit comme un bien objectivé, un bien meuble, un objet bouffon pour « amuser la galerie » (quid du racisme récréatif théorisé par Adilson Moreira), en sortir prend du temps parce que le système qui en est l’instigateur et qui s’en nourrit ne vous laisse pas aussi facilement vous en sortir dans la mesure où votre condition d’objet rétro-alimente son pouvoir d’assignation et sa capacité de persuasion pour que perdure le statu quo. On est presque dans « la dialectique du maître et de l’esclave » à la différence que « le maître » ne tient pas à ce que « l’esclave » découvre le tour de passe-passe, sinon la désescalade aboutira à la redistribution et refonte des « rôles ».
On aura donc toujours l’impression que ces femmes sont « exceptionnelles », « atypiques », « uniques », « spéciales », « extraordinaires » alors qu’en réalité d’autres comme elles existent mais ne sont pas assez visibles.
Odome Angone
Lorsqu’on parle des femmes que vous mentionnez, moi, j’ai envie de vous dire que j’en vois d’autres dans la vie de tous les jours, avec un potentiel incroyable, à la seule différence qu’elles n’ont pas toutes accès à la « même » reconnaissance. Il y a des mécanismes de validation et des espaces de reconnaissances institutionnelles qui invisibilisent cette possibilité et ces récits-là. Et c’est vers ces récits-là qu’il faudrait davantage se rapprocher pour renouveler les imaginaires.
En tant qu’enseignante travaillant sur les identités dissidentes, je suis beaucoup sensible à ces questions, d’autant plus que je me suis toujours demandé pourquoi les questions sur lesquelles nous nous exprimons avec véhémence et conviction, dans la vie de tous les jours, ne sont pas présentes dans les espaces institutionnels, notamment les universités ? Pourquoi ces interrogations sont absentes des corpus ? Comme elles sont absentes des corpus et que les universités sont des mécanismes de reconnaissance, de visibilité, de validations des savoirs dans l’imaginaire collectif et individuel, nous avons donc du mal à renouveler les imaginaires depuis ces espaces « de savoirs » pour pouvoir proposer d’autres pistes de lectures. On aura donc toujours l’impression que ces femmes sont « exceptionnelles », « atypiques », « uniques », « spéciales », « extraordinaires » alors qu’en réalité d’autres comme elles existent mais ne sont pas assez visibles, à cause des mécanismes d’invisibilité structurelle savamment orchestrés qui font des « anonymes » des personnes méconnues et donc peu représentées dans ces espaces.
Les femmes africaines subsahariennes, notamment francophones sont souvent habitées par un syndrome d’imposture lorsqu’elles veulent sortir des sentiers battus.
Odome Angone
L’équation est pourtant simple : rééquilibrer la représentativité, déjouer les schémas qui structurent les mécanismes de pouvoir. Sinon on va toujours se retrouver avec les mêmes personnes et on aura l’impression qu’elles sont « uniques », « rares ». Il ne s’agit pas, bien entendu, de remettre en cause leurs parcours, mais de souligner qu’il y en a des tonnes à même de requinquer l’imaginaire de nos filles qui comme nous enfants, risqueraient, de finir orphelines de références. Le fait que ces femmes soient arrivées à ces postes de commandes et à ces instances de pouvoir doit nous interpeller parce qu’elles ont certainement dû se battre pour pouvoir échapper à leurs conditions. Cela ne veut pas dire que tout leur a été donné sur un plateau d’argent. Leurs parcours doivent nous servir d’émulation, de source d’inspiration pour se rappeler, à des moments de doute, que pour nous c’est aussi possible. Il ne faut pas croire que ça a été un chemin facile car elles ont dû faire face aux stéréotypes et aux clichés, en fournissant doublement des efforts pour démontrer leurs valeurs. Pour moi qui travaille dans un espace masculinisé comme l’Université, je sais un peu de quoi il s’agit...
En plein 21e siècle, il semble encore incongru pour des collègues européen(ne)s d’être femme, africaine et universitaire.
