Femmes pionnières : Madame Decourcelle, première femme taxi ?

Etre chaufferesse, chauffeuse, ou chauffeure de taxi au début du siècle dernier relevait d'un parcours parsemé d'embûches. Bien plus pénibles encore que le code de la route : les préjugés. Deux femmes relevèrent pourtant le pari : Madame Decourcelle et Mademoiselle Pohlen.
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Decourcelle femme taxi
Madame Decourcelle encaisse un client. Puisqu'elle était la première femme à exercer ce métier, il sera édité de nombreuses cartes postales où on la découvre seule avec sa voiture, conversant avec des gens, conduisant dans les rues de Paris...
(capture écran)
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Qui fut vraiment la première ? Madame Decourcelle ? Mademoiselle Pohlen ?

Nous sommes début avril 1908. Les journalistes font cortège autour de Madame Decourcelle. L'info est là, souriante. L'info, aujourd'hui, c'est elle, cette femme d'une trentaine d'années. Elle vient d'obtenir le précieux sésame qui va lui permettre de conduire ses premiers clients en qualité de "chaufferesse". 
La presse se presse.
Trop peut-être. 
Parce que le 7 avril, le quotidien Le Journal reçoit une visiteuse très remontée.

Le féminisme conquiert peu à peu tous les métiers.

Le rédacteur en chef du quotidien Le Journal

Pohlen
Madame Gaby Pohlen
(DR)
La première femme "chauffeuse-taxi", c'est elle  ! Ce n'est pas Madame Decourcelle ! Son nom ? Mademoiselle Pohlen. Courroucée, elle revendique le titre et produit même des documents. Ils attestent ses dires. Son permis de conduire, en effet, date de mai 1906, soit deux ans plus tôt que sa rivale.

Le papier stipule qu'elle a le droit de conduire "toutes voitures à pétrole ou électriques ".
Ce serait donc elle la première ?
Le rédacteur en chef du quotidien ne  s'embarrasse pas d'une polémique. Le lendemain, le 8 avril 1908, Le journal publie donc  les portraits des deux femmes en médaillon :
 
femme chauffeuse de taxi
(capture d'écran)
L'article évoque "la courtoise émulation" qui met en rivalité les deux femmes.
On apprend à cette occasion que Gaby Pohlen a un rêve, celui de disputer une course automobile et que  "sa plus belle sensation, c'est d'avoir grimpé la côte de Picardie à 75 à l'heure". Du sérieux.

Après quelques commentaires sur les tenues respectives des deux "chauffeuses-taxi", (les voitures de l'époque n'avaient ni pare-brise, ni toit, et les pilotes devaient se vêtir en conséquence), l'article se poursuit par un visionnaire : "Le féminisme conquiert peu à peu tous les métiers" et il s'achève ainsi : " Sachons-en en sourire aussi longtemps que les femmes chauffeuses se présenteront sous des traits aussi plaisants que ceux de Mlle Gaby Pohlen, première chauffeuse des taxis-autos parisiens".

La petite histoire de l'automobile ne retiendra pourtant que le nom de Mme Decourcelle... Parce que, sans doute, cette dernière fut la première chaufferesse bi-qualifiée, possédant deux diplômes, celui de cochère et de chaufferesse.

 
Les chaufferesses gagnant leur vie dans l’exercice de leur métier paraissent aussi invraisemblables que les femmes astronomes et les femmes ingénieurs
Le Figaro, édition du 5 août 1905

Taxi, un marché à prendre

L'examen de chaufferesse, validé par la Préfecture de police, est tout sauf une promenade d'agrément. Il exige une bonne connaissance du véhicule (les cochers, eux, doivent prouver leurs connaissances  en matière de médecine équine et d'entretien du cheval) et chaque postulant .e doit appliquer les dix articles du  code de la route et
Decourcelle femme taxi
Madame Decourcelle avant de passer au véhicule à explosion
(carte postale ancienne)
démontrer que les rues de Paris et de sa banlieue n'ont désormais plus aucun secret pour eux. 

Idem pour les taximètres. Les postulant.es sont interrogé.es sur ces appareils qui calculent le montant de la course en fonction de la distance parcourue et du temps passé à l'intérieur du taxi.

Paris, à cette époque, ne connaît ni feux rouges ni panneaux indicateurs de rues.  Enfin, la vitesse ne doit pas exceder 30 km/heure.

Rien d'évident.

Mais il y a un marché à prendre. La voiture fait rêver et ce rêve ne fait que commencer.
Quelques années auparavant, en  1902, a eu lieu la première "Exposition internationale automobile " qui a rencontré un très vif succès.

En 1906, la France, qui compte alors  21 523 voitures, est à la pointe de cette industrie naissante. Près d'une voiture sur deux dans le monde est française. 
Le pays comptera 57 constructeurs automobiles en 1910, 155 en 1914 !
 

Une marmelade de clichés sexistes

Mais le plus coriace pour devenir chaufferesse est certainement la lutte contre les préjugés. Une femme au volant d'un taxi ? Et puis quoi, encore ?

Le Figaro, dans son édition du 5 août 1905 publie un article qui résume bien la situation. Sous le titre "Les femmes et l’automobile : peu d’avenir !", on peut lire cette marmelade de clichés sexistes : "Un médecin de New-York recommande à ses patientes nerveuses la conduite d’une automobile, car elle est une formidable école de sang froid. Cependant, pour les femmes distraites, les plus nombreuses, elles sont irrécupérables. En résumé, il est très probable que l’art de conduire une automobile ne devienne jamais un métier de femmes, car il n’existe pas de carrière où les imperfections habituelles du caractère féminin puissent aboutir à d’aussi effrayants résultats. Le XXe siècle, avant d’arriver à sa fin, verra passer entre les mains des femmes les professions de médecin, d’avocat, de professeur, d’écrivain, de chimiste, mais les chaufferesses gagnant leur vie dans l’exercice de leur métier paraissent aussi invraisemblables que les femmes astronomes et les femmes ingénieurs." Il ignorait que, un siècle plus tard, les femmes, considérées comme meilleures conductrices, paieraient moins cher leurs primes d'assurance automobile...

Pendant quelque temps, les femmes-taxi occupèrent l'actualité. Il y eut même les prémisses d'une mode. Emprunter une voiture pilotée par une femme était nouveau, chic et très snob. Les clients se pressaient. Tout le monde voulait raconter son expérience avec une femme aux commandes. 

Mais leurs homologues masculins, bientôt, cessèrent de ricaner. Il y avait un danger dans cet engouement inattendu : celui de voir fondre leur chiffre d'affaires. Alors pour atténuer cette concurrence naissante, quelques chauffeurs se décidèrent à employer les grands moyens : ils se déguisèrent en femmes !  Mais l'affaire ne dura pas.