Fil d'Ariane
Fernande Olivier, "c'est à la fois un regard sur la condition féminine du début du siècle, très cru et réaliste, et une travailleuse, multipliant les petits boulots pour rester indépendante hors mariage, une femme forte, extrêmement intelligente dans son écriture et dans son regard sur la société et les artistes", explique l'historienne de l'art Cécile Debray.
Pour Nathalie Bondil, commissaire de l'exposition "Fernande Olivier et Pablo Picasso", au musée de Montmartre jusqu'au 19 février 2023 , c'est "une femme forte, résiliente. Une survivante, dirions-nous aujourd'hui, même si elle-même si disait assez orgueilleuse, fière et indépendante. Son destin est profondément bouleversant, parce que c'est elle, mais aussi parce que c'est celui de beaucoup de femmes, hier et aujourd'hui."
La vie de Fernande Olivier, de son vrai nom Amélie Lang, en dit long sur la condition féminine au début du XXe siècle. Abandonnée par ses parents, elle est éduquée par une tante dans un milieu petit bourgeois : "Fernande est issue d'une union non officielle. C'est une enfant bâtarde qui n'est, dans un premier temps, pas reconnue par sa mère et confiée à des proches de son père, son géniteur. Considérée comme comme une bâtarde, elle fait figure de 'deuxième classe' dans cette famille petite bourgeoise," explique Nathalie Bondil, muséologue et historienne de l'art.
Le viol est davantage considéré comme une atteinte à l'honneur et à la filiation, plutôt qu'une atteinte au corps des femmes.
Nathalie Bondil
A 17 ans, celle qui s'appelait encore Amelia Lang est mariée de force à un homme violent : "Fernande est une très belle, bien éduquée, un peu indolente – et elle se fait séduire un homme plus âgé qu'elle, qui l'enlève et la viole," raconte la commissaire de l'exposition. Elle se trouve alors contrainte à se marier avec son violeur. "C'est un mariage de réparation, ce qui est terrifiant, puisque le viol est alors davantage considéré comme une atteinte à l'honneur et à la filiation, plutôt qu'une atteinte au corps des femmes".
Paul Percheron, ce mari qu'elle va fuir : "Elle subit les agressions verbales et physiques de son mari, qui la viole constamment." De ce mariage cauchemardesque va naître un enfant. Et puis un jour, son mari l'entaille avec une carafe. A 19 ans, la jeune fille décide alors, selon ses mots, de "fuir cet enfer" : "Elle va s'échapper dans Paris au moment de l'exposition universelle de 1900, avec rien en poche, explique Nathalie Bondil. Amélie Lang doit désormais subvenir à ses besoins, devient modèle et change de nom – probablement pour que son mari ne la retrouve pas, mais aussi parce que le métier de modèle n'est pas très bien considéré".
Ce qui est touchant dans son histoire, c'est qu'elle est un cas emblématique de tant d'autres à l'époque.
Nathalie Bondil
Jusqu'en 1907, les femmes mariées ne pouvaient pas toucher directement leur salaire. C'est pourquoi Fernande, échappée de son mariage, tient tant à son indépendance : "Elle veut échapper aux agressions, mais aussi, une fois parvenue à l'indépendance financière, ce qui est très difficile vu l'émancipation des femmes à l'époque, elle veut pouvoir conserver son salaire et son nouveau nom, Fernande Olivier. Ce qui est touchant dans son histoire, c'est qu'elle est un cas emblématique de tant d'autres à l'époque", confie Nathalie Bondil.
Depuis l'âge de 15 ans, la jeune Amélie tient un journal où elle consigne ce qu'elle subit. Elle raconte, par exemple, qu'elle se débat lorsqu'un "oncle" tente de l'abuser lors de vacances en famille. "On voit déjà comment peut s'opérer ce genre de prédation au sein des foyers", remarque Nathalie Bondil. Ensuite, quand elle se marie avec cet homme qui la violente en permanence, elle raconte ses cauchemars, la peur au quotidien, les insultes. "C'est très frappant, parce que ce type de témoignage est rare, qui ne tient ni du romanesque, ni du feuilletonesque, ni des registres de police. Elle en parle avec distance, car il y a une certaine décence à respecter. En même temps, elle emploie des mots assez précis pour que l'on puisse deviner ce qui se passe. Cette crudité, cette vérité, elle l'écrit pour elle-même."
"C'est une époque où l'on ne parle pas de ces choses-là, alors le journal intime est souvent un support pour les femmes qui lui confient leurs chagrins, leurs émotions, tout ce qu'elles ne peuvent pas dire dans une société pudibonde où les jeunes filles sont livrées comme des oies blanches au mariage, explique la commissaire de l'exposition. Leur destin est d'être bonne épouse, mère au foyer, et d'assurer la descendante, avec, en cadeau, la virginité et la dot."