Odome Angone
De surcroit, il faut comprendre que les femmes africaines subsahariennes, notamment francophones sont souvent habitées par un syndrome d’imposture lorsqu’elles veulent sortir des sentiers battus. Nous sommes contraintes de toujours justifier notre humanité comme si nous avions été conçues hors de la normalité ambiante. En plein 21e siècle, il semble encore incongru pour des collègues européen(ne)s d’être femme, africaine et universitaire. J’en partage des anecdotes dans Femmes Noires Francophones. C’est pourquoi, même si ça frise le ridicule, je cite dans ce livre des femmes que je connais qui ont des parcours brillants lesquelles, en se détachant des clichés dont elles sont sujettes se retrouvent sans cesse à se justifier face à des attitudes moyenâgeuses. Il y a donc abondamment de combats à mener pour montrer qu’effectivement nous occupons des postes de responsabilités grâce à nos compétences et non pas grâce aux quotas.
Terriennes : Vous êtes à l’initiative de #BalanceTonGoudronnier. Un mouvement ayant permis à des centaines de femmes de témoigner des violences sexuelles et viols subis, au sein même de la famille souvent.Odome Angone : L’idée d’inclure
#BalanceTonGoudronnier dans l’ouvrage
Femmes Noires Francophones a pour but de rendre audible les voix des femmes gabonaises en soulevant la question des viols. Cela permet d’exprimer que les femmes africaines, en l’occurrence les Gabonaises ne sont pas restées muettes et ont pris part au mouvement #MeToo. J’ai d’ailleurs été surprise de remarquer à quel point les parents ont été attentifs sur ces questions-là car ils n’avaient parfois pas imaginé que les agressions sexuelles et tentatives de viols pouvaient être orchestrées par des profils aussi variés, au sein même de la famille. Le but ici est donc de sensibiliser pour mieux protéger les mineur(e)s dans un contexte culturel où la voix des plus jeunes est davantage confisquée.
Terriennes : À travers le chapitre Qui gouverne l’utérus, vous dénoncez certaines dispositions sanitaires obsolètes ne prenant guère en compte le bien-être de la parturiente et de l’enfant. Des dispositions favorisant un taux de mortalité croissant durant l’accouchement. Les femmes sont-elles les grandes oubliées des politiques publiques africaines ?Odome Angone : Il faut quand-même souligner que de façon générale le corps des femmes est très politisé, très mercantilisé et très spéculé. Au Gabon, à l’approche des élections, notamment présidentielles, il va souvent y avoir une série de lois clientélistes pour conquérir l’électorat féminin or ces lois-là ne font pas l’objet d’un suivi assidu dans la pratique. J’estimais que pour un pays comme le Gabon ayant officiellement une politique nataliste, les lois qu’elles votent ou brandissent n’ont pas souvent de suivi sur le terrain. Il n’était plus admissible qu’en 2020 de telles situations se produisent. L’histoire que j’aborde dans le livre et datant des années quatre-vingt est celle de ma mère. Alors qu’elle subissait une césarienne, c’était à un homme, mon père, de décider de la ligature de ses trompes. Ce sceau du patriarcat m’a étonné puisque personne n’a proposé à mon père de subir une vasectomie alors que l’enfant se fait à deux dans un couple.
Aujourd’hui encore, on peut remarquer des situations similaires. Je voulais donc interpeller l’opinion publique nationale et peut-être leur rappeler leurs engagements. Dire que ces engagements datent afin qu’ils puissent les remettre sur la table pour faire un bilan des politiques brandies de façon circonstancielles sans mécanisme d’accompagnement sur le terrain. Je m’insurgeais aussi contre le fait qu’on ne puisse pas admettre qu’un corps qui donne la vie puisse en perdre. On ne peut pas être une femme aujourd’hui et mourir le pied à l’étrier en voulant donner la vie. Mon indignation porte sur l’urgence d’analyser ces questions afin de les remettre à l’ordre du jour parce que ce sont des questions actuelles.
Terriennes : Comment comprendre le silence des féministes en Afrique francophone sur les questions liées à l’avortement, à l’homosexualité et à la transidentité ?Odome Angone : Des pesanteurs culturelles enracinées l’expliquent sans doute. C’est pourquoi je vous parlais tout à l’heure de cette visibilité à l’international des féministes anglophones ou des femmes vivant dans l’espace anglo-saxon. Vous voyez, tout au long de mon discours, je puisse mes références dans l’espace anglophone peut-être aussi parce que nous ne nous lisons pas assez. Une autre paire de manches. Je ne sais pas si c’est un retard politique ou la faute à certaines pesanteurs fortes qui influencent certains mouvements féministes.
Il faut savoir qu’il y a au sein même des mouvements féministes subsahariens des sous-secteurs et des écoles de pensée avec des accointances politiques et des objectifs différents. J’observe par moment, dans l’espace francophone, un féminisme embourgeoisé contre lequel je m’insurge car il n’est que le prolongement du patriarcat. On y voit certaines femmes nommées à des postes de responsabilité devenir des paravents de l’état d’avancement des droits des femmes dans certains pays alors qu’en réalité, elles ne travaillent pas dans le sens de la libération des autres femmes. Elles semblent enclines à éclipser les récits de celles qui ne partagent pas leur vision du monde ou leur bord politique. Ce sont souvent des rencontres sectarisées avec des femmes dont les parcours sont le fruit de redevance partisane avec une logique d’assujettissement à une idéologie étroite. Elles semblent aveugles à une réalité diversifiée, refusent de « voir » la féminisation de la précarité, n’aborderont donc pas les questions de fonds qui permettraient de mener plusieurs luttes de façon inclusive car lorsque l’on parle de lutte de libération des femmes, en principe, on devrait inclure toutes les injustices intersectionnelles, parce qu’être une femme est « une condition ». En l’occurrence les questions de classe, de genre, de validisme, du choix à disposer librement de son corps, de sa sexualité doivent être traitées aussi.
L’homophobie est un sexisme très fortement enraciné parce que l’on a justement établi les relations vis-à-vis des hommes et des femmes comme étant des formats qui ne pourraient être autrement vécus que selon un angle purement hétéronormatif.
Odome Angone
Respecter l’homosexualité c’est respecter le choix de chacun(e) à disposer de sa sexualité. J’ai été homophobe pendant longtemps jusqu’au jour où j’ai compris que l’on ne pouvait pas combattre les injustices qui nous touchent en restreignant d’autres au motif qu’elles ne nous concernent pas. Je crois d’ailleurs que l’homophobie est un sexisme très fortement enraciné parce que l’on a justement établi les relations vis-à-vis des hommes et des femmes comme étant des formats qui ne pourraient être autrement vécus que selon un angle purement hétéronormatif. Du coup, toutes les personnes qui ne s’aligneraient pas à ce mécanisme hétérosexuel seraient considérées d’emblée comme des corps « anormaux » et des sexualités « dissonantes ».
Plusieurs questions sont souvent liées à des pressions culturelles, des injonctions sociétales à décortiquer froidement parce qu’il y a beaucoup de féminismes homophobes, validistes, classistes et snobinards. C’est dommage.
Terriennes : Depuis plusieurs semaines, en France, le syndicat étudiant, l’UNEF est sous le feu des critiques après les déclarations de sa présidente, Mélanie Lucie sur l’organisation des réunions non-mixtes. Quel regard portez-vous sur ces questions-là ?Odome Angone : De façon générale, en situation d’oppression, les espaces non mixtes représentent des lieux de recueillements et de refuge pour littéralement respirer, souffler un moment, hors des radars panoptiques. C’est reposant de se trouver dans un espace où vous n’avez pas l’impression d’être sous surveillance, où votre parole ne sera pas d’emblée niée, où vous n’avez pas à vous justifier sans cesse, où l’on n’attendra pas plus de vous que l’on est prêt à vous donner.