A 19 ans, la future Fernande Olivier a cet extraordinaire geste d'émancipation : partir, sans un sou en poche, sans rien savoir : "Je ne sais même pas me peigner les cheveux", dit-elle alors. Les femmes n'étaient pas du tout formées à être indépendante. Et puis avec le mariage venait l'enfermement – son mari gardait ses chaussures pour qu'elle ne puisse pas sortir. Seules les femmes qui en avaient besoin exerçaient de petits métiers, mais ce n'était pas du tout accepté par les codes de la bonne bourgeoisie qui fut le milieu d'Amélie Lang. "Quand elle prend la décision de fuir et de quitter Paul Percheron, elle sait qu'elle ne pourra plus revenir auprès d'une famille qui la rejette, elle, cette bâtarde qui s'est fait faire un enfant."
Elle doit vivre sa vie, subvenir à ces besoins, quitte à "même être domestique" dit-elle. Elle s'aventure seule dans Paris, face à son destin, avec un courage à la mesure de l'extraordinaire dépendance et infantilisation que subissaient toutes les femmes.
Dans une agence de placement, la jeune femme livrée à elle-même fait la connaissance d'un jeune sculpteur qui lui propose de poser en échange d'un logement. Ils ont une aventure, mais alors qu'elle commence à travailler et à économiser, lui ne gagne rien et n'hésite pas à piocher dans sa bourse. Alors quand elle le surprend au lit avec une très jeune fille, elle part. Elle sait, désormais, qu'elle peut s'assumer.
Fernande sera la seule compagne de Pablo Picasso, avec Françoise Gilot, à l'avoir quitté.
Nathalie Bondil, commissaire d'exposition
Modèle professionnelle, désormais, Fernande Olivier tient à son indépendance financière et à la garder – une indépendance chèrement acquise, car elle travaille beaucoup. Arrivée en 1901 au Bateau-Lavoir, une résidence d'artistes bohèmes et un lieu de création fertile à Paris, sur la butte Montmartre, elle rencontre Pablo Picasso en 1904. Elle sera sa compagne jusqu'en 1912.
Fernande Olivier se considère comme un modèle ; elle ne se décrit jamais comme une muse. "C'est l'un des rares métiers qui, à l'époque, étaient mieux payés pour les femmes que les hommes, un métier exigeant, qui demande rigueur et endurance physique," explique Nathalie Bondil.
La jeune femme est très prise. Elle pose pour des artistes académiques de renom qui la recommandent aux Beaux-Arts, et même au prix de Rome. Dans son journal intime, elle raconte ses poses et ce métier qu'elle fait avec beaucoup beaucoup de sérieux. Elle parle de ses emplois du temps, de la fatigue et de la rigueur exigée.
Elle évoque aussi la possibilité de s'extraire de soi-même, de s'évader de ce corps qu'elle offre, souvent dans sa nudité. "Je ne peux pas m'empêcher de voir là une dissociaion mentale que subissent les victimes d'abus sexuels. C'est assez frappant pour que l'on puisse se poser la question," remarque Nathalie Bondil.
Elle accueille d'un haussement d'épaule les réflexions désobligeantes des bourgeois qui pensent que les modèles couchent avec leurs artistes : "Il ne lui arrive qu'une seule fois d'avoir ce genre de déboire, avec le peintre italien Boldini. Elle se débat, s'enfuit et jure quelle ne reposera plus jamais pour lui," raconte la commissaire d'exposition.
Au-delà de son rôle de modèle, Fernande Olivier exprime un avis esthétique sur la peinture. Une loge à la tauromachie, ce grand tableau peint par Richard Canals en 1904 est l'un des rares portraits d'elle dans lequel elle se reconnaît. Alors qu'elle pose pour des peintres académiques qu'elle apprécie moins, c'est cette représentation, de style plus moderne, qu'elle préfère. "Elle y figure (à gauche, de face, au balcon) avec sa grande amie Benedetta Canals (en jupe bleue), d'origine italienne, elle aussi modèle. Toutes deux vivent au Bateau-Lavoir et posent pour Richard Canals, un artiste catalan de la bande à Picasso. C'est une oeuvre très impressionnante de délicatesse, surtout les visages, les mains, les mantilles et l'éventail."
Fernande Olivier est la seule femme du peintre, avec Françoise Gilot, à avoir écrit du vivant de Picasso, ce qui n'était pas forcément pour lui plaire, ni à ses compagnes consécutives. Et pourtant elle restera toujours très correcte envers Picasso face au public.
Pendant les longues heures de pose que lui impose son métier de modèle, Fernande Olivier sublime des moments d'évasion grâce à un talent littéraire qui donnera naissance à deux livres. Picasso et ses amis, publié de son vivant en 1933 avec le soutien de l'écrivain Paul Léautaud, décrit l'ambiance du Bateau-Lavoir, avec tous les amis et compagnons extraordinaires qu'elle a pu cotoyer quand elle vivait avec Picasso. Loin d'être une potiche, elle avait son propre jugement et une opinion avertie sur son environnement. Elle décrit avec beaucoup de finesse, voire d'ironie, et d'intelligence ce monde qu'elle cotôyait au Bateau-Lavoir.
Souvenirs intimes est un ouvrage posthume, édité en partie en 1988, après la mort de Fernande Olivier, en 1966, et aujourd'hui épuisé. "C'est ce journal, dont nous attendons la réédition plus complète, qui parle de son métier de modèle, des abus qu'elle a subis quand elle était jeune. Ce sont des aspects particulièrement touchants de son témoignage. Elle y parle de manière très claire, factuelle, concrète de cette très grande difficulté qu'elle subi au quotidien, jeune fille, puis jeune femme mariée, de ces violences conjugales et de son métier de modèle," explique Nathalie Bondil. Autant d'aspects évacués de Picasso et ses amis, écrit de son vivant, d'où elle restait volontairement en retrait.
Depuis la mort de Pablo Picasso, en 1973, à Mougins, sur la Côte d'Azur, plusieurs voix se sont élevées pour en dresser un très sombre portrait, celui d'un homme violent et destructeur, n'hésitant pas à abuser de très jeunes femmes.
À l'occasion de la 5ème édition du festival "Les femmes s'exposent" à Houlgate, rencontre avec la photographe @anais.boudot. L'objet de son oeuvre : mettre en lumière les femmes , compagnes, muses du peintre Picasso, qui ont été oubliées en tant qu'artistes à part entière. pic.twitter.com/RpX7FzsUBZ
— TERRIENNES (@TERRIENNESTV5) June 30, 2022
"Alors que l'on parle beaucoup de cancel culture, je crois qu'il est important de parler de context culture, de remettre les choses en situation," explique Nathalie Bondil, commissaire de l'exposition. Fernande Olivier n'avouera jamais à Picasso qu'elle est mariée. Elle ne divorcera jamais, car elle n'ose pas retrouver ce mari, dont elle a une peur bleue. "On sait qu'il est décédé à l'asile des grands aliénés de Villejuif en 1904, preuve de la gravité de son état de santé. Elle qui s'est tant battue pour exister en tant que Fernande Olivier mourra veuve Percheron en 1966."
C'était aussi une époque où les hommes lisaient la correspondance des femmes, légalement considérées comme mineures. Une époque où, même si le divorce est autorisé depuis 1886, il reste très peu accordé. Les questions de violences conjugales sont honteuses et il faudra attendre Gisèle Halimi, un siècle plus tard, avec le procès de Bobigny, puis le procès des viols dans les années 1970, pour que ces violences soient enfin reconnues. Pour que les violences conjugales soient acceptées comme telles, il faut attendre encore plus longtemps, dans les années 1980, voire les années 2000 pour qu'elles soient considérées comme plus graves que les violences sexuelles sur personnes inconnues.
"Toutes les questions abordées par le témoignage de Fernande Olivier acquièrent toute leur force à l'aune des avancées obtenues depuis, mais aussi au regard de tous les autres combats à mener dans d'autres pays du monde. Il nous faut féliciter toutes les femmes qui se sont battues pour davantage d'indépendance, mais aussi pour que nous restions vigilantes, car il y a encore des combats à mener – dans beaucoup de pays du monde, le mariage de réparation, par exemple, existe toujours," remarque Nathalie Bondil.
Nathalie Bondil souligne combien il est important de continuer à raconter ces histoires d'émancipation, comme celle de Fernance Olivier, car "beaucoup de jeunes ne connaissent pas ce long trajet de la libération des femmes. C'est un très long cheminement légal et sociologique, et Fernande témoigne de faits qui, hélas, sont très peu connus."
Bien sûr, il y a les enquêtes policières et les procès verbaux, mais les mémoires secrètes et les correspondances privées ont disparu, déplorent les historiennes comme Michelle Perraud ou Anne Martin-Fugier, qui ont beaucoup travaillé sur ces questions. Dans ce contexte, le témoignage de Fernande Olivier acquiert une force et une dimension inédites.
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