En situation de négationnisme comme en France et dans la plupart des pays européens où une loi de l’omerta nie royalement le racisme et l’idée de race et ses conséquences, un espace non mixte est à la fois un espace de cure et un espace dissident pour soulever les questions qui fâchent et qu’on n’aborde que par des euphémismes démagogiques. Dire espace « non mixte » est un euphémisme pour ne pas nommer des espaces composés majoritairement ou exclusivement de membres issus de communautés qui font partie de la catégorie « autre(s) » dont « les Noir(e)s », « les Arabes », « les migrant(e)s », « les Afrodescendant(e)s », « les inclassables » aux origines « sulfureuses » en fait. Il s’agit de ceux et celles qui ne font pas partie de la catégorie construite comme « blanche », à qui échoit la « norme », la « neutralité », « la science », « le savoir », « le bon accent », « la bonne couleur de peau », « le beau cheveu », « les récits méritoires étudiés dans les écoles », « les langues parlées dans les circuits administratifs », etc.
Vous savez, tous les jours, la « non mixité blanche » s’exprime de façon décomplexée dans la structure de perpétuation du pouvoir. Evidemment, elle n’est pas perçue comme problématique ou excluante, parce que c’est elle qui est érigée en censeur de la distribution des rôles et en recteur de l’universalité. La non mixité blanche traverse même les frontières et occupe les territoires politiques « autres » dans d’autres continents sans que cela n'émeuve outre. C’est « norm-al » …
Je comprends la non-mixité des collectifs minorisés comme un essoufflement pour reprendre haleine, un moment de répit pour faire le point, un espace d’empathie, une sonnette d’alarme pour être entendu hors des zones de confinements structurels et des quarantaines systémiques. Beaucoup n’ont découvert le terme « confinement » qu’en 2020 avec la crise sanitaire liée au covid-19. Or, il y a des corps qui naissent déjà redevables d’on ne sait trop quoi et que l’on doit physiquement confiner, dès leur premier vagissement. Leurs corps sont construits comme des nids à contagion à maintenir, dès lors, en quarantaine pour ne pas littéralement qu’ils envahissent ou contaminent des espaces qui leur sont d’emblée refusés.
L’universalisme français n’embrasse pas toutes diversités, puisque sa cécité structurelle nie l’idée même de la race comme projet politique, c’est pourquoi les collectifs exclus qui vivent dans la vie quotidienne un racisme profond ont besoin de se réunir pour se donner de la force de continuer.
Terriennes : Des préconisations pour faire évoluer la situation ?Odome Angone: Pour faire évoluer la situation, il faudrait souscrire à des politiques inclusives et comprendre qu’aujourd’hui les minorités n’entendent plus qu’on parle en leurs noms ! Les leaders d’opinion qui ont émergé des réseaux sociaux, permettent de comprendre que la digue cède progressivement. Les nouvelles générations ne s’alimentent plus d’endoctrinement stérile. Elles cherchent des stratégies de contournement hors des sentiers battus, pour faire entendre, coûte que coûte, leurs voix/voies. C’est pourquoi le renouvellement des imaginaires coule de source. Mon essai a d’ailleurs été rendu possible grâce à la synergie promue par les cybersororités. Savoir que ce que vous vivez n’est pas un cas isolé, que vous êtes plusieurs à le vivre donne du courage pour arriver au bout de sa peine.
J’ai rédigé
Femmes Noires Francophones pour faire ce que l’on appelle maladroitement de
l’activisme académique. C’est-à-dire remettre en question les théories épistémicides qui circulent de façon décomplexée au sein des institutions sans riposte, faire émerger les récits habituellement inaudibles des espaces de reconnaissance institutionnelle comme le sont les Universités et les laboratoires de recherches. Vous savez, je suis souvent obligée de reformuler des corpus, d’anticiper en publiant des articles dits scientifiques pour littéralement procréer des alternatives lorsque les sujets sur lesquels je veux travailler au sein des Amphis ne sont pas référencés dans des ouvrages « reconnus ». Chemin faisant, j’ai compris que la pratique précède la théorie et que la scission entretenue entre théorie et pratique n’est qu’une division classiste, sélective, excluante